Famille Margueritte et Michel Hadjianastassiou

Ils étaient Grecs. Marguerite, du moins, l’était à coup sûr. Elle venait de l’ile de Milos, dans l’archipel des Cyclades. Pour Michel son époux,d’aucuns le prétendaient Turc.
Marguerite était devenue par son mariage Mme Anastasiou, alors que Michel répondait au patronyme d’Hadjianastassiou, le préfixe Hadji marquant la qualité d’homme dans les sociétés meso-orientales.
Ils étaient arrivés au début des années vingt, avec la grande vague poussée par les troubles liés à l’île de Chypre. Comme beaucoup d’immigrants pauvres de l’époque, ils avaient tout naturellement atterri dans les vieux quartiers de Marseille et s’y étaient installés vaille que vaille, la couleur très méditerranéenne de cette société ayant sans nul doute facilité leur intégration. Michel était menuisier de son état, comme en témoignaient deux doigts coupés que je considérais avec autant de respect que de vague répulsion enfantine. Il avait ainsi pu trouver un emploi leur permettant de subsister. La naturalisation française avait suivi quelques années plus tard.
Ils logeaient au rez-de-chaussée de notre immeuble, dans deux pièces comme tous les gens du quartier. Mais des enfants étaient nés, deux filles et deux garçons. Un troisième garçon, l’aîné de tous, était mort en bas âge. Ils avaient donc dû s’organiser pour se loger dans le peu d’espace dont ils disposaient, le seul lit disponible étant bien entendu réservé aux parents. Au-dessus, Michel avait bricolé une soupente en bois qui accueillait toute la marmaille sur des matelas posés à même les planches. On y dormait, on y jouait aussi, et j’ai souvenir d’y avoir pris ma bonne part des joyeuses cabrioles qui s’y déroulaient, au grand dam de Marguerite, inquiète autant pour notre intégrité physique que pour son matériel.
Leur appartement était le seul de l’immeuble à disposer de deux pièces sur le même niveau. un long couloir obscur, utilisé en partie comme débarras, reliait la chambre à une cuisine aussi exiguë que toutes les autres, mais encore plus sombre car située au fond du « puits » dont j’ai déjà parlé. Une porte-fenêtre, prolongée par une échelle en bois, permettait en principe de descendre dans la mini-courette au niveau des caves. Mais le peu de jour, ainsi que les rats aussi nombreux qu’énormes qui colonisaient les lieux, en interdisaient plus ou moins l’utilisation sinon l’accès. Je ne vois d’ailleurs pas très bien ce qu’on aurait pu y faire, rien ne pouvant y être entreposé pour les raisons sus-indiquées et à cause de l’humidité et de l’insalubrité ambiante.
Michel, craignant la remontée des rats, avait au demeurant supprimé purement et simplement l’échelle. Pour être complet concernant ce logement, j’ajouterai que la porte d’entrée en était située juste à côté du WC commun à l’immeuble, dont j’ai déjà évoqué le parfum particulier :
Quelques années après leur arrivée, alors qu’ils commençaient tout juste à émerger de ce qui ressemblait fort à de la misère, d’inqualifiables voyous sont venus les cambrioler : Profitant de leur situation au rez-de-chaussée et d’un dimanche après-midi relativement désert, ils ont approché une camionnette et tout emporté, objets et meubles, ne laissant par dérision que quelques menues monnaies en évidence sur un petit guéridon. Les rares voisins à avoir vu quelque chose ont cru à un déménagement régulier. Heureusement, la solidarité du petit peuple a joué à plein, et leur a permis de « tenir le coup », le temps de reconstituer à partir de zéro une vie à nouveau mise à mal.
Ma mère, que son emploi de femme de salle à l’hôpital de l’Hôtel-Dieu (elle n’a été que beaucoup plus tard aide-soignante) appelait à partir très tôt le matin, avait confié à Marguerite, sans doute contre une modeste contribution, le soin de me lever et de me faire déjeuner avant le départ pour l’école. Je me souviens des matins où je rechignais à sortir du lit et où sa voix chantante m’abreuvait de qualificatifs qui, bien qu’exprimés dans la langue d’Homère, indiquaient clairement ce que j’avais à faire.
J’entends encore quelque chose comme « gourrrouni » (avec de nombreux « r »), sans doute équivalent de « garnement » ou de je ne sais d’encore moins favorable pour moi. Le fait que même plus tard elle ait toujours refusé de me le traduire m’a toujours laissé assez perplexe ... Je sens aussi le froid du gant mouillé, dernier argument pour me faire émerger et prémices d’une toilette dont, vraiment, je n’apercevais pas l’absolue nécessité.
La position stratégique qu’elle occupait au rez-de-chaussée permettait aussi à Marguerite de me surveiller, voire de me récupérer lorsque, à la faveur d’une étude supprimée par exemple, je trainais un peu trop dans la rue en l’absence de mes parents. De ce fait, j’étais souvent chez elle, partageant les jeux et le goûter de ses propres enfants.

Elle confectionnait à merveille tout un tas de confiseries orientales et m’en faisait évidemment profiter. Mes préférés étaient de loin les loukoums (que nous appelions, Dieu sait pourquoi, les « ratakoums ») et le halva. Par contre, j’ai fini à la longue par ne plus aimer son flan, beaucoup trop chargé en cannelle, et je détestais franchement ses youghourts. Inconnus à l’époque sur le marché, elle les fabriquait elle-même selon une recette ancestrale. Auprès d’eux, les « goût bulgare » actuels prendraient presque l’allure d’une douce crème pâtissière ! Il s’agissait en fait d’un lait vaguement caillé, acide et aigre à la fois, nanti parait-il de toutes les vertus, et que Marguerite s’évertuait à me faire avaler. Je ne comprenais pas pourquoi elle s’obstinait à fabriquer quelque chose d’aussi mauvais, osant prétendre au surplus que c’était délicieux et bon pour la santé.
Je m’entendais très bien avec une des deux filles, prénommée Hélène et plus âgée que moi d’un an ou deux, à tel point que je proclamais partout mon intention de l’épouser sans trop tarder Par contre, c’était la guerre ouverte avec son aînée Irène, plus pétulante et que son grand âge poussait à s’arroger des droits de surveillance sur nos faits et gestes. Les deux garçons étaient beaucoup plus jeunes. J’avais six ans lorsque Georges (dit « Jojo ») est né. Je n’ai pas connu Ange, le dernier, venu au monde beaucoup plus tard. À cette tribu juvénile s’ajoutaient les rejetons de la famille Cotronakis, dont la mère était sœur de Marguerite.

D’après "Marguerite et Michel" Extrait p.95 Marseille au cœur - Marcel Olive

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