LDE carnet de route p.99 1918
Devant nous la ligne déployée du 2e Bataillon reçoit du 77. L’ennemi tire à balles d’une dépression dont nous atteignons les premières pentes. Sur la prairie des taches bleues tendres : les morts du 2e Bataillon. Des appels s’élèvent d’herbes en feux. Odeur de chair grillée, un corps se tortille dans les flammes. Des cris : « Mon bras ! mon bras ! ... » et on avance, et la ferme est dépassée, et voici les premières maisons d’un village. Le Bout du Mont.
L’ennemi est dans le ravin, derrière le village. Nous dépassons les Compagnies du 23e R. I., allongées à terre et décimées. La relève est faite.
Maintenant des gerbes de balles fouillent l’air avec des bruits d’oiseaux en fuite. Courbés, nous pénétrons dans un chemin creux, le talus de gauche nous protège des balles. Mes hommes collent derrière moi et je devine dans leurs yeux une grave résolution.
Voici un carrefour devant nous ; des hommes le franchissent au pas de course sous des gerbes de balles. Certains tombent et roulent en boule. Un 150 vient de s’écraser sur notre gauche et rejette sur nous une grappe humaine. De nouveaux obus soulèvent des geysers de fumée, la situation devient critique. Tués et blessés culbutent.
Le Colonel du 23 nous croise en accélérant le pas et déclare au Capitaine Cléry : « Je n’ai pas à vous cacher que vous allez rencontrer une forte résistance ».
C’est notre tour pour le carrefour.
D’un bond, sous des balles qui zébraient l’air, je l’ai passé et mes hommes m’ont suivi sans casse. À l’abri derrière les maisons on peut apercevoir un bois situé au bas de la pente d’où l’ennemi tire. La sortie du village sera dure.
Sur un brancard porté par 4 épaules, un jeune sous-lieutenant, le visage livide est emporté.
La première vague est partie du village, dévale la pente, se dirige vers le bois. Nous la voyons progresser par bonds dans les hautes herbes, baïonnettes hautes. À chaque bond, des corps plient et s’affaissent, mais bientôt elle s’arrête, épuisée, fondue dans les herbes. Plus rien ne bouge. Nous attendons anxieux... des minutes passent. Allons-nous aussi être jetés contre ce bois meurtrier ? Mais un spectacle incroyable se déroule sous nos yeux. Une file de soldats, sans armes, sans équipements, chargés de caisses et de tubes est descendue du village.
━ C’est la Compagnie de discipline, s’écrient des connaisseurs, qui amène le matériel d’ obusiers Stock.
Froidement, sous les balles, comme à l’exercice, les pièces sont mises en batterie, derrière la vague d’assaut ; dans une joie bruyante nous assistons au déluge d’obus Stock qui s’abattent sur le bois, le noyant lentement dans un nuage de fumée.
D’ici, nous admirons les trajectoires des dizaines de projectiles qui foncent en masse sur le nid de résistance. Écrasée, la forêt est devenue muette, la vague d’assaut est repartie avec un élan furieux et nous l’avons suivie au pas de course. L’ennemi est en fuite, la poursuite enivrante nous conduit dans la plaine où des allemands bras levés se rendent.
Les unités se sont morcelées et dispersées dans les bois et futaies.
Mon groupe est rattaché à une section de la 2e Compagnie. Après une légère pause au pied d’une petite Crête, nous reprenons la progression à travers une clairière fraîche où le coucou a repris déjà son chant pacifique.
Ces groupes d’hommes qui disparaissent pour ensuite reparaître plus loin, ce sont des boches qui déguerpissent à notre approche ; traqués par nos fusants, ils se replient sur le village de Rozet-Saint-Albin.
La section déployée en tirailleurs, avance en fouillant buissons et excavations. À mi-côte une rafale d’obus à gaz surprend notre ascension ; essoufflé, les yeux rouges, la bouche écumante, je suis secoué par une toux rauque et saccadée. Mes camarades sont dans le même état : poumons brûlés cherchant à expulser les cellules irritées. Nous sommes restés à terre, crachant, toussant, pleurant, pendant un temps qu’il est impossible à déterminer et après la crise la marche en avant est reprise avec prudence.
J’ai allumé une pipe pour atténuer l’irritation de la gorge.
Devant nous, le 2e Bataillon est entré dans le village de Rozet-St-Albin. Dans une petite carrière de sable à 300 mètres du village, notre groupe s’est arrêté ; nous y passerons la nuit.