LDE carnet de route p.115 1918
La scène s’est déroulée sous les yeux ébahis d’un Bataillon au repos. Tous les hommes se sont levés, au garde-à-vous. Le chef a salué la troupe, les hommes ont salué le chef.
━ Ben, mon pote, s’écrie un spectateur après le départ du Colonel, t’as compris ? On va remettre ça et jusqu’à la crève ! T’entends ? Jusqu’à la crè-è-è... ve !
À la fin de la journée je conduis une corvée de soupe à Armentières-sur-Ourcq ━ le village est à 2 km., complètement détruit. Le cabot d’ordinaire est irréductible, il refuse les rations des blessés et des morts.
Beau charivari.
Au retour nous passons près d’une gigantesque plate-forme de fer, il s’agit, parait-il, d’une ancienne Bertha qui tirait sur Paris. On nous a donné des rations supplémentaires. Mauvais signe.
Nous avons trouvé le Bataillon sur le qui-vive. L’ordre est arrivé de rejoindre les lignes. Nous devons attaquer demain matin.
Physiquement je suis à bout de nerfs ; s’ils lâchent, je m’effondre. L’esprit souffle sur une machine épuisée.
Nous allons donc partir de nouveau à travers mitraille, obus gaz. Nous allons voir encore les copains mourir, souffrir la vue des morts hideux et des chairs meurtries, entendre le râle des mourants sous le souffle abrutissant des explosions. Baver de soif et de fièvre et attendre la mort dans l’angoisse et la peur.
À la file indienne, le bataillon est parti.
On a chargé encore une fois son sac, ses cartouches, son fusil, ses grenades, ses vivres et le masque ━ cet horrible masque qui vous étouffe et aveugle.
La campagne est encore belle, les prairies épaisses, les ravins frais, les bois feuillus sont même giboyeux. À travers deux rangées de peupliers le bataillon avance maintenant dans l’ombre. La clarté des étoiles blanchit la route qui serpente dans un ravin. Odeur de gaz, les muqueuses du nez sont légèrement irritées. Nous sommes près des lignes et tout est calme.
Notre guide a fait un signe, c’est là-haut sur la crête. On escalade et à mi-côte la Compagnie s’engouffre dans une carrière.
━ Désalbres ! allez repérer quelques grottes pour caser si possible les deux Compagnies qui suivent !
À l’ordre du Lieutenant Dermain, je pose mon sac et fonce dans les taillis. Je déniche deux carrières et j’accroche les deux Compagnies qui montent dans un bruit de branches cassées. Des bougies s’allument et les hommes s’installent en silence jusqu’à l’heure H.
À la carrière du bataillon, l’Adjudant Caillouet m’apprend que l’attaque doit progresser sur un tapis de billard de 4 km. Le boche, à l’autre bout, occupe fortement une crête près du village de Cramaille.
Nous sommes, parait-il, près de Fère-en-Tardenois. J’apporte de suite ces tuyaux à ma compagnie qui occupe la carrière voisine.
Vacher, Virton, Beaubeault, Meyer, Stevenard forment les cadres de la Compagnie. Ce sont tous des Sous-officiers, mais un nouveau Capitaine est venu remplacer Mansard. Quant au Sous-lieutenant D., c’est une loque qui suit le mouvement comme un automate.
Le Sergent Meyer est allé reconnaître le plateau.
Qui allons-nous relever ? Nous n’avons vu personne.
Çà et là des obus tombent au petit bonheur. La crête où sont, égrenées les 1re et 3e Compagnies est particulièrement visée.
Meyer est revenu avec sa patrouille, il n’a rencontré que quelques cadavres de Français.
Le jour va poindre lorsque subitement notre artillerie déclenche un feu extrêmement puissant. Par milliers, les obus de tous calibres trouent l’air avec des sifflements rageurs ; rochers, carrières, terre, tout vibre et semble crouler. L’ ennemi répond énergiquement ; ses obus rasent la crête et vont exploser au fond du ravin. À l’entrée de la carrière on distingue des chutes d’obus à gaz, semblable à des pots de fleurs qui tombent dans la rue.
Ordre de s’équiper. La carrière s’anime à la lueur des bougies. Les soldats chargent leurs épaules