LDE carnet de route p.71 1918
À cette pensée mon esprit se trouble et j’accélère la course. Soudain, derrière moi un homme apparaît, essoufflé, le regard terrible, le visage en feu. L’adjudant Devillard s’arrête sur la crête et d’une voix tragique lance une bordée d’injures à l’adresse des brancardiers et se tournant vers moi, il me reproche violemment de ne pas être resté. Je lui rappelle qu’il m’a donné lui-même l’ordre de rattraper un brancard. L’adjudant est dans un tel état de surexcitation qu’il en perd la mémoire.
À deux nous descendons l’ouvrage des Quatre doigts. Une tresse blanche nous indique le retour.
Avant les premiers barbelés, un officier du 23e R. I. surgit et nous demande s’il n’y a plus personne derrière nous. C’est le chef d’une compagnie de soutien qui se retirera lorsque Vacher et ses hommes que nous lui signalons seront passés.
Au même instant Vacher apparaît sur la crête avec 3 hommes. L’arrière-garde est sauve.
Sur la plaine où nous commençons à souffler, les mitrailleurs allemands du secteur voisin nous recherchent. En forçant l’allure nous rattrapons quelques isolés. Je dépasse Beuzelin qui se traîne péniblement dans les hautes herbes, complètement épuisé.
Peu à peu, à mesure que nous nous rapprochons de nos lignes des groupes se forment, vrais cibles pour l’ennemi. Les balles passent bas et grattent le sol. Comme des jets d’eau, la terre sautille par endroits.
Instinctivement nous sautons ces geysers de poussière. Des blessés aux jambes s’écroulent. On les empoigne par les bras et on les traîne à deux.
Je suis à bout de souffle, complètement épuisé. Haletants, traits crispés, bouches écumantes et sirupeuses, yeux rouges et révulsés nous courons vers notre première ligne, notre salut. Devant moi, notre gros sergent s’écroule sur le sol. Deux hommes l’accrochent et le traînent. Enfin ! la tranchée.
Des soldats du 23e R. I. nous reçoivent compatissants. Ma tête est lourde et sonore, mes jambes vont céder et mon corps subitement détendu fléchit, prêt à s’écrouler. Je me suis senti croulant dans le fond de la tranchée. On m’a relevé de suite et l’ordre est formel : pas d’arrêt, mais immédiatement rejoindre l’arrière. Sur une banquette, l’aide-major, corps renversé, délire dans une crise nerveuse et je suis reparti comme un automate dans le boyau.
C’est la nuit. Une colonne lourde se traîne dans un grand silence sur la route d’ Einville-au-Jard. Comme une Légion Romaine le Régiment ramène ses morts et ses blessés. Ici, un officier soutient un homme éclopé, là deux hommes se tiennent par la taille. Des dizaines de prisonniers grossissent cette cohorte muette ; ils portent sur leurs épaules les brancards où gisent les morts.
Le ciel est illuminé. Pas un bruit. Il semble que rien ne s’est passé. Sur les bords du chemin, à l’entrée du village, les soldats de l’arrière font la haie. Un silence religieux salue cette phalange de morts et de vivants.
Dans la grand’rue d’ Einville-au-Jard, des cris, des appels fusent au milieu d’une foule mouvante. Chacun cherche sa Compagnie et dans le brouhaha je reconnais la voie du sergent fourrier Virton :
━ Par ici, la 2e, par ici !
La Compagnie s’est regroupée et un bilan rapide est établi. Le capitaine Malgarny et le lieutenant Hocquet ont été tués, le lieutenant Barcelot grièvement blessé. Parmi les sergents, Verdier tué et le gros sergent dernier venu, blessé. La 8e escouade a en partie disparu. Cluzeaux tué, Le Polès, Texier, Lelièvre blessés.
Une colonne de camions nous a enlevés et déposés à Ferrières à 4 heures du matin. À l’arrivée un repas chaud et copieux nous attendait et nous nous sommes endormis dans un sommeil fiévreux.
Jeudi 21 février. ━ Sur les hommes endormis des appels retentissent.
Il est midi. Les sections se regroupent dehors paresseusement. Le fourrier fait l’appel, il y a 35 manquants à la Compagnie. À ma section, 15 hommes sont portés tués ou blessés ━ c’est la plus éprouvée. Elle était en flèche lors de la progression vers le Grand Moulin et c’est elle qui est sortie baïonnette, haute derrière Hocquet.
Repos toute la journée. Je replonge dans le foin.