LDE carnet de route p.67 1918
Mardi 19. ━ À 6 heures du soir, des camions nous embarquent dans un grand enthousiasme.
Nous sommes tous confiants. Le soldat est prêt a tous les sacrifices lorsqu’ il en connaît la raison et si on l’ associe aux problèmes tactiques.
Tenue d’assaut, deux bidons de 2 litres, vin et café, un jour de vivre.
Le vieux Turgis est désigné comme brancardier du bataillon.
Nous débarquons à Einville-au-Jard en pleine nuit. Pas un civil dehors. Insouciant, le grand village repose dans la paix de la nuit. On décèle cependant quelques mouvements d’artillerie.
Colonnes par un les Compagnies montent vers Bauzemont. La nuit est claire et tout est silence. Arrêt au village. Dans l’ ombre, les sections passent devant de grosses caisses éventrées. C’ est la distribution des grenades explosives, asphyxiantes, incendiaires. J’ ai mon compte. Mes musettes sont lourdes chargées de plomb.
Dans ma collection, j’ai deux grenades destinées à faire sauter des canons.
La marche vers les lignes est reprise et par une piste nous débouchons dans une tranchée située à gauche de Bures.
Les escouades se tassent. Un chapelet d’hommes s’égrène ainsi sur près de 2 km. Nous sommes au coude à coude et nous pensons à quel grabuge nous assisterions si l’ennemi se doutait de cette concentration.
La nuit est calme. Sur la plaine qui s’étale au ru du parapet rien encore ne paraît. Cependant à quelques mètres des hommes s’occupent à cisailler nos barbelés pour nous permettre le passage.
Dans le ciel bleu sombre vers l’orient, une légère bande pourpre s’élève très lentement. Quelques nuages légers y flottent et peu à peu une douce lueur chasse le croissant argenté. Dans un vrombrissement un avion boche surgit rapide dans le ciel. L’oiseau de fer semble flairer quelque chose d’anormal. Comment ont-ils su ? Dans la tranchée c’est l’immobilité complète, mais l’oiseau à croix noire a du vite comprendre car sitôt sur nos têtes, il vire sur l’aile et rentre précipitamment. L’alarme a été donnée. Un sifflement perce l’air et un 77 mm percute devant nous. C’est le signal qui déclenche la première phase de l’opération.
Avec une cadence lente, par coups séparés, notre artillerie commence son travail de destruction ; le son de chaque explosion se répercute en modulations musicales sur la chaîne de coteaux où l’ennemi invisible est alerté. Maintenant les coups de tonnerre se précipitent, se suivent puis se fondent progressivement dans un roulement qui ressemble au déchaînement d’un océan furieux. L’allure du bombardement augmente avec rapidité. Il devient en quelques instants un grondement assourdissant d’une puissance extraordinaire, ponctué de craquements effroyables qui agitent l’air.
En moins de 20 minutes, les lignes adverses disparaissent et se transforment en cratères géants ; une fumée épaisse et noire s’élève et se dilue dans le ciel bleu d’une journée de printemps.
Ceci est un très bon travail et nous nous en réjouissons.
Vers 10 h. l’ennemi a réussi à pointer une pièce sur notre tranchée. Un obus de 130 mm est venu s’écraser à une trentaine de mètres devant nous et la pièce renouvelle son exploit toutes les 10 minutes. Un coup dans la tranchée et c’est la boucherie.
Le lieutenant fait appuyer à droite toutes les sections qui sont dans la ligne de tir. Un officier d’artillerie appelé par téléphone est arrivé, il repère la direction. C’est de la forêt de Parroy que le canon allemand tire. La forêt est sur notre droite. Notre artillerie a de suite été alertée et une demi-heure plus tard la pièce devenait muette. L’inquiétude est passée.
━ Si on cassait une croûte ? propose quelqu’un.
━ T’as raison, s’écrie Beuzelin, pour foncer dans le brouillard, il faut avoir le coffre plein. Avant la sortie je siffle tout le pinard et à moi le Fritz.