LDE carnet de route p.85 1918
Un gigantesque manteau gris sombre a subitement rayé de la vue la lumière du jour naissant.
Les deux compagnies d’assaut sont parties. Nous ne les avons pas vues, mais la première ligne adverse a dû tomber sans difficultés. Plus loin, timidement, de nombreuses fusées blanches s’élèvent. L’ennemi déclenche son tir de barrage, des prisonniers passent terrifiés et derrière nous, dans le camp Anglais une formidable tornade de fer s’abat.
Notre présence dans ce fossé est ignorée de l’ennemi, il tire sur notre ancienne première ligne située en lisière du camp. Si nous prenons le soin de ne pas bouger, nous devons bien nous en tirer.
Sur sa 2e ligne, l’ennemi doit résister ; des mitrailleuses crépitent et les balles sifflent en masse au ras de la route.
Silencieux, les hommes s’allongent un peu plus, serrant leurs armes contre eux.
Mais quel est ce fou ?
━ Mon Lieutenant, vous êtes fou ! Planquez-vous vite ! vous allez nous faire repérer !
Sur la route, à quatre pattes, le lieutenant D, figure décomposée, court comme une bête traquée.
━ Ça y est ! il est louftingue. À cause de ce foireux on va se faire massacrer.
━ Sortez de la route ! Sortez de la route ! hurlent les hommes. Vite... Vite...
━ Salaud ! Ça y est, ils nous ont vu !
Les saucisses ont repéré notre présence dans ce fossé par la faute de ce malheureux fou. En quelques secondes la monstrueuse avalanche de fer, de feu, de gaz et de soufre s’est abattue avec la violence d’un cataclysme sur notre précaire position.
Face contre terre, j’accumule sur ma tête, sac et musettes. Précaution bien vaine car dans ces premières minutes, bien maître de mes facultés, j’ai la précise vision d’un anéantissement certain. J’en arrive à souhaiter la mort au plus vite.
Les forces infernales sont déchaînées. Ma tête vibre comme un chaudron sous les chocs sonores de monstrueux marteaux pilons. Sur la route, dans le fossé, les obus pressés et rageurs bouleversent tout. Peu à peu ma tête s’alourdit, puis se vide. Au tour d’elle ce n’est qu’un rugissement infernal ponctué par des chocs furieux accompagnés de souffles chauds et massifs. Une grêle de terre, de fers, de tôles, de planches s’abat sur nos corps immobiles et crispés. La terre bouge sous mon ventre et se soulève par moments comme par un tremblent. Des tourbillons de fumées noires et âcres soufflent mon sac...
Mon Dieu ! pitié ! pitié ! pour les hommes. Et ça ne s’arrête pas.
Comment suis-je encore vivant ? J’attends la mort, et pourquoi tarde-t-elle à venir ? Les obus m’encadrent et se jouent de moi. Au-dessus de ma tête, au ras du fossé, plusieurs fois ils sont tombés, pilons de fer et de feu, enfonçant dans mon crâne des pointes brûlantes.
Ma pauvre tête lentement perd sa vie, mes facultés s’évanouissent, ma bouche collante, empoisonnée de gaz et de terre crache une bave sèche.
Comme une bête traquée je crie ma détresse, je crie ma peur et la mort ne m’entend pas, et cependant elle mène une ronde triomphante autour de ce fossé maudit.
Et ça ne s’arrête pas...
Les marteaux pilons cognent de plus en plus fort. La terre qu’on assassine n’est plus qu’un gouffre de mort et de désolation..
Et ça ne s’arrête pas...
J’ai entendu un cri, un cri terrible, derrière moi. J’aperçois Jaffrézic couché sur son voisin. À reculons j’arrive jusqu’à lui et rapidement je vire sur moi-même. Mon camarade hurle et sa bouche articule des paroles que je n’entends pas. Sa figure est terrifiante. Son voisin, le jeune de la classe 18 est mourant.
Un éclat lui a sectionné la gorge et le sang coule à flot. D’un coup de couteau je découds mon paquet de pansement et le passe à Jaffrézic. Couchés sur le blessé nous lui bouchons le trou, mais par la bouche, soulevée par un cri le sang jaillit et nous éclabousse. Près du moribond un tronc humain, décapité, est rabattu sur le bord du fossé. Le caporal Hette a disparu, le lieutenant a disparu et dans une vision rapide, à travers des fumées jaillissantes, j’ai vu une ligne immobile de corps tordus.
Et ça ne s’arrête pas...