LDE carnet de route p.101 1918
Soudain, comme la foudre, une flamme rouge est passée sur mes yeux ; dans un bruit de tonnerre un souffle de feu m’a plaqué contre la falaise. Je me suis précipité vers l’entrée et dans la fumée noire une main de fer m’a saisi par l’épaule gauche et m’a précipité à terre. J’ai entendu un cri épouvantable, un cri qui n’était pas humain et qui s’est prolongé quelques secondes. Terrifié, je me suis dégagé de l’étreinte du mort qui ne me lâchait plus. Aidé par Virton et quelques camarades, nous avons traîné le corps athlétique de l’Adjudant Devillard qui venait d’être tué.
Le Capitaine Cléry touché à la jambe par le même obus s’écroulait à l’entrée de la grotte auprès de son cycliste qui s’abattait lui aussi, les reins déchiquetés par le fer.
Tous les hommes sont rentrés. Le bombardement croit en violence et dehors, sous les obus, j’aperçois le Lieutenant Artance, blessé au bras, qui tente de rejoindre l’arrière.
Le Lieutenant Mansard prend le commandement du Bataillon et l’Adjudant Vacher celui de la 2e Compagnie. Je suis encore bouleversé par le cri de ce malheureux Devillard. Je n’ai rien entendu de semblable. C’était vraiment le cri d’un mort dont l’onde mystérieuse m’a paralysé un instant.
L’attaque est reprise par le 2e Bataillon et le chant énervant des mitrailleuses s’élève de nouveau. Au pas de course nous sommes sortis de la carrière, sous les obus, la pierraille et des gerbes de feu qui zèbrent l’air. Nous voici dans la rue descendante, courant vers la lisière du village où nos camarades reprennent le combat. Des gerbes de balles criblent les murs, fouillent les recoins ; à la queue leu leu nous avançons, rasant les maisons. Près de la petite place j’occupe avec mes coureurs une petite cave voisine du P. C. du lieutenant Mansard.
Ce dernier occupe une énorme grotte avec les Lieutenants Dermain de la 3e Compagnie et Pouey de la C.M.I. Il a maintenant la lourde responsabilité du commandement du ler Bataillon.
Dehors la fusillade fait rage, les rafales passent en brisant les branches des arbres de la petite place. Par moment elle ralentit sa cadence effrénée comme par épuisement, puis la reprend avec plus de force dans un rythme, accéléré.
Assis sur une chaise, le Lieutenant Olivier de la 6e Compagnie, tapote nerveusement sur son portecartes :
━ Rien à faire, dit-il à un Sous-lieutenant, ils ne déboucheront pas plus ce soir que ce matin, je vous le dis, ils ne déboucheront pas. Préparation d’artillerie insuffisante. Entendez-moi ça dehors !
L’attaque vient d’échouer pour la seconde fois. Il est 8 heures du soir et, la bataille s’est éteinte. Le 2e bataillon se replie dans le village, laissant un nouveau lot de morts sur le terrain.
Ordre au 1er Bataillon d’occuper les lisières. Demain matin l’attaque sera reprise par nous.
La nuit est venue, les sections se glissent dans les jardins et s’égrènent le long des haies. Mon groupe ne bouge pas et reste dans la grosse carrière meublée de tables, de chaises, de canapés. Nous profitons avantageusement de ce confort. Une seule bougie sur une table éclaire un groupe d’officiers penchés sur une carte. Dehors, dans le ciel bleu sombre une bande légèrement pourpre barre l’occident. Je place une sentinelle sur le roc qui surplombe la grotte. Une à une les étoiles s’allument et le croissant argenté jette sur la terre ses premières caresses. Au loin, des coups de canon s’espacent, puis tout rentre dans l’ordre.
Toutes les deux heures relève de la sentinelle, et dans les intervalles je m’étends sur un divan. Jusqu’à 3 heures du matin, Mansard et ses adjoints ont discuté sur le plan de la manœuvre. L’axe de l’attaque sera la route Rozet-Saint-Albin ━ Oulchy-le-Château jusqu’à Montchevillon. On devra ensuite descendre vers le ravin du Rû de Chaudailly en passant par la gare de Breny. Le Bataillon devra s’arrêter aux flancs de la cote 128, en avant de la Butte Chalmond. Si j’ai bien compris, il y aura 4 à 5 km. à parcourir.
Avant le jour, les officiers se sont séparés afin de prendre un léger repos. J’ai rejoint ma sentinelle sur le roc pour assister au lever du jour et attendre.