LDE carnet de route p.117 1918
Cependant, le champ de bataille intrigue les deux officiers. À la jumelle on distingue des va-et-vient non identifiés.
Le bois de sapin semble être dépassé par la première vague.
Près de la sucrerie on croit identifier du bleu horizon.
Plus vers la gauche, d’autres capotes bleues semblent avancer vers le village. Devant elles des groupes s’agitent et vont à leur rencontre ; ceci sans un seul coup de feu.
Cependant à gauche de notre monticule, fuyant vers nos arrières, passent des colonnes de prisonniers.
Seraient-ce les nôtres qui, devant nous, font des prisonniers ? Ou est-ce l’inverse ?
Tout à coup, à quelques dizaines de mètres sur notre main droite une nuée de soldats gris vient de surgir du champ de blés.
━ Les boches ! les boches !
Un fusil-mitrailleur est de suite braqué et nous sortons tous baïonnettes hautes. Les soldats allemands sont sans armes et courent vers nous les bras levés. Parmi eux nous reconnaissons un Sergent de la C.M. 1, revolver au poing.
Je fais signe aux prisonniers de filer vers l’arrière et deux coureurs se joignent à eux. Ils sont une cinquantaine. C’étaient eux qui nous mitraillaient il y a quelques instants.
Le Sergent de la C.M. 1 cherchait à regrouper ses hommes, quand un boche tapi dans les blés déchargea son revolver ; le sergent allait abattre son agresseur lorsque toute une section surgit, bras en l’air, criant " Kamerad ".
Si l’ennemi s’est rendu spontanément en ce lieu c’est qu’il s’est vu débordé et tourné. À la faveur des blés, des éléments de première vague ont dû progresser dans les lignes adverses, créant des poches dans ses défenses. Ce sont donc bien des nôtres qui sont à gauche et à droite du bois de supins, qui lui, reste toujours occupé par l’ennemi.
Des mitrailleurs de la C.M. 1 sortent de terre et vont occuper les trous abandonnés par les prisonniers.
Je reconnais Jaffrézie, et lui fais un signe amical.
La trêve forcée est terminée ━ pendant tout ce manège l’ennemi a cessé son tir, mais les prisonniers sont maintenant loin et le boche du petit bois nous prend de nouveau pour cible.
Revenus rapidement derrière notre butte, nous ne pouvons plus risquer un regard sur la plaine.
Quiconque s’y aventure est impitoyablement harcelé par une vingtaine de mitraillettes.
Le soleil s’avance au zénith et peu à peu la lourde chaleur gagne toute la plaine. Devant l’enchevêtrement des lignes, l’artillerie ne tire plus, seules les mitrailleuses aboient furieusement.
Il fait très chaud ; les champs de blés sont engourdis comme les eaux d’un étang boueux. Les hommes à plat ventre, plongent leur casque dans les hautes herbes, cherchant l’ombre. Comme horizon,le petit bois de sapins dont les formes tronçoniques lancent leur pointe effilée vers le ciel.
Les hommes sont nerveux. Le sentiment de l’échec, la fatigue écrasante, la soif les exaspèrent.
Tous les obus sont pour les arrières. Le ravin d’où nous partîmes ce matin en prend un sacré coup.
Le Capitaine Payen discute ferme avec le Lieutenant Dermain sur les positions probables des Compagnies ou de ce qu’il peut en rester.
On pense que la 2e est sur notre gauche et la 1re à droite ou au-delà du petit bois.
━ On peut toujours essayer d’y envoyer quelqu’un, suggère Dermain.
━ C’est bien risquer... enfin, voyez !
De son doigt, le lieutenant me désigne la position d’une route qui doit être à 200 mètres sur notre gauche. La 2e Compagnie doit être à cheval sur son axe.
Je m’élance dans la direction et de suite c’est un crépitement rapide de coups de fouets. L’air explose à mes oreilles. Sous mes pieds, la terre saute en petits geysers diaboliques. Mes jambes s’allongent, formidables, élastiques. La route... un trou... j’écrase le Capitaine de la 2e Compagnie. Virton occupe le même trou. Ici on ignore la position des sections, toutes disséminées dans les blés. Vacher est venu rendre compte de la situation qui est bien précaire. Aucune information sur l’état des pertes.
Le Capitaine de la 2e Compagnie me remet un papier pour le Capitaine Payen. D’ici on ne peut rien voir, chaque homme est emmuré dans les blés. En penchant la tête, la route ouvre une perspective jusqu’aux premières maisons de Cramaille ━ quelques cadavres...