LDE carnet de route p.86 1918
Pourquoi, mon Dieu, allonger cette agonie ? Vais-je bondir sur la route ? Hurler à l’ennemi :
━ Arrêtez ! arrêtez ! Ils sont tous morts ! Vous gaspillez vos munitions ! C’est fini ! c’est fini ! Votre oeuvre est achevée.
Non. Il faut attendre encore pour le coup final, celui qui m’anéantira, me pulvérisera, me délivrera, mais le tir continue, impitoyablement précis.
Et ça ne s’arrête pas...
J’ai soif et j’ai la fièvre... il est tard... Est-ce la fin du jour ? Mon misérable état ne peut plus résister.
Le cruchon est vide, perforé, j’ai soif et j’ai la fièvre. Je ne crains pas la mort.
J’ai soif. Ma bouche d’amadou me torture. J’entends des cris vers la droite. Je me sens seul, abandonné. Les boches ne comptent plus pour moi. Je m’en fous... ils peuvent venir... Je les regarderai passer...
Un obus, puis un second m’ont soulevé, puis retourné. De la terre chaude est entrée dans ma bouche. Mon casque a reçu un formidable choc qui m’a étourdi. Comme une bête j’ai bondi et à quatre pattes je rampe dans le fossé où ma tête heurte une autre bête humaine qui pousse des cris terrifiants.
J’ai couru hors du fossé, poussé par une force irrésistible et soulevé par une nouvelle rafale je m’effondre dans un trou individuel profond. J’écrase Jaffrézic et Thévenin immobiles et recroquevillés. Ils n’ont pas bougé, ils sont bien vivants, mais décérébrés.
Les obus sont plus clairsemés, la soif m’étouffe et j’ai des frissons de fièvre, ma tête vide chancelle. Je veux boire. J’en crèverai, mais j’irai n’importe où chercher quelques gouttes d’eau.
Nerfs tendus, je fonce droit sur Locre. Dans un trou des hommes allongés ou recroquevillés. Vacher me fait un signe de la main. Près d’une route une rafale me rejette dans un fossé, un caniveau, je m’y précipite. Un soldat allemand en bouche l’entrée ; il sort une tête fauve et articule des mots inintelligibles. Je lui fais signe de sortir, sans résultat. Je tire ma baïonnette et vais le tuer. À ce geste, l’homme a compris et s’enfonce à reculons sous la route. J’abandonne cette brute et saute sur la chaussée. L’entrée du village ; un cadavre de porc, et il est charbonneux. Un carrefour, j’hésite. De gros noirs s’écrasent dans les ruines. Par une piste sur ma gauche je me dirige vers un Mont. Une mitrailleuse tire vers moi. Je reviens et une autre mitrailleuse me prend pour cible.
Où suis-je ? Désorienté, je ne sais où me diriger. J’abandonne la piste et me jette dans la plaine entre Locre et le Mont. Des cadavres calcinés par la mort, des dragons français remplissent les trous ; odeur épouvantable.
Rendu, brisé, désespéré, je glisse à terre les bras en croix dans un cratère béant et lentement ma vue est entrée dans les ténèbres .....
Sorti de cette torpeur mes yeux se posent sur un cadavre Allemand couché devant moi. Il est sur le versant opposé du cratère et me fixe de son regard hideux. Sa face est charbonneuse et ses lèvres tuméfiées sont verdâtres. Ses bras repliés et crispés sur sa poitrine n’ont pu retenir l’âme qui s’est envolée. Ce spectacle m’effraie. Va-t-il me parler ? m’appeler ?
Je suis subitement parti, horrifié par cette vision. Sur la piste un homme file, saute et se dirige vers le Mont. C’est un camarade de la Compagnie. Je l’appelle, mais il disparaît très vite derrière les décombres. Sur ses traces, je trouve un carrefour au pied du Mont. Un homme s’est dressé devant moi, un soldat du 2e Bataillon. C’est bien le Mont Rouge, notre 2e ligne.
Dans un chemin creux, au pied du Mont, le 2e Bataillon est en réserve. De petites niches abritent les hommes contre l’un des deux talus. A l’opposé, un rang de cadavres frais : les morts de la journée. Au-dessus d’une petite grotte artificielle flotte un lamentable drapeau à Croix Rouge. L’aide-Major Olivier et le chef Brancardier Empel m’ont reconnu :
━ Tu es blessé, Désalbres ?
━ Non, Monsieur le Major, je veux boire.
━ Impossible, mon pauvre vieux. J’ai juste assez d’eau pour mes blessés. Donne-moi des nouvelles de la Compagnie, elle a dû trinquer si j’en juge par les blessés qui sont passés par ici ?
━ La Compagnie ? Je ne sais pas ce qu’il en reste. J’en arrive et il n’y avait que cadavres ou hommes vidés.