LDE carnet de route p.69 1918
Je saute dans une tranchée bouleversée, évasée. Pas âme qui vive, mais des cadavres frais et un enchevêtrement de poutres. Dans l’escalier d’une sape je jette mes grenades, explosives, incendiaires, asphyxiantes. Une fumée noire et des flammes rouges sortent comme d’un chalumeau. Sur le plateau la vague d’assaut s’est élancée pour un nouveau bond en avant, mais il faut ralentir l’allure ; sur la gauche le 26e bataillon n’a pas encore franchi les réseaux.
Les unités sont mélangées. Des gourbis flambent et sautent. Le Génie arrose le terrain de flammes. C’est la pleine action, l’ivresse de la bataille, le désordre des actions individuelles. Par endroits la terre se boursoufle, s’enfle, et s’affaisse. La lutte est aveugle et sans pitié. Des allemands surgissent du sol en torches vivantes ; les uns se jettent terrifiés dans nos rangs, d’autres hébétés, l’oeil halluciné, titubent et tombent.
Sur l’horizon volcanique, dans un seconde de répit, je surveille le barrage qui fuit devant nous. Soudain, dans un éclair, un souffle chaud me couche comme un soldat de plomb. Je n’ai rien, mais la respiration coupée. Sur le terrain des corps immobiles et tordus forment un cercle autour du point de chute. Des cris, des appels. Un sergent hurle et racole des brancardiers volontaires. Sur un brancard Barcelot est emporté grièvement blessé. Le corps à demi dressé, il donne les dernières instructions.
Parmi les morts, je relève avant de partir en avant, le capitaine Peralda, le capitaine Malgarny, le sergent Beaudelot, Turgis, notre vieux Turgis de l’escouade. La liaison du Bataillon et les brancardiers sont ou tués ou blessés et Thépaut qui était à mon côté, s’est replié avec une blessure à la cuisse.
À droite, la vague d’ assaut stoppée, hésite. Des rafales d’ obus arrivent tangentiellement au sol et ricochent ; ils labourent la terre en sillons profonds et jettent la confusion dans les sections : culbutes, cris, jurons. Des Sous-officiers se détachent et entraînent les hésitants. Vacher, la joue barrée par un filet de sang s’élance en hurlant, et les hommes galvanisés foncent vers l’avant.
Le lieutenant Hocquet a pris le commandement de la Compagnie et le capitaine Cléry celui du Bataillon.
Par un boyau l’avance est reprise. Sur le terrain nu, les balles balaient les sections. L’ennemi s’est ressaisi et tente d’arrêter notre progression. Cependant toutes les unités progressent par le boyau et pour combler le vide qui s’est fait sur notre gauche, Vacher nous lance sur le parapet. Suivi par Joutel, Harquey et Colin, je file courbé en deux sous des gerbes de balles. Je plonge dans un petit boyau où se trouve Thévenin tirant avec son F.M... sur les mitrailleuses ennemies.
Du Grand Moulin, marqué par un bouquet d’arbres sur la droite du village de Réchicourt, une pièce de 77 tire de plein fouet sur nous. Les obus météoriques rasent le sol à hauteur d’homme. Ici le boyau est un cul-de-sac et pour progresser il faut sortir. Nous sommes sur un plateau qui s’incline en pente douce vers le village de Réchicourt enfoui dans ses ruines. Thévenin saute le premier sur le parapet et sous une grêle de balles, disparaît. C’est mon tour. D’un bond je suis sur le terrain. Rafales de balles, gerbes de terre, claquements secs m’accompagnent. Je sens en plein visage le souffle des mitrailleuses. Je culbute... plat ventre... j’avance en rampant.
Les tireurs ennemis me croyant touché, ne tirent plus. Sur le ventre, fondu dans la terre, je progresse à la manière d’un reptile et finalement je roule dans une tranchée sur des têtes casquées.
Je suis avec quelques hommes en flèche de la progression et l’avance se poursuit. Mais ici le boyau s’évanouit. À 50 mètres la route de Réchicourt à Parroy nous sépare de l’ennemi disséminé dans des trous d’obus. J’ai l’impression que nous ne dépasserons pas la route. Penchés sur le parapet, nous ouvrons le feu sur les mitrailleurs qui nous barrent le chemin.
Dans les deux camps la mitraille crépite avec rage. Devant nous, sur la gauche comme sur la droite les armes tonnent en un roulement furieux. Des hommes touchés à la tête s’affaissent sans cris. Soudain le lieutenant Hocquet saute sur le parapet en hurlant
━ En avant ! À la baïonnette.
Les aciers scintillent, les hommes sortent. Une rafale passe, terrible et meurtrière. Hocquet s’écroule, le sergent Verdier culbute et roule dans le boyau, des hommes touchés s’affaissent. Soufflée par le fer, la section se replie dans le boyau et la lutte reprend au fusil.