LDE carnet de route p.70 1918
Devant nous une vague allemande est sortie du Grand Moulin. Les hommes portent le sac et se dirigent vers nous baïonnettes hautes. C’est la contre-attaque. Notre feu se précipite et crache la mort. La vague qui montait au pas de course fond sous nos yeux. Décimée, elle se disloque et se terre. Subitement des groupes séparés surgissent de terre. Les hommes gris précédés d’un officier - un géant de bataille - s’avancent en courant sous le déluge de fer. La mitraille en hurlant fauche tout devant nous, les grappes humaines disloquées, fondues, disparaissent pour la seconde fois.
━ Ne tirez plus ! hurle quelqu’un ; voyez, ils se rendent !
Devant nous, à 200 mètres, un groupe important d’Allemands s’est dressé, brais en l’air, sans armes.
━ Cessez le feu ! ils se rendent
Ils sont une cinquantaine. À genoux sur le parapet, nous leur faisons signe d’avancer. Ils avancent et confiants nous leur faisons des signes d’apaisement, mais subitement, ils disparaissent tous avec un ensemble stupéfiant. Ces salauds viennent de réussir à progresser en simulant une reddition. Nous reprenons notre tir avec plus de rage. Je vise avec précision un point d’où partent des coups de feu. J’ai certainement placé ma balle dans la tête du tireur car je ne remarque plus les petits flocons blancs qui caractérisent les coups de Mauser.
Le combat se poursuit dans les deux camps à faire des cartons, lorsque j’entends un cri :
━ Le bataillon s’est replié ! Vite ! Caltons les gars !
Stupeur. Nous étions en pointe et l’ordre a été donné de rompre le combat sans nous toucher.
Nous sommes six avec l’adjudant Devilard et le sergent Vacher. L’ennemi est à 200 mètres.
━ En retraite ! hurle Devilard, mais ramenons le corps du lieutenant. Ces salauds de brancardiers ont foutu le camp en laissant les morts et les blessés ; ils entendront parler de moi. Allez ! vite !
Le corps du lieutenant Hocquet est allongé contre la paroi du boyau, la tête sanglante étoffée de linge. Il nous faut l’ abandonner avec trois autres cadavres et tenter de ramener le sergent Verdier blessé au ventre et au bras. Talonnée par l’ennemi, à 2 km. de nos lignes, sans brancards, harcelée par les balles, la petite troupe s’efforce de ramener le blessé.
Joutel soulève Verdier par les épaules, deux hommes le tiennent par les jambes, Vacher soulage les reins meurtris et le triste convoi se met en marche. Marche difficile, pénible, lente, dans un boyau éboulé, plein d’obstacles. En arrière-garde, je tire mes dernières cartouches sur l’ennemi qui approche avec prudence. Mais le malheureux blessé gémit de douleur, chaque pas lui arrache un cri déchirant et cependant, il nous faut accélérer l’allure si nous ne voulons pas tomber aux mains de l’ennemi.
Pâle, les yeux fiévreux, Verdier nous supplie d’arrêter la marche. Sa douleur en s’amplifiant devient une prière. Que faire ? Il refuse de continuer.
━ Partez ! partez vite ! laissez-moi, je vous en supplie ! ne me touchez plus !... Je souffre trop !
Minute déchirante. Nous allons l’abandonner. Pitié pour lui, mon Dieu !
Nous sommes partis, sans regarder en arrière, fuyant son dernier regard. Je cours comme un halluciné, en criant après des brancardiers qui sont déjà loin. Je cours en refoulant mes larmes, honteux d’abandonner une pauvre créature, un camarade qui va peut-être mourir dans quelques instants, faute de soins, dans l’abandon et la froide nuit qui descend. Mais où sont mes compagnons ? Me voici seul dans ce boyau, perdu dans les lignes ennemies.
Pour m’orienter je me hisse sur le parapet et de suite sur ma gauche une mitrailleuse m’accroche de sa gerbe. Le champ de bataille est désert et silencieux. Les derniers coups de feu claquent du côté de Réchicourt et à l’occident, le soleil s’enfonce lentement dans la terre.
Voici une pente douce. C’est la première ligne ennemie, dominant toute la plaine. Là-bas dans la vallée assombrie, vers nos lignes, un long serpent gris glisse et s’éloigne. C’est le bataillon En arrière, quelques isolés cherchent à le rejoindre. Mais où sont mes camarades ? J’appelle. Rien, pas même l’écho de ma voix ; plus un seul bruit dans ce chaos de décombres, mais un silence hideux qui éveille le spectre de la peur dans l’ombre du crépuscule.
━ Si les boches arrivaient ?