LDE carnet de route p.76 1917
Lundi 8 avril. ━ Pour éviter ces corvées périlleuses, la Compagnie abandonne Foch et s’installe au fortin Castelnau où les cuisines peuvent accéder.
Nous appuyons un peu sur la gauche et notre métier d’ânier va prendre fin.
Les ânes ont rejoint leur parc et j’assure avec Joutel leur nourriture jusqu’à leur évacuation vers l’arrière. Dans la nuit une voiture est venue chercher les 3 blessés. Nous les avons chargé à bout de bras comme des sacs de farine. Les malheureuses bêtes avaient leurs membres raides et gémissaient lamentablement.
Mercredi 10 avril. ━ Hier, notre artillerie a pris sous son feu le secteur d’en face.
Aujourd’hui, l’ennemi nous rend la monnaie de notre pièce en écrasant Nicolas II sous du 280 mm. Abrité derrière des troncs d’arbres j’assiste avec Joutel à ce furieux pilonnage. À intervalles réguliers les grosses pièces ébranlent l’horizon d’un bruit sourd et prolongé, puis l’air frisonne ; alors un frôlement lointain s’annonce, s’amplifie et fonce sur le fortin avec un bruit terrifiant. À chaque fois, le sol vibre sous le choc monstrueux. Dans le ciel d’énormes champignons noirs s’élèvent zébrés de paraboles variées, poutres, arbres, tôles, pierres, ciment se détachent du sol et se fondent dans le nuage sombre.
Nous sommes à 1.200 mètres et d’énormes éclats viennent en huhulant heurter les arbres de la forêt avec un bruit mat et c’est avec l’angoissante pensée que demain ça sera peut-être notre tour que nous rejoignons notre abri.
Le soir on apprend que le capitaine de la 3e Compagnie, deux officiers et six hommes ont été tués par ce pilonnage.
Jeudi 11 avril. ━ Nous ramenons notre troupeau vers l’arrière.
Sur la route de Valhey, deux territoriaux nous attendaient pour reprendre nos pensionnaires. Les petites bêtes sentaient venir le salut, elles trottinaient avec courage devant nous sans que nous fussions obligés d’user de nos bâtons. Nous avons quitté notre abri pour rejoindre celui de la Compagnie ; à l’escouade on fête notre retour par des " hihans " retentissants.
La vie reprend avec la monotonie des secteurs calmes. Cependant Beuzelin, toujours débrouillard, a repéré une petite baraque en planches. Elle est hermétique, placée à quelques dizaines de mètres de la tranchée. Beuzelin l’a transformée en salle de jeux. C’est le " home " privé de l’escouade et on y passe des heures plus agréables que dans l’abri souterrain où grouillent 120 hommes. On y fait des parties de manille, du bon chocolat et on y discute le coup.
Le mobilier : une table, deux bancs et un fourneau à bois. On peut y veiller le soir à la lueur d’une bougie car la cabane est bien close. L’atmosphère y est joyeuse et on se croirait à un rendez-vous de chasse. Les parties de manille se succèdent avec acharnement entre Beuzelin, Bihan, Joutel, Harquey et Rogerie. Avec Vacher je fais chauffer le chocolat et tard dans la nuit, nous rejoignons l’abri.