LDE carnet de route p.92 1918
Dans ce fossé, charnier putride où pêle-mêle demeurent depuis des semaines des monceaux de cadavres en liquéfaction, je cherche à tâtons un corps sans jambe. Ma main se traîne sur des crânes visqueux, des loques de draps raides, des chairs molles et coulantes et pour le comble de l’horreur, j’ai frôlé un liquide épais et écumeux.!
━ Tu t’ rends compte du boulot dégueulasse ! me dit un brancardier.
━ Plus loin, me glisse Beaubault de l’autre fossé, là sur la gauche !
━ Tu f’rais mieux d’y venir toi-même. Ce sont tous des machabs en bouillie !
━ Ça y est, je crois que je le tiens, murmure un brancardier.
Nous contrôlons. En effet, la jambe gauche manque ; par les épaules je prends le cadavre tandis que le brancardier le soulève par le milieu du corps. J’ai l’impression que les épaules viennent, mais que le reste ne suit pas. En effet le corps s’allonge à mesure que je le soulève. Enfin placé sur le brancard, nous l’emportons sur nos épaules. La nuit est claire et lentement le petit convoi glisse en cahotant sur la route. Pas un bruit. À ma gauche, le brancardier pousse un hoquet :
━ Pour être tué ce matin, déjà pourri !
Et je pense en moi-même, pourvu que ça ne soit pas un boche.
Sous l’éclat de la lune, le groupe funèbre a défilé à 200 mètres de l’Allemand et celui-ci en vrai soldat nous a laissé passer.
Au chemin creux, sous l’éclair furtif d’une lampe électrique, nous avons découvert un visage charbonneux aux yeux vides. C’est un dragon Français. Celui-ci aura peut-être une sépulture, l’autre séchera et sera dispersé dans la plaine.
À la niche, mon compagnon m’apprend que le général Guignabaudet, notre chef, a été tué cet après-midi par un obus.
Jeudi 1er juin. ━ Nombreux obus à ypérite.
Masque toute la journée et à la chute du jour je porte au peloton Pouey les instructions pour la relève de cette nuit.
C’est le 358 qui doit nous remplacer. C’est donc une relève générale de la division.
Vers minuit les premières sections du 358e R. I. arrivent. C’est un régiment de secteur qui n’a encore fait aucune attaque.
Obus à gaz sur les pentes du Mont.
Les sections se sont alignées sur le chemin, armes aux pieds, masque sur les figures. À 3 heures du matin nous suivons le commandant Bréville.
Pas d’incidents. Au petit jour, les Compagnies sont réunies à la « Queue de Vache » et séjournent en ce lieu jusqu’au soir. Des camions nous enlèvent dans la nuit et déposent le régiment à Grand-Fort-Philippe, petit port sur la rive du Pas-de-Calais.
Population de marins, très affables. Nous y passons d’agréables journées. Entre temps, les unités sont reconstituées.
Je passe caporal en remplacement de Hette. Jaffrézic quitte la Compagnie et passe à la C. M. 1.
Beuzelin nous revient, il n’a eu qu’une légère blessure et il en rage.
Je suis donc chef de la 14e escouade constituée de Joutel, Thévenin, Beuzelin et un nouveau Faucher.
Toujours en groupe l’escouade passe son temps à la baignade dans le costume le plus réduit. La mer est calme, l’air frais, le sable fin. Toutes les nuits des Tauben viennent bombarder le village ou les environs. La population affolée court dans les rues noires à la recherche d’abris. Nous nous efforçons de consoler femmes et enfants qui ne dorment plus depuis des mois. Les vieux marins vont coucher dans les bateaux, quant à nous, nous ne bougeons pas. Nous en avons vu d’autres.
Lundi 5 juin. ━ Des camions viennent nous chercher pour nous porter à Noordpeene au sud de Cassel.
Liberté. Visite des estaminets. La section occupe une ferme dans une prairie où broutent des vaches grasses.
Un homme de plus est arrivé à l’escouade : Bénard. Un important renfort de la classe 18 et d’anciens blessés sont venus compléter les unités. Vacher est nommé adjudant et prend le commandement de notre Section, la 4e. Il est secondé par les sergents Beaubault et Stévenard.
Un lapin a disparu du clapier de la ferme ; le fermier est venu s’en plaindre au lieutenant Mansard. Gros émoi ! Au rapport la question du lapin est à l’ordre du jour. Le lieutenant veut absolument éclaircir cette grave affaire et punir les coupables ; aussi les sergents sont-ils chargés de fouiller musettes et sacs. On n’ a évidemment rien trouvé, mais ce balourd de paysan aurait perdu plus d’un lapin, si nous n’avions pas barré la route aux boches à quelques kilomètres d’ici.