LDE carnet de route p.65 1918
Vendredi 1er février 1918. ━ rien de spécial.
À 2 heures du matin, violente fusillade vers la droite.
Samedi 2. ━ Nous apprenons que le secteur de Bures a reçu la visite de 200 Sturmtruppen.
Ils ont été repoussés par les camarades du 42e R. I. . Un des visiteurs a même été ramassé, empêtré dans les barbelés.
Notre commandement craint un coup de main de l’ennemi. Des indices font croire qu’il serait pour cette nuit. Barcelot me convoque avec Thépaut et Cazemayou. Nous trouvons le lieutenant au bureau de la Compagnie à l’autre extrémité du tunnel.
━ Voici, nous dit Barcelot en présence du Sergent Vacher ; je vous ai fait venir pour vous charger d’une mission très sérieuse ; c’est même une mission de sacrifice. Je n’ai pas à vous le cacher. Nous craignons un coup de main pour cette nuit et pour y faire échec, vous passerez tous les trois, la nuit sur la route du bas.
Le sergent Beaubault vous y conduira et fermera au retour toutes les chicanes, donc pour vous aucune possibilité de repli. Sitôt que vous décèlerez la présence de l’ennemi, vous lancerez la fusée rouge et vous vous débrouillerez - ce que je vous demande c’est de lancer la fusée. J’y compte. C’est bien compris ?
━ Oui, mon lieutenant !
Je crois que nous avons bien répondu avec fermeté, mais il y avait quelque chose d’anormal dans notre
voix.
Dans le tunnel, j’entends Cazemayou :
━ Ben m.... ! pour un truc à la c... c’est un truc à la c… !
À 5 h. du soir le sergent Beaubault nous rassemble et après nous avoir donné le pistolet lance fusées, il nous entraîne vers la route. Nous avons serré les mains des camarades et dans les yeux j’ai trouvé de la commisération.
La nuit est tombée. Beaubault a soigneusement refermé les chicanes derrière lui. Tout repli est impossible, a dit le lieutenant Barcelot, la sécurité de toute la position l’exige. Aussi ai-je mesuré toute la détresse de notre situation. S’il ne se passe rien nous serons libérés demain au petit jour, mais s’ils viennent ? Je n’ai jamais senti l’angoisse peser comme en cet instant.
Si nous ne lançons pas la fusée nous pouvons sauver notre peau car l’ennemi nous fera prisonnier, mais nous trahissons.
Si nous tirons la fusée, nous serons broyés par notre artillerie dont le feu doit se concentrer sur la route.
Nous lancerons la fusée, mais nous voudrions bien quand même nous sortir de ce guêpier.
Thépaut qui est un fouinard déniche un caniveau sous la route.
━ Venez voir, je crois qu’on pourra tous s’y foutre les uns derrière les autres.
Cazemayou le plus gros des trois y passe, nous y passerons tous.
━ Ça va, ça colle, murmure le Périgourdin, en sortant de l’égout ; ou premier pet, on lance la fusée et on se planque là-dessous. Ça tiendra bien à un 120 et puis les Fritz ne nous verront pas.
Il n’y eut pas de tour de garde, nous étions liés par la même menace et pour une nuit semblable il fallait mettre nos 6 oreilles aux aguets.
Nous avons ainsi passé une nuit bien longue, les oreilles tendues, les yeux grands ouverts, debout et immobiles contre un petit arbre. Nous n’avons senti ni le froid pénétrant du brouillard, ni la fatigue ; nos muscles étaient raidis par la tension nerveuse. J’ai tenu 9 heures durant, le pistolet à fusées dans la main droite, le doigt sur la gâchette, adossé à l’arbre. J’ai connu ici les heures les plus longues et les plus angoissantes de ma vie de soldat, et ils ne sont pas venus, pour notre salut, pour le salut de notre malheureuse peau.
Au petit jour, Beaubault est venu nous délivrer. Je préfère l’ivresse de l’attaque que ce cauchemar froid.
Garde de nuit et de jour jusqu’au 9 février. Au P.P. Bihan, avec Harquey, je passe une partie des nuits.
À voix basse pendant notre manège nous échangeons nos souvenirs de potache ; il y a deux ans nous étions sur les bancs du collège.
Parfois dans l’ombre, quelqu’un glisse le long du boyau et pénètre dans la petite cagna. C’est Vacher qui fait sa ronde et vient prendre son chocolat chaud.
Je passe la seconde partie de la nuit sur un hamac que j’ai pu confectionner dans la baraque, afin d’éviter les godillots des hommes de garde.
La garnison est toujours sur le qui-vive, on craint un coup de main. Les patrouilles ne sortent plus et des signaux mystérieux ont été relevés chez l’ennemi. On raconte que celui-ci ferait une tentative de sortie derrière des civils de la zone envahie.
Les journées sont plus claires, aussi les gardes sur la route du bas sont supprimées.
Le vendredi 8, nos aéros lancent sur les lignes ennemies des proclamations du Président Wilson. On leur conseille de capituler avant que l’ Amérique ne mette tout en oeuvre pour détruire leurs armées.
On parle beaucoup d’une grande offensive allemande et on pense qu’elle se fera ici, en Lorraine. La capitulation des Russes a libéré de nombreuses divisions du front oriental, et celles-ci vont certainement déferler sur nous en masses compactes, selon les méthodes pratiquées par l’état-major prussien. Perspectives de batailles gigantesques et peut-être décisives.
Derrière nous de nombreuses réserves se rassemblent.