LDE carnet de route p.112 1918
Subitement un avion à ailes rouges pique vers nous, cale son moteur, glisse sur nos têtes à quelques mètres. Une rafale de balles casse du bois. L’avion repétarade et s’éloigne.
D’un trou voisin deux poilus discutent :
━ J’ te dis qu’il a crié : « Bonjour Messieurs ! »
La nuit va tout effacer et je rejoins la ferme. J’entends derrière moi le Savoyard crier
━ Portes-nous des tuyaux sur la relève !
En longeant la ligne de tirailleurs, j’aperçois près du mur de clôture un homme gesticuler. C’est le Lieutenant Mansard, touché à la jambe par une balle ; il s’écroule. Aidé par le breton Olivier, je le relève et le place dans une toile de tente. Deux hommes l’ont emporté dans ce hamac fixé aux extrémités d’un fusil.
━ Tu t’ rends compte, me dit un poilu de son trou ; il nous engueulait parce qu’on ne tirait pas sur les Fritz qui s’ bagnaudent devant nous. Alors y prend mon fling pour en descendre un et pan ! c’est lui qui s’fait descendre. Ah... ah... ah... merde, alors !
À la ferme j’avise le Capitaine Payen et c’est Vacher qui reprendra le commandement de la Compagnie.
Nuit très calme. Dans la cave on entend les hommes ronfler. Vers 4 h. Payen m’expédie à la 2e Compagnie. Ordre à Vacher de déterminer par des patrouilles le cheminement de la ligne ennemie.
Je vais être bien reçu. Je trouve Vacher avec sa section sur le bord du ravin. Il m’écoute avec calme puis explose de colère, contrairement à son habitude. Il en a marre lui aussi - comme tout le monde ━ il marche ainsi depuis le 1er Août 1914.
À la ferme, j’ai retrouvé le Sous-lieutenant D., blessé au Kemmel. Il porte une face livide. Blotti dans un coin, il me fixe d’un regard perdu sans me reconnaître. C’est un malheureux, un malade qui n’est plus maître de ses nerfs. Sa place n’est pas ici. Il n’est même pas allé reconnaître sa section. C’est Vacher qui fera son boulot.
Sont arrivés avec lui les permissionnaires d’Orry-la-Ville ; ceux que je n’ai pas voulu suivre lorsqu’ils furent dirigés dans les Flandres alors que le Régiment cantonnait près de cette gare régulatrice. Ils sont ravis. Certains ont sauvé leur peau... pour le moment.
La soupe vient d’arriver. Magadoux qui a certainement bu un coup de trop, raconte avec un rire nerveux une scène de boucherie qui s’est passée cet après-midi au Poste de Secours du Colonel. Un 105 a fauché d’un seul coup 25 prisonniers stationnés devant le P.C.
Alors, mon vieux, c’était marrant... Y avait à côté le Lieutenant Muller qui en croche un par l’épaule et qui lui crie en pleine gueule : Tiens ! tu vois ça, c’est la boucherie à Guillaume.
Ah, merde ! c’était marrant..
26 juillet 1918. ━ Toute la nuit la pluie est tombée fine et dense.
J’ai été plusieurs fois à la Compagnie en missions de liaison. Les obus tombent au petit bonheur et les hommes se sont enterrés. Les rafales de mitrailleuses et les jets de grenades se succèdent sans interruption. Il faut maintenant se déplacer en rampant.
Dans la cave, des blessés sont descendus ; ils attendront la nuit pour évacuation. Le bombardement s’accentue, le boche s’énerve. Des obus ont failli crever notre cave. Dehors, une corvée accumule des moellons devant le soupirail. Peu à peu la cave se remplit de blessés et de mourants.
À l’entrée de la nuit, je conduis une section du Génie à la 2e Compagnie. Vacher détache une patrouille de couverture pour couvrir la préparation d’une tranchée.
Tard dans la nuit, les corvées de soupe rentrent décimées. Un homme de ma Compagnie m’apprend une terrible nouvelle : Joutel et le Savoyard viennent d’être tués par un obus ━ j’en suis bouleversé.
Joutel, ce normand trapu et souriant n’est plus. C’est le plus ancien de la section, le pilier de l’escouade, mon guide. Je le revois le jour que je prenais les lignes pour la première fois, au secteur du Godat, en 17 ; Il me reçut comme on reçoit un frère. C’était un aimable garçon, bien équilibré et sûr. Ainsi, peu à peu, tous les anciens partent : Joutel, Devillard, Turgis, Rengade, Lelièvre, Le Poles, Vilmot, Harribey, Noireau, Bréhan, Billan et la liste n’est pas close ! Picards, Parisiens, Bretons, Savoyards, Gascons, ils sont tombés souvent après plusieurs blessures. Ils répétaient avec raison :
━ C’est toujours aux mêmes à se faire tuer.
Il ne reste plus que deux hommes à mon escouade : Bénard et Faucher.