LDE carnet de route p.120 1918
Une magnifique journée d’été dore la plaine ensoleillée. Une lumière violente descend du ciel embrasant la plaine jusqu’aux lignes de collines vertes qui barrent l’horizon, derrière le bois de sapins. Un grand silence couvre le champ de bataille où les morts aux visages noircis jalonnent la marche du Bataillon. Dans des poses émouvantes, ils sont face à l’ennemi, les armes à la main.
À l’angle gauche du bois de sapins un soldat du 2e Bataillon est figé genoux droit à terre, tête légèrement penchée sur un tronc raide, sa main droite tient son fusil vertical crosse à terre et sa main gauche reste crispée sur des tiges de blés, saisies au dernier réflexe de sa vie.
En rangs serrés, les morts bornent leur conquête autour du bois de sapins. Ici une face levée vers le ciel braque des yeux de verre humide, là une tête enfoncée, à demi enterrée. Tourné vers l’arrière un blessé au bras, abattu pendant son repli.
Vers Cramaille le spectacle est bouleversant. Ici, les morts sont entassés, par paquets séparés. Le Régiment de réserve qui attaquait cette position a fondu en quelques minutes devant le village. Comme les troupes inexpérimentées, les hommes ont attaqué par petits groupes.
Derrière le bois de sapins, à l’extrême limite de l’avance, la 1re Compagnie a été frappée par la mort, dans une prairie fleurie.
Devant la ligne des morts, à quelques mètres, les cadavres gigantesques de l’adjudant Longieras et du sergent Brame.
Devant ces deux magnifiques soldats de 14, quelques survivants de cette Compagnie sont venus se recueillir. Près de moi un soldat explique le drame :
━ Nous considérions Longieras et Brame comme des hommes invulnérables. Nous les suivîmes tant qu’ils avancèrent. Quand ils tombèrent nous fûmes frappés de stupeur et démoralisés.
Sur le chemin du retour, dans les blés, un blessé allemand étendu sur le dos. Il me montre son ventre ; à l’aine gauche une plaie purulente où grouille de la vermine. Du P. C. de la Compagnie j’expédie deux brancardiers pour ramener ce malheureux.
Dans l’après-midi une lourde chaleur achève la décomposition des corps et une pénétrante odeur de pourri envahit la plaine.
On signale que Clemenceau est passé en voiture sur la route de Cramaille.
Il aura vu comment savent mourir les soldats de France.
Toute l’après-midi la cavalerie passe au galop. Elle se lance à la poursuite de l’ennemi en replie sur la Vesles.
L’artillerie de campagne nous a dépassé et la lourde se met en batterie sur la crête.
Avant la nuit les unités ont été regroupées. Silencieusement les restes du Régiment font une avance symbolique de 500 mètres vers l’ennemi, puis le 23e R. I. en lignes d’escouades nous dépasse rapidement, la relève est terminée.
Retour aux mêmes emplacements.
Un obus de 130 a salué ce mouvement. La pièce qui l’a tiré est bien à 10 kilomètres d’ici.
Nous montons les tentes autour du bois de sapins au milieu des morts, demain le Régiment les enterrera.
J’ai passé une nuit, anéanti par un lourd sommeil jusqu’au lendemain plein jour.
3 août 1918. ━ Ordre d’occuper le village de Cramaille.
Dans les décombres les hommes se blottissent sous des pans de toitures. Ma section occupe une maison relativement épargnée. L’intérieur par contre a été totalement pillé, meubles éventrés, tiroirs dispersés, vaisselle brisée. Dans une chambre je partage un matelas crevé avec Vacher, Beaubault et Meyer.
Dehors, les corvées ramassent les morts. Elles les identifient et les enterrent dans un cimetière créé à l’entrée du village. Je suis dispensé de cette pénible corvée et je m’en réjouis. Porter des camarades décomposés ou déchiquetés dans des toiles de tente, ce n’est pas un métier.
Aujourd’hui 4 août, le maire du village est arrivé. La maison que nous occupons est la sienne. Nous lui faisons une place parmi nous et le brave homme s’excuse de venir nous déranger. Il va tenter de rapatrier ses administrés.
Je luis signale l’existence du cadavre d’une vielle femme sur le talus de la sortie nord du village. Il est allé reconnaître. Cette pauvre femme n’a pas voulu partir lors de l’avance des allemands, elle est restée avec une fillette de 10 ans. L’enfant a disparu.