LDE carnet de route p.68 1918
Je fais comme les camarades. J’avale une sardine, un bout de bidoche et un morceau de chocolat. On noie cela par un coup de pinard et on se sent paré pour l’heure H.
Seconde alerte. Sur nos têtes, dans le vent d’acier, un crépitement furieux agite l’atmosphère. Les dos se voûtent contre une menace invisible, mais vite nous comprenons ; ce sont les 40 mitrailleuses qui, de derrière, viennent d’ouvrir le feu sur les arrières ennemies.
Le bombardement est à son maximum vers 12 h. L’adversaire submergé, écrasé, ne réagit plus.
Nous sortirons à 3 h. 28. A 3 h. les sections se préparent. La tranchée s’agite, les culasses claquent nerveusement, les magasins sont approvisionnés et les jugulaires ajustées.
Vacher passe et donne les dernières instructions :
━ Espacez-vous par escouade. On sortira un par un comme à Saffais.
J’allume une pipe. Beuzelin, Harquey, Thépaut font de même. Les jeunes veulent crâner.
━ Nous sortirons tous la pipe à la gueule, hurle Beuzelin et le premier qui la rentre est bon pour le litron.
Le pari est tenu.
L’heure H approche et plus personne ne parle.
Sanglés dans les cuirs, armes aux pieds, immobiles comme des statues, les hommes fixent leurs yeux sur Vacher. Le sergent est debout sur le parapet, surveillant le geste ultime du capitaine Malgarny. Minutes lourdes
━ Allez !
Le bras de Vacher s’est tendu en avant et un par un, sans fièvre, les poilus montent sur le parapet par des escaliers de terre. Ce mouvement s’effectue sans à coup, dans le calme, comme à l’exercice.
La sortie de ces 1.500 hommes sur la plaine plate et nue offre un spectacle de désordre mais dès les réseaux franchis, chaque compagnie prend la formation de lignes d’escouades et alors sur la plaine grise, ondoyée de lumière, l’oeil embrasse un ensemble grandiose et émouvant.
C’est un régiment d’infanterie en formation de combat, qui part à l’assaut froidement, comme à la parade, sous les éclairs d’une forêt de baïonnettes.
Derrière nous des hommes déroulent des tresses blanches, indicatrices de direction pour le retour des isolés : les cailloux du Petit Poucet.
Le duel d’artillerie a atteint son paroxysme. Devant nous, à 1.500 m., la redoutable position des Quatredoigts nous fascine. Ma compagnie forme l’aile droite de l’attaque et vers la gauche, les files innombrables de petites colonnes s’avancent vers la chaîne de coteaux où dansent en une sarabande infernale les obus de tous calibres.
Nous voici près des réseaux adverses et l’ennemi terré sous le déluge de fer ne nous a pas encore vu. Sur un signe, la compagnie s’est déployée en tirailleurs. Des lièvres surpris s’échappent devant nous et le Breton Congue en descend un. La vague d’assaut est à mi-côte et les barbelés sont là, presque intacts. Avec d’énormes cisailles des hommes s’avancent et ouvrent des brèches. Rapide et courbé un homme passe, puis deux, puis trois. A côté, d’autres brèches sont faites.
C’est le moment de l’assaut. La tranchée allemande est à 100 mètres. En passant les barbelés, j’ai laissé des morceaux de capote et de pantalon, et j’ai rejoint la ruée qui monte en paquets, sans ordre, sans un cri, le fusil tendu en avant. Sommes vus ! Une fusée rapide s’élève. Vite on accélère... une explosion brutale souffle le visage, un deuxième obus percute et fauche une grappe humaine ; près de moi Le Polès pousse un cri, vacille et s’écroule - sa jambe projetée avec force heurte ma musette. Lelièvre et Texier culbutent.
━ En avant ! En avant !
Ce cri retentit sur toute la ligne et les hommes s’échauffent. L’ assaut est irrésistible, et les jambes se tendent nerveusement pour franchir les derniers mètres.