LDE carnet de route p.79 1917
Mardi 23 avril. ━ Départ à 6 heures du matin.
La route boueuse s’allonge dans le jour naissant. Nous marchons jusqu’à midi après avoir traversé des villages où les tas de fumier vous accueillent à chaque entrée de porte.
Nous avons contourné Nancy embuée de noir, le boche bombarde la ville avec du 380. Cantonnons à Chavigny, petit village situé sur la rive droite de la Moselle. La paille des granges y est assez fraîche.
Mercredi 24 avril. ━ Après le jus, départ à 6 heures du matin sous une pluie tenace.
L’eau qui ruisselle du casque est pompée par la capote, et celle-ci déjà trempe de la veille n’en veut plus. La veste maintenant absorbe le liquide céleste et bientôt nous serons imbibés jusqu’à la moelle.
Alourdis, courbés sous le sac, le dos rompu et les jambes raides, les hommes avancent en une longue théorie silencieuse. La colonne suit une route longeant la Moselle. Après Neuves-Maisons on devine sur notre gauche la présence du grand torrent qui rugit sous l’averse des cascades qui l’alimentent, puis voici Maron. Les habitants se sont égrenés dans la rue principale et cherchent les visages connus du 128e R. I. Devant sa porte, la patronne du café où nous passions notre temps à rire, à boire et à chanter. Les visages des villageois s’illuminent en retrouvant des rescapés d’une année de combats.
Après Villey-le-Sec - oh ! dérision ! - nous cantonnons à Chaudeney-sur-Moselle. Sommes à 3 km.de Toul.
Jeudi 25 avril. ━ Dernière étape.
Le régiment pénètre dans Toul par sa porte fortifiée et défile à travers les rues. Ville de soldats aux rues étroites et aux pavés pointus. Nous prenons la direction de Commercy et à Bruley le Bataillon cantonne. Je relève la présence du 151e R. I. et du 129e R. I. dans la région. On ne sait encore rien pour nous. Nous savons cependant que la gigantesque bataille se déroule dans la Somme où la ruée allemande vient d’être stoppée devant Amiens.
Repos complet jusqu’au 30 avril. La musique du régiment donne des concerts fréquents. « Salut au 85 », « La fille du Régiment ». etc. et pour terminer, « la Marseillaise ».
Dès les premières notes de l’hymne national, les soldats s’éclipsent et quittent la place. L’effet est du plus haut comique. On veut détendre le soldat par de la musique et on termine chaque concert par le garde-à-vous et le salut militaire.
Nous trouvons ici un foyer Américain très bien achalandé et nous y sommes fraternellement reçus.
Mardi 30 avril. ━ La journée est douce et le soleil radieux.
L’escouade au complet est partie pour les champs. De la route encore humide des dernières pluies, une luminosité vaporeuse s’élève. Sur les côtés, le printemps fleuri s’épanouit dans toute sa force. Ces six hommes goûtent en ce moment toute la beauté de la nature en paix et la joie de vivre.
La promenade s’agrémente de bonnes histoires Gauloises.
Derrière nous un cycliste du régiment nous hèle :
━ Rassemblement ! le régiment fout le camp. On embarque !
━ À h ! m.... beugle Beuzelin.
Et d’un seul geste l’escouade fait demi-tour et rejoint le village au pas de course. Nous trouvons le Bataillon en émoi . Les hommes se précipitent vers leurs cantonnements et en sortent équipés. Les officiers et les sergents hurlent et à 9 h. 30 le régiment est à la gare de Toul. À 11 h. un train avale le Bataillon et s’ébranle. Direction ouest.
Le régiment est en marche pour les grandes batailles.
Mardi 1er mai. ━ Contrairement à l’habitude, le convoi a roulé toute la nuit à vive allure.
Cela rappelle le départ précipité de Ligny-en-Barrois pour la cote 304.
L’après-midi le train contourne Paris par Nogent-sur-Marne, Noisy-le-Sec, Le Bourget, puis c’est la ligne du Nord. À minuit le train s’arrête. Sommes réveillés en plein sommeil. Saint-Paul (Oise). Nord de Beauvais. Les sections s’alignent sur le quai de la petite gare et lourdement la colonne s’ébranle. Dans le ciel, une déchirure de nuage dévoile la lune ronde. Thévenin se frotte les yeux et Beuzelin regrette son « pucier » où il dormait comme un poivrot.
Dans la nuit étoilée les Compagnies avancent vers le Nord. Le jour timidement apparaît, un air frais et vivifiant s’évade des prairies cloisonnées de haies. De hautes futaies bordent la route dégageant un léger parfum de chèvrefeuille. Pays humide, beaucoup de moustiques.
Arrêt à Pierrefitte-en-Beauvaisis où nous cantonnons en restant en état d’alerte. Vers l’est la canonnade poursuit son gémissement lugubre.