LDE carnet de route p.91 1918
De nouveau sur la piste, je passe le carrefour où une mitrailleuse me recherche, car la nuit est très claire. Je pense de suite aux incidents de tir qui ne se produiront pas. De l’autre côté du village ce sont des gerbes de balles qui m’encadrent. Par bonds successifs je saute de trou en trou, jusqu’au peloton Pouey où je remets mon pli.
Ici, c’est le calme. Pas de tués ni blessés. Au retour je ramène la corvée de soupe avec Jaffrézic. Bonds rapides sous les balles, celles-ci passent hautes, l’ennemi doit tirer d’un contrebas. Dans le village des rafales de 77 mm s’émiettent. Une pause, pour passer entre deux arrivées. Nous passons rapidement dans une course bruyante ; bidons et bouteillons s’entrechoquent sur les fesses des hommes de corvée et derrière nous la rafale suivante s’est abattue. Au chemin creux la corvée poursuit sa route vers le P. C. du colonel.
Dans la niche mon mitrailleur et sa pipe m’attendent avec impatience pour la suite...
━ Alors ! ça s’est bien passé ?
━ Oui ! je vais roupiller. Il est plus de minuit.
Impassible et sans pitié il reprend son cours :
━ La Saint-Etienne 1907, c’est une mitrailleuse de stand de tir, mais le moindre grain de poussière l’arrête… tandis que la Hotchkiss...
━ Hé ! Désalbres, faut repartir ! Voici un ordre pour le P. C... Mansard.
Au carrefour de Locre, nous franchissons la route et filons droit devant nous - à travers les débris du camp anglais.
Voici le fossé de la route, fossé tragique où tant d’hommes de ma Compagnie sont restés, broyés par l’effroyable barrage du 20 mai. Ai-je frôlé le cadavre de mon jeune camarade de la classe 18 ? Dans le champ de blé parsemé de cadavres nous avançons courbés, car l’ennemie a dû saisir nos silhouettes qui doivent, se profiler dans la nuit claire. Les balles passent sèches et rageuses ou en coups de fouet qui déchirent l’air près de nos oreilles. Je suis mon guide qui procède par bonds, de cadavre en cadavre ; à gauche le profil sombre de l’ Hospice.
Nous trouvons dans une petite tranchée, le lieutenant Mansard qui est assisté du sous-lieutenant Artance et de l’adjudant Devillard. L’ennemi est ici à 50 mètres, aussi pas d’obus, mais de la mitraille et des patrouilles délicates.
Retour rapide grâce à l’écran d’un gros nuage.
À la niche le poilu mitrailleur m’attend pipe en action, mais cette fois-ci c’est le sommeil qui l’emporte.
Mardi 30 Mai. ━ Grande activité de l’aviation et de l’artillerie.
L’ennemi nous arrose d’obus à gaz. Ils arrivent avec des sifflements doux et chutent dans des éclatements étouffés. Pourquoi s’acharne-t-il à arroser la pente du Mont Rouge ? Serait-ce pour laisser couler le gaz mortel vers notre chemin creux qui longe sa base ? Aussi sommes-nous obligés de conserver toute la journée notre masque sur la figure et de rester allongés dans nos niches.
On annonce que la nuit dernière le 42e R. I. a été relevé par le 217e R. I. vers le Scherpenberg, l’ennemi a dû se douter de quelque chose, il a fortement bombardé ce secteur.
Après minuit, je porte un pli au peloton Pouey. J’y conduis le lieutenant Beusse de la C. M. 1 Clair de Lune. L’ennemi nous laisse passer sans nous saluer.
Mercredi 31 mai. ━ Ce soir le 23 sera relevé par le 221.
Est-ce la relève définitive de la D. I. ? Chacun le souhaite, car bien que le secteur soit relativement calme, nous avons besoin de Repos. Les dernières journées vécues et la vision permanente de ces milliers de cadavres qui achèvent de pourrir pèsent lourdement sur notre moral.
Le spectacle hideux de ce chemin creux ne s’effacera jamais de ma mémoire.
Journée calme. À la nuit, mission au peloton Pouey. Vacher me signale la mort d’un camarade de la section, un Parisien de l’active. Un obus percutant sur le moignon d’un arbre a sectionné d’un énorme éclat la jambe du poilu. Le malheureux est mort après 3 heures d’hémorragie. Il a fumé des cigarettes jusqu’à la fin. Avant de mourir, il prit sa jambe sanglante, et d’un accès de rage la jeta sur la Chaussée.
Le sergent me prie de ramener des brancardiers.
━ Le secteur est calme et il a droit à une croix de bois, ajoute-t-il.
Au chemin creux, le major Ollivier ne peut mettre à ma disposition que 3 brancardiers. Je ferai le quatrième.
De retour au fossé, je trouve le sergent Beaubault. Celui-ci m’indique que le camarade est dans l’autre fossé, avec les autres. Il a la jambe gauche en moins, donc il est facile à retrouver.