LDE carnet de route p.81 1918
Samedi 11 mai. ━ Tous les villages sont nets comme des jouets de bois.
Des maisons bariolées de peinture bordent des rues propres et pavées. Quel contraste avec les villages de Lorraine où croupissent les tas de fumier !
Dans un estaminet, j’ai voulu prendre un café, un vrai, un café bien sucré. Accoudé sur un marbre bien propre, j’ai pu admirer un intérieur reluisant, net comme un sou neuf. Près du zinc, une vieille femme déguste un plein verre de la délicieuse boisson noire.
━ Servez-moi un café bien chaud !
━ Je n’ai pas de café, me répond la jeune patronne.
━ Et la bonne femme, là, qu’est-ce qu’elle boit ?
━ Ce n’est pas du café, Monsieur, c’est du Stout.
Elle a prononcé " staout ".
━ Et bien, servez-moi un " Staout ".
Pour un buveur de vin, ce breuvage est exécrable.
Dimanche 12 mai. ━ Le Régiment poursuit sa route.
Sa route ! Quelle route ? Celle de son destin que nous ignorons. Nous savons cependant et cela est une certitude, que nous irons nous buter contre l’infanterie Allemande.
C’est au sud d’ Ypres que nous nous dirigeons. Région des Monts. Depuis deux à trois semaines on s’y bat furieusement. Ici les Anglais ont lâché pied comme dans la Somme. Cantonnons à Outzelle. Nous avons perdu le Mont Kemmel où un régiment français a été complètement anéanti.
Attaques et contre-attaques se succèdent sans interruption sur un terrain plat, démuni d’abris et de tranchées, sous des orages d’obus explosifs et à gaz.
La densité de l’artillerie que nous relevons et la concentration de troupes témoignent de l’acharnement de la bataille. L’ennemi veut percer coûte que coûte pour atteindre la mer et menacer l’Angleterre.
Lundi 13 mai. ━ Repos complet.
Dans une prairie la Compagnie a monté ses tentes. Toute la nuit, les avions sont passés en escadres serrées et agressives. Bombes et mitraille nous ont été distribuées sans ménagement. Pour nous protéger nous dormons les casques posés sur le visage.
Nous formons un corps de contre-attaque car on prévoit une nouvelle poussée ennemie. Les Anglais utilisent des Chinois à creuser des tranchées, dernières lignes de résistance derrière les Monts des Flandres.
Mercredi 15. ━ Le Régiment lève le camp à 1 heure du matin à la lueur d’un embrasement général.
Devant nous, l’horizon est sillonné par des éclairs vifs et des lueurs argentées sous un bourdonnement sourd qui semble agiter la terre. Traversons Steenvoorde. et rentrons de nouveau en Belgique. Ici, plus de douane, mais dans la petite ville nous avons croisé quelques civils.
Nous voici dans la zone du feu : villages meurtris, arbres déchiquetés, prairies crevassées, routes défoncées ; le village d’Abeele que nous traversons est abandonné et semble avoir été pillé.
Nous occupons un camp anglais à 1.000 mètres derrière le Mont des Cats où s’élève un magnifique couvent partiellement ébréché. Près de nous, de grosses pièces d’artillerie tirent sans arrêt sur la gare de Lille.