LDE carnet de route p.87 1918
Personne n’a voulu me donner à boire, les tirs de barrage interdisant au ravitaillement de monter.
J’arrive au P.C. du Colonel à la nuit. Le poste de secours est encombré de blessés, pas une goutte d’eau et le Major me prie sèchement de rejoindre mon unité avec les corvées qui vont monter. Celles-ci arrivent ; il s’agit de la section de discipline chargée du ravitaillement pour les deux Bataillons. Je me joins à la corvée, mais avant le départ nous devons laisser passer un formidable tir de barrage. Nous nous dispersons dans des abris. Ceux-ci sont solides et peuvent résister aux 210 qui tombent ici comme grêle.
━ Allez ! en route la corvée !
L’officier qui commande la section nous entraîne vers la crête. Là-haut, l’immensité noire. Sur l’autre versant, un nouveau tir de barrage nous bloque dans un chemin creux. Je me glisse à l’entrée d’une niche occupée par un soldat du 3e Bataillon. Ce dernier est très satisfait de ma présence, mon corps lui sert de pare-éclats.
Ce torrent de feu et de gaz a duré jusqu’au petit jour. Mon corps, comme une masse élastique n’a cessé de tressaillir sous les souffles chauds des puissantes explosions et le masque est resté en permanence sur mon visage.
Le jour nous a surpris pendant ce déluge et nous sommes revenus au P.C. du Colonel, ramenant les blessés et le ravitaillement.
Lundi 22 mai. ━ Chaleur torride.
Contre la falaise brûlante nichent les services du Régiment. À force de mendier, un cavalier de la liaison du colonel veut bien me céder 1/2 quart de café froid.
━ Tu sais, me dit-il, c’est pour moi un sacrifice. Il n’y a pas plus à boire ici qu’en première ligne, mais puisque tu viens de là-haut, je vais te donner ce que je peux.
J’ai bu, et la délicieuse boisson a accentué ma soif. Le cavalier a raccroché son bidon pour rejoindre une niche voisine. Sans scrupule, j’ai saisi le bidon et l’ai vidé d’un seul trait, puis dévalant la falaise je me suis éloigné comme un malfaiteur et pourtant je n’ai aucun regret, ce type-là n’est qu’un embusqué.
La nuit est revenue. Devant la sape du colonel un soldat tourne une manivelle. Un obus siffle, percute, un homme touché chancelle. Le joueur d’orgues est rentré précipitamment et pour me distraire, je tourne à mon tour le ventilateur du gourbi du colonel.
━ La corvée de soupe, rassemblement !
Pour la seconde fois la section de discipline va tenter de ravitailler les lignes et pour la seconde fois je vais tenter de rejoindre mon unité.
La corvée s’allonge et démarre.
Au premier chemin creux, comme hier, barrage d’obus et de gaz. Même cauchemar, mêmes angoisses et la pointe du jour nous découvre dans les niches du 3e Bataillon. Cette fois ci je poursuis ma route vers le chemin creux du 2e Bataillon.
Près du carrefour le colonel Berthoin est en conversation avec le commandant Jeantis. Les deux officiers sont debout comme en promenade. Je me présente et expose mon cas. Je veux rejoindre mon unité, la 2e Compagnie.
Le Colonel s’adresse au Commandant.
━ La 2e Compagnie ? Savez-vous où se trouve cette Compagnie, Jeantis ?
━ Vraisemblablement vers l’Hospice, mon Colonel, répond le Commandant, et muni de ce renseignement sommaire, je me rapproche du P.C. de mon Bataillon.
Il était temps. Un tir de barrage se déclenche et souffle tout ce qui demeure dans le chemin creux. Les hommes se précipitent dans les niches. J’en partage une avec un coureur.
Sous les coups de pioches monstrueux, les 50 cm. de terre qui nous abritent s’effritent peu à peu. Une fumée âcre saisit la gorge et irrite les yeux. Les explosions se fondent dans une terre en ébullition et le Mont Rouge tressaille, comme prêt à s’écrouler. Près d’ici des cris, des hurlements. Ma vue s’obscurcit et mes oreilles sifflent dans une demi-surdité qui me gagne. Sous un formidable choc, la niche est soulevée, puis s’affaisse et par une lézarde la terre coule sur nous. Mon camarade a poussé un cri et son corps allongé contre le mien a été secoué par une détente nerveuse. C’est le drame du fossé qui recommence. Torturés, crispés, étreints par une terreur indicible, nos corps frémissent et se contractent à chaque coup de massue.