LDE carnet de route p.105 1918
La hache d’acier est à quelques mètres de nos têtes ; tapis dans la roche qui surplombe le ravin, nous sentons les remous de l’air qui hurle avec puissance. Encore quelques secondes et nos pauvres carcasses seront happées, broyées, dispersées dans ce ravin où meurt la nature.
Dans ce cyclone d’acier des voix grêles s’élèvent, s’amplifient, stridentes : les mitrailleuses. Des claquements sers, coups de fouets trépidants, s’ajoutent au fracas des explosions. Une ferraille désordonnée, massive, déferle en torrent sur nos têtes. De tous les coins du plateau, le toussotement aigre, énervant des mitrailleuses accompagne le long halètement des grosses marmites, soutenu par les rafales de fusants qui s’émiettent dans l’air en flocons gris, Autour de moi les visages sont poignants de tristesse ; les poings crispés sur nos fusils, les mâchoires contractées, muets nous allons nous dresser.
━ Un homme pour voir ce qui se passe là-haut !
Vingt têtes casquées restent figées, immobiles. Cependant, Mansard m’a fixé du regard et j’ai déposé mon sac. Le rebord du plateau n’était plus qu’à un mètre lorsqu’un bolide humain est passé près de nous pour rouler en boule au bas de la falaise. C’est un blessé, il crie, se contorsionne, l’attaque vient d’échouer, en quelques secondes la vague d’assaut a été stoppée par les mitrailleuses. Tout est à recommencer, mais nous respirons. Un jour de plus.
Durant toute la journée des blessés viennent rouler au bas de la falaise, suivis de gerbes de balles qui cherchent à les atteindre. Le Sergent Stévenard très démoralisé a pu descendre ; il nous annonce la mort de Vacher et l’anéantissement de toute la section. À notre ébahissement joyeux quelques instants après, Vacher nous rejoint. La section n’est pas anéantie, par contre le Sergent Vilmot, un ancien de l’active, a été tué avec un jeune de la classe 18 et le Sergent-fourrier blessé. On ne connaît pas exactement le nombre des pertes, mais on est loin des chiffres donnés par Stévenard.
La préparation d’artillerie a été insuffisante, et à gauche, ni le 2e Bataillon ni le 23e R. I. n’ont pu progresser.
Les mitrailleuses pullulent dans le bois des Justices et d’une tour qui domine le plateau, appelée le Belvédère, l’ennemi a pu nous fixer au sol.
Au 2e Bataillon, plus éprouvé que nous, le Lieutenant Beusse de la C.M. 2 a été tué ; c’est un magnifique saint-cyrien qui disparaît.
L’après-midi l’ennemi s’énerve, le ravin bouillonne de feu et de fumée, ce qui n’a pas empêché le 3e Bataillon de nous rejoindre pour renforcer notre ligne. Le Capitaine Payen, ancien chef de la 6e Compagnie, blessé au Mont Kemmel est arrivé ; il prend le commandement du Bataillon. C’est un officier d’un sang-froid légendaire ; essentiellement bon et juste, il est adoré par ses hommes. Mansard reprend avec soulagement le commandement de notre Compagnie. Brave, spontané, dévoué, il avait une charge qui le dépassait un peu.
À minuit la soupe arrive incomplète ; les corvées ont été décimées par les tirs de barrage et les bombes d’avion. Tout l’arrière est arrosé d’une manière continue.
L’aurore n’a pas encore effleuré l’horizon que l’artillerie se calme. Le ravin résonne par moment comme un chaudron de cuivre. Sur le haut du plateau quelques fusées montent avec le bruit d’oiseaux effarouchés. Les hommes dorment au pied de la falaise dans des trous individuels. Ils cherchent à s’évader du cauchemar que nous vivons en plongeant dans un sommeil de brute. À l’intérieur d’une petite carrière, le Capitaine Payen a installé ses services. La flamme grêle d’une bougie éclaire faiblement la grotte où mes coureurs assoupis restent prêts à partir pour leurs missions de liaison. À l’entrée, les corps des tués sont roulés comme des boudins dans des toiles de tente, tandis que par un petit sentier sinueux, les brancardiers descendent avec précaution les grands blessés de la journée.