LDE carnet de route p.111 1918
Par une échancrure entre la ferme et le village, on aperçoit effectivement des fantassins qui bougent dans un champ de blé. Le Lieutenant Mansard me passe ses jumelles. Ce sont des boches. À notre gauche des feux d’infanterie crépitent et gagnent tout le plateau.
Faites tirer !
━ Sur la ligne, entre la ferme et le village... Feu
j’ai hurlé en longeant la section déployée. Sous la première salve, la ligne grise s’est terrée. Des ombres sortent une par une du champ de blé et par bonds successifs progressent vers nous, mais notre feu et nos 75 finissent par stopper leur avance. Les fantassins ennemis n’ont pu atteindre le mur de clôture de la ferme. La contre-attaque a échoué, la ferme reste entre les deux lignes et nos blessés seront sauvés.
À gauche, les nôtres se sont rués vers la position abandonnée. Nous avons la joie de voir des groupes de la 3e Compagnie rentrer dans la cour de la ferme. Décimé, l’ennemi n’a même pas tiré. La partie est gagnée pour nous.
De dépit, il déclenche un violent tir d’artillerie.
Par ici ! en colonne par un !
Nous suivons Mansard au pas de course.
Contre la butte où se dresse le village de Cugny, dans une petite anfractuosité notre groupe s’est mis à l’abri.
En descendant la pente, j’ai trouvé le cadavre de Billan recroquevillé sur le bord du chemin. Près de lui, d’autres morts de la Compagnie. Ils semblent avoir été traînés par les pieds.
Nos positions sont copieusement arrosées par l’artillerie ennemie : tir peu dense, irrégulier, décousu et sans objectifs précis. Nos yeux découvrent tout le plateau de la cote 128 que nous parcourrions ce matin. Sur les pistes, des groupes séparés de 2 ou 3 hommes trottinent, blessés et prisonniers qui rejoignent nos arrières.
Le Capitaine Payen et quelques hommes séparés de leurs unités nous ont rejoint.
La canonnade s’est tue et rapidement derrière notre Capitaine et le Lieutenant Dermain nous avons réoccupé la ferme.
La cave est devenue le P.C. du Bataillon. Elle se compose de deux compartiments séparés par l’escalier de pierre. Un compartiment est occupé par les officiers, l’autre par la liaison : les coureurs, les brancardiers et les ordonnances. Deux soupiraux permettent à la lumière du jour de passer. L’Adjudant de Bataillon Caillouet a casé tout son monde. Pour la première fois, je peux enfin déposer mon sac.
Je sors pour reconnaître la position de ma Compagnie. Celle-ci est déployée dans les herbes, en bordure du ravin, limite de notre progression. La ligne de tirailleurs s’étend de ce ravin jusqu’au mur de clôture ; même position que ce matin...
Les hommes sont exténués et démoralisés. La tragédie de ce matin les a fortement marqués et les artilleurs sont sévèrement jugés. Devant nous l’ennemi est aussi inerte. À 200 mètres on peut observer les allées et venues des soldats allemands. On a l’impression que d’un commun accord les deux adversaires observent une trêve.
À l’extrême gauche de la ligne, sur la première pente du ravin, je retrouve mon escouade. Joutel m’apprend que Thévenin et Beuzelin sont blessés ; il reste Faucher et Bénard. Le Savoyard est avec eux ; ils sont tous dans un même trou.
La Compagnie a été cruellement éprouvée. Sera-t-on bientôt relevés ? Le pourcentage de pertes est-il atteint ? Nous le saurons ce soir par les cuisines.
Le soir tombe sur la nature encore ensoleillée. Les derniers rayons de lumière se retirent en glissant entre les branches des taillis. Les murs dentelés du village de Cugny prennent des teintes rosées ; aucun oiseau ne chante. Les bois, les prés, les champs de blé, sentent la mort. Le monde végétal, muet d’horreur, subit. silencieusement la férocité de l’homme. Dans ce paysage si doux, qui a été créé par Dieu pour la paix et la vie, la mort en a fait son royaume.
Les poilus ont allumé leurs pipes à quelques dizaines de mètres de l’ennemi.
Vacher est venu nous rejoindre. Billan a été tué avec quelques camarades par un 75.