LDE carnet de route p.114 1918
29 juillet. ━ J’ai retrouvé les débris de ma section sur le versant de la côte qui domine la route de Rozet à Brény.
Les sergents Vacher, Stévenard, Meyer regroupent leurs hommes dispersés et mêlés à d’autres unités.
En quelques minutes, un camp africain s’est dressé sur ce dôme verdoyant, fraîchement meurtri par les derniers combats.
Muet, le regard vide, le Lieutenant D. assiste au regroupement de la section.
Près de nous, des 155 gueule fumante, poussent des rugissements déchirants ; c’est la préparation de l’attaque du 42e. Comme des météores, les obus s’élancent dans l’espace, passent au-dessus de nos têtes.
La Compagnie squelettique s’est rassemblée pour l’appel.
Au tour de la 14e escouade je réponds :
Caporal Désalbres : Présent !
Beuzelin : Blessé !
Thévenin : Blessé !
Joutel : Mort !
Faucher : Blessé !
Bénard : Blessé !
Aux cuisines, j’ai rencontré Bénard. Il est blessé au talon d’un petit éclat d’obus. Je l’engage à se faire évacuer, mais il désire rester avec moi, trouvant sa blessure insignifiante. Je le conduis chez le Major Olivier qui lui fait sa fiche. Le dernier homme de mon escouade est parti.
Dans l’après-midi, nettoyage général ; on astique les armes et nous quittons cet endroit insalubre où les gueules des canons crachent sans arrêt leurs flammes soufrées par-dessus nos têtes.
Au bas de la côte, les poilus fument leurs pipes, ventre au soleil. Des marais d’où émergent de légers champignons noirs de fumées, une fraîcheur bienfaisante monte jusqu’à nous. Sur la route, des ambulances passent chargées de blessés. Il parait que le 42e a progressé de 2 km. et nous éprouvons un véritable soulagement à sentir la bataille s’éloigner. L’artillerie vient d’atteler et nous quitte pour suivre l’infanterie.
30 juillet. ━ La nuit a été calme, même très calme.
Est-ce parce que J’ai dormi profondément jusqu’à 10 h. du matin ?
Toilette dans les eaux du marais.
Après vives discussions sur le sort qui nous est réservé dans les jours à venir, Virton estime que la D I. est trop amochée pour continuer l’offensive. Chacun s’accroche à un espoir, la relève. Tous les arguments pour cette éventualité sont fondés ━ il y a 50 hommes valides à la Compagnie. Mais voici Vacher avec son sourire narquois. Il s’approche et s’écrie
━ Allez ! faites les sacs ! Préparez-vous ! on va partir !
━ Partir, Où ?
━ On va entre Armentières et Cugny, c’est tout ce que je sais.
Nous nous rapprochons donc du feu. La guerre continue. Le canon tonne à quelques kilomètres. Les rescapés d’hier, l’âme inquiète, le coeur serré, muets, chargent encore leur croix pour le chemin qui les attend.
En bas, sur la route, les officiers attendent la troupe.
La colonne lourde s’est formée en silence et la houle des sacs que surplombent les tètes casquées a repris le chant feutré des courroies de cuir.
Au passage à niveau de Breny, encombrement : la route a été balayée mais reste défoncée, ravinée.
Par le ravin qui longe la côte 128, la colonne progresse par deux, je colle derrière le Capitaine Payen avec ma liaison.
Après le bois triangulaire, le ravin se rétrécit. Une fraîcheur agréable assainit un peu les esprits. Le bataillon s’installe aux flancs du ravin. On ne sait rien et sur l’herbe les conversations vont leur train. En fumant leur pipe les hommes crachent leur salive avec fureur ━ indice d’énervement.
Voici que vers notre groupe un officier en tailleur kaki s’avance. C’est un Colonel de haute taille. Nous le reconnaissons. Le Colonel Bablon, commandant l’Infanterie Divisionnaire. Il demande deux hommes de la 3e Compagnie dont il donne les noms. Des sous-officiers s’affairent et des appels courent le long du ravin. Deux hommes dont un caporal, s’approchent et saluent. Sans cérémonie, simplement, le Colonel s’avance. Il agrafe à la veste du caporal la médaille militaire et au second la croix de guerre avec palme. Après l’accolade, il leur serre la main et leur dit :
━ Vous avez été très braves. Je vous félicite, mais vous avez fait trop de prisonniers. La prochaine fois il faudra en faire moins.