LDE carnet de route p.119 1918
2 août 1918. ━ La première lueur du jour n’a pas encore teinté l’horizon, la plaine est toujours endormie.
Rien ne bouge et, pas un bruit, pas même le léger bruit de l’oiseau de nuit. L’air est sec. À la clarté des étoiles on distingue les formes ovoïdes des morts. Près de moi, les hommes dorment écrasés, anéantis par leurs misères. Contre le talus, allongé comme un sphinx, la sentinelle roulée dans sa toile scrute la lisière du petit bois.
Un léger voile diaphane et discret s’étend sur la crête boisée qui domine Cramaille. Le bois de sapins émerge lentement de l’ombre et les blés prennent progressivement une teinte cuivre rosée.
Mais qu’est-ce donc ? Suis-je bien éveillé ? Là, dans ce champ, c’est bien un gars de chez nous ! Un soldat casqué qui s’agite presque à l’angle du bois de sapins !
Il est fou ! Il va se faire massacrer !
Mais en voici d’autres qui se lèvent et courent en tous sens. C’est le réveil des morts ! C’est inouï ! C’est inimaginable !
Je me précipite vers eux. Ils crient et l’un d’eux comme ivre nous arrive :
━ Ils sont partis ! Y a plus de boches ! Tous debout ! C’est vrai ! Je vous le dis, y a plus de boches !!!
Cette nouvelle incroyable soulève le champ de bataille et c’est un spectacle invraisemblable, une scène extraordinaire de folie.
Comme dans un tableau de la Résurrection, des hommes sortent de terre. Ils vont en désordre, dans toutes les directions, sans but, sans raison. Les uns tournent en rond avec des rires nerveux, d’autres sautent sur place en hurlant, d’autres encore se jettent les uns contre les autres en assauts furieux. Un grand gaillard passe près de moi les mains en cornet, hurlant comme un fauve. Un autre en courant me lance un violent coup de pied. Pris par cette folie collective, cette joie nerveuse qui secoue nos pauvres têtes, je pars droit devant moi, je file et je sens que c’est nécessaire pour mon équilibre, pour le calme de mes nerfs. Ces 12 jours de combats ininterrompus qui se liquident d’un seul coup. C’est l’état du naufragé qui atteint la berge. La joie du miracle de la Résurrection.
Il n’y a plus de boches, plus de mitrailleuses, on peut vivre à cette minute alors qu’on mourait il y a quelques instants Nous sommes bien toujours à Cramaille, face au bois de sapins, parmi les morts.
Mais nous, nous sommes bien vivants, vivants de chair et d’os.
À l’angle du bois, ma section est dispersée dans un champ de blés. Les hommes sont sortis de leurs trous individuels. On serre les mains des camarades survivants : Beaubauld, Vacher, Meyer pour parler des sous-officiers.
Assis sur le bord d’un trou, un homme somnole, tète penchée sur l’épaule.
━ Hé ! Poulain... tu rêves !
━ Poulain ! il est mort, me répond un poilu.
La tête légèrement inclinée sur l’épaule gauche, le malheureux reste figé comme un marbre. Dans la nuit il s’est assis et la dernière rafale l’a tué, il n’a pas bougé, ni poussé un cri, il était près de minuit.
Gallais lui aussi est parmi les morts. Gallais, classe 12, toute la guerre depuis 14. C’est ce Charentais qui écrivait tous les jours à sa fiancée.
La section est réduite à 10 hommes, elle en comptait 37.
La première Compagnie est pratiquement anéantie, 12 hommes répondent à l’appel. Ils étaient 122 le 18 juillet.