LDE carnet de route p.64 1918
Mercredi 23. ━ Les jours s’écoulent fort paisiblement.
Relevons une forte fumée chez les Boches, dans la tranchée du Gué.
Nos 75 mm cognent dans les barbelés adverses et l’adversaire répond avec du 77 mm sur le ruisseau.
Pendant cette nuit une reconnaissance forte de 30 hommes commandée par Barcelot visite la ferme et se pose en embuscade jusqu’à 2 h. du matin. Ils ont attendu en vain, mais reviennent les pieds glacés. Notre mission nous évite ces ballades nocturnes.
Malheureusement ça ne pouvait pas durer ; le 25 au matin, 5 hommes viennent nous remplacer et nous rejoignons notre tunnel. Sommes reçus froidement par les camarades, on nous traite d’embusqués.
Le soir, suis de garde à un P.P. à 200 m. de l’entrée du tunnel. Je veille dehors avec Harquey et pendant ce temps Bihan, notre caporal, nous prépare du chocolat au lait dans la petite cagna qui sert d’abri. Ici, comme à Bures, on a devant soi plusieurs lignes de réseaux de barbelés. La garde est de 3 heures et elle se passe à faire 20 pas dans les deux sens.
Samedi 26. ━ Journée brumeuse.
Pour éviter toute surprise car la visibilité est nulle, une sentinelle est placée en bas de notre position sur la route d’ Arracourt à Athienville.
Je suis désigné pour cette garde. Un sergent ouvre les chicanes et me conduit sur la route. Devant moi le dernier réseau, puis la plaine aux hautes herbes, propice aux patrouilles et embuscades. Le brouillard masque toute vue. Fusil à la bretelle, mains aux poches, pipe à la bouche, je déambule jusqu’à midi sur la petite route bordée de jeunes arbres.
En cas d’alerte, je dois rejoindre le tunnel en fermant derrière moi les chicanes. La matinée est douce.
Du ciel brumeux descend peu à peu une clarté tamisée qui s’étale sur le chemin. Pas un bruit, quelques oiseaux s’élèvent bruyamment des herbes sèches et s’évanouissent dans le brouillard. L’air est frais et léger, des oiseaux chantent, mais la mort est toujours là, prête à vous saisir dans ses griffes.
Pendant la nuit garde au P.P. Bihan avec Harquey. Durant 3 heures c’est le manège du lion en cage ; j’ai fait 15 km. sur un espace de 20 m.
Dimanche 27. ━ Fête du Kaiser.
Nous le savons. Elle ne passe pas inaperçue. Là-bas, dans la Lorraine envahie les cloches sonnent à toute volée et ce sont les cloches de France ! Bientôt elles sonneront le carillon clair de la délivrance. Vers 10 h. c’est une fanfare de cuivre qui jette ses notes de défi jusqu’à, nous. N’y tenant plus, Dekoninck, Harquey, Thépaut et moi montons sur le parapet et de nos mains en cornet lançons vers l’ennemi ce cri vengeur - A bas Guillaume !
Le soir une reconnaissance sort et ne rencontre rien. Le lendemain, je suis encore de garde sur la route car le brouillard est toujours épais.
Mercredi 30. ━ Toujours ce damné brouillard qui nous prive de soleil.
Une reconnaissance ennemie a dû venir cette nuit nous tendre une embuscade ; au matin les traces d’herbe foulée en sont le témoignage.
Jeudi 31. ━ journée très calme.
Garde au PP Bihan où on nous prépare toujours un excellent chocolat.
Une reconnaissance est sortie cette nuit visiter la ferme. L’ennemi semble énervé, il brûle de nombreuses fusées et toutes les 5 minutes il lance un obus sur la route d’ Arracourt ; on pense que c’est du 120 mm français.
Dans la journée, à la faveur de la brume, avec Harquey et Thépaut, je lance quelques grenades V. B. sur la route du bas ; il va sans dire que la sentinelle n’y est plus.
Ce sacré Thépaut ! pour nous faire une niche, il percute devant nous une grenade défensive et la garde dans la main. Terrifiés, nous nous jetons à terre, les bras sur la figure. Je le somme de jeter l’engin. Debout et immobile, le Breton nous regarde en riant, nous attendons le drame provoqué par ce fou et la grenade n’éclate pas. Une chance sur dix mille. Ce Breton primitif est un danger pour l’escouade.