LDE carnet de route p.108 1918
25 juillet. ━ Empourpré par l’aurore lumineuse, le ravin rocheux prend une teinte mauve.
Quelques obus tombent en lourdes vibrations qui vont se perdre vers le village de Breny. Nous devons appuyer sur la droite et rejoindre le bois triangulaire par le ravin de la Fausse-rivière.
En file indienne, nous nous enfonçons dans les taillis qui meublent le fond du ravin pour remonter ensuite vers une crête à forme arrondie.
À mi-côte, les soldats du Bataillon sont couchés en tirailleurs dans les herbes. C’est le long chapelet de la vague d’assaut qui s’élancera dans un instant vers le bois des Justices et que nous clôturerons au bois triangulaire.
À la lisière d’un boqueteau, ma Compagnie. L’escouade est là au complet. Rapidement je serre les mains qui se tendent : Thévenin, Beuzelin, Joutel, Faucher, Bénard. Quelle fraternité en ces instants dramatiques. Soudain Joutel me rappelle, il brandit une lettre que lui a remise la corvée de soupe pour moi. Je file en lui criant « Après l’attaque », mais mon camarade m’a rattrapé et remis l’enveloppe. Des nouvelles de mes parents. Pauvres parents ! J’ai vite rejoint la colonne. On a plaisanté en croisant Vacher et Billan étendus dans les herbes.
Notre artillerie a commencé à marteler le plateau. L’ennemi répond. Une salve de 88 soulève dans un tonnerre un nuage noir. J’accélère afin de rattraper la queue de la colonne. Un officier surgit d’un taillis, il est surexcité et crie :
━ Dépêchez-vous, mon Capitaine ! L’ennemi nous a vu et je viens de perdre un Aspirant et plusieurs hommes.
Dans les herbes, des corps tordus, rougis par le sang frais. Un visage d’enfant, yeux bleus, grands ouverts dirigés vers le ciel, l’Aspirant. J’ai rencontré ce visage au Mont Kemmel.
Après la ferme de Confavreux une route, et enfin le bois triangulaire. Sommes à l’extrême-droite de la vague d’assaut ; plus à droite, le vide. L’ancienne défense de l’ennemi comprend deux tranchées et quelques petits abris. Le Major Olivier installe ici son P.S.
De la lisière on découvre une partie du plateau où nos obus mènent une danse diabolique. À l’horizon cotonneux, une crête boisée : c’est le bois des Justices. Huit cents mètres à parcourir. Escalader la crête, enlever le village de Cugny, voilà les objectifs de l’attaque.
Toute la masse de la côte 128e est enveloppée par le ruban de la vague d’assaut. Nous sommes ici l’extrême aile droite et vers l’aile gauche, le 23e forcera les entrées d’Oulchy-le-Château.
Dans un fracas assourdissant des masses de vapeurs sombres s’élèvent du plateau. À travers l’air épaissi de cette matinée chaude, ce ne sont que glissements furieux de météores invisibles. Sifflements sonores ou déchirants, rugissements et craquements effroyables de flammes fulgurantes. C’est le début, de la grande bataille, et les deux adversaires vont s’empoigner avec rage sur ce petit morceau de France qui agonise. Le Capitaine Payen a rassemblé son monde sur la petite route montante. Le tir de barrage s’éloigne, c’est le moment. Je serre ma jugulaire et arme mon fusil.
La longue file de tirailleurs s’est dressée et au pas, lentement, elle rentre dans la fournaise.
L’avance s’effectue derrière nos obus. La terre devant nous est arrachée, pulvérisée dans ses moindres replis. Là-haut, sur le plateau, l’ennemi muet nous attend. Sur notre droite, c’est le vide inquiétant. Au loin, les mitrailleuses crépitent. Du village de Cugny l’ennemi tire.
Devant nous, le plateau des Justices et le bois qui le couvre se détachent de l’écran de fumée. Des arbres entiers s’élèvent, tournoient et s’écrasent à ses pieds. On distingue le long ruban de la vague d’assaut qui converge vers le pied du plateau où se concentre le tir de l’ennemi.
Une gerbe de terre jaillit brusquement au milieu de notre groupe... par miracle, l’obus n’a pas éclaté ; il jette l’émoi chez les hommes et instinctivement nous accélérons la progression.
━ Doucement, mes enfants ! doucement !
Calme, sa canne à la main, le Capitaine Payen tempère notre énervement.
La tempête est sur nous.
Enervés, surexcités, fascinés par la redoutable position boisée, nous nous précipitons furieux, au coude à coude, à l’escalade de la falaise abrupte.