LDE carnet de route p.109 1918
Dans cette cohue, soulevée par la fièvre d’agir, chaque explosion fauche à coup sur. Escaladant la roche, fusils en mains, dépoitraillés, toute la charge monte dans un chaos de flammes brèves, de terre croulante, de bois meurtris, de corps culbutant. Rien n’arrête ces hommes ; ni la nature qui a dressé ici une barrière serrée, ni la mitraille. La force nous pousse en avant. Des langues de feu, longues et noires sondent les plus profonds taillis, carbonisent la verdure qui craque, se tord et disparaît ; les lance-flammes du Génie arrosent cavernes et bois. Odeur de chair grillée et de soufre, fracas de la terre qui se soulève et s’affaisse, souffles brûlants et suffocants, cris de la chair meurtrie... enfin le plateau. Une barrière de ronces... on passe. Des hommes isolés, crispés sur leurs armes, fous déchaînés avancent droit devant eux, sans orientation.
Les unités sont mêlées, décimées, sans chef. À mon côté, un lance-flammes avance accompagné d’un sergent du Génie. Un glacis, c’est le plateau nu.
À gauche, des groupes accourent baïonnettes hautes - le 3e Bataillon. Une immense fumée noire s’élève derrière eux, Oulchy-le-Château brûle. Soudain l’air claque en coups secs. D’un taillis, on a tiré sur nous. L’air claque de nouveau, deux hommes s’écroulent.
━ En avant ! en avant !
Des baïonnettes se dressent et chargent. Deux grands boches, rouquins et sales tombent à mes genoux.
Ils me tendent leurs mains ouvertes et leurs doigts écartés chiffrent le nombre de leurs enfants. Sur un signe, ils filent vers l’arrière.
En plein visage, je reçois le choc d’un coup de feu. D’un bond, nous sommes sur le taillis et les armes s’abaissent et tonnent. Je vide mon magasin, au hasard, dans la verdure. Des feuilles s’écartent, des branches s’inclinent, des corps culbutent. Rien ne sort, mais une flamme rouge, puissante et sonore fuse. Sous le souffle, le feuillage s’enroule et disparaît. Des hommes au visage de suie sortent en gesticulant, les yeux terrifiés. Un par un, des boches sortent et filent vers l’arrière. Au passage, un poilu du 3e Bataillon, les salue d’un coup de pied au derrière.
━ Allez, hop ! démerde-toi !
Le dernier, un officier. Droit, méprisant, d’un geste calme il allume une cigarette qu’il porte aux lèvres.
Ce geste qui ne manque pas de grandeur n’impressionne nullement le poilu ; il ramasse lui aussi son coup de pied aux fesses.
━ Allez, hop ! et calte-toi !
Le plateau est dépassé, il s’affaisse en pente raide et déboisée vers une vaste plaine. Des boches dévalent le ravin et fuient. À la volée nous les tirons. Sur la droite j’ai retrouvé des groupes de la 2e Compagnie qui nettoient à la baïonnette les bords feuillus du ravin. Goret de la classe 18, plante sa baïonnette dans le ventre d’un Fritz qui vient de le manquer de son revolver. Le combat est décousu et je me suis glissé dans une ligne de tirailleurs couchés dans les herbes.
On cherche à tourner une ferme dont le mur de clôture épaule notre droite.
Deux mitrailleuses crépitent furieusement à 200 mètres devant nous. Ces deux pièces sont à l’orée d’un bois, elles criblent de balles notre ligne. Par surcroît une pièce de canon de 88 tire de plein fouet sur nous. Comme des balles géantes les obus passent au ras du sol et fuient derrière nous vers Oulchy-le-Château. Notre ligne n’avance plus et nos fusils crépitent. À quelques mètres devant moi le Caporal Rengade avance en rampant, puis s’immobilise ; son casque vient de sursauter et sa tête s’affaisse. Peu à peu le combat s’épuise, et chacun reste couché sur sa position.
J’entends une voix derrière moi :
━ Hep ! Désalbres ! viens avec moi, et fais suivre tes coureurs, le Commandant est à la ferme.
Je me décroche de la ligne en roulant sur le ventre. Courbé dans les herbes, je suis l’Adjudant Caillouet. Dans la cave de la ferme, pas de Capitaine Payen mais les Lieutenants Mansard et Dermain.
La ferme que nous occupons a été enlevée par la 3e Compagnie. On y rentre par un trou béant dans la façade d’entrée. Un couloir traverse la maison et débouche au fond sur un jardin clôturé par un mur. Ce mur a été crénelé et les hommes de la 3e Compagnie le défendent. Le village de Cugny épaule les murs de la ferme. Une entrée surbaissée qui donne dans le couloir permet de descendre dans la cave maçonnée.
Caillouet m’a quitté pour essayer de retrouver le Capitaine Payen. J’ai encore avec moi, trois coureurs.
Dermain et Mansard discutent : nous aurions atteint les objectifs.
Par l’escalier de pierres des brancardiers descendent des blessés. Nous aidons aux premiers soins.
Deux sont mourants : balles dans le ventre. Les autres s’en tireront.