LDE carnet de route p.118 1918
Je quitte le Capitaine et le Caporal-fourrier Virton.
En sortant une voix suppliante m’appelle. D’un trou d’obus le Sergent Stevenard fait un signe. Il a le visage livide et lève sa jambe fracassée par une balle. Il me supplie de lui envoyer deux brancardiers.
Je l’engage à patienter jusqu’à la nuit pendant le jour rien à faire pour les blessés.
Je reviens sous des gerbes massives de balles et encore une fois je passe à travers. Un vague sentiment d’invulnérabilité me gagne.
Il est midi passé. Une chaleur malsaine fétide, roule sur les blés cuits. Une lourde torpeur nous plonge dans un abrutissement profond. L’acier du casque est sur nos têtes et la main ne peut supporter son contact. Nous attendons... Quoi ?... Allons-nous repartir vers une nouvelle folie ? Allons-nous finir ici, comme ces malheureux qui noircissent à vue d’oeil à quelques pas de nous ?
Nous sommes coupés de l’arrière et parfois une mitraillette crépite fauchant un malheureux blessé.
Là-bas, derrière nous, un petit point vient d’apparaître à l’horizon.
C’est certainement un agent de liaison envoyé par le colonel. Tout le feu de l’ennemi converge sur ce malheureux. Il avance en zigzag par bonds.
Anxieux, nous suivons sa progression et par moments on peut distinguer des flocons de poussière qui s’élèvent près de lui. Va-t-il parvenir jusqu’à nous ?
Le voici à, quelques centaines de mètres et le crépitement s’amplifie, furieux. L’homme hésite, il cherche l’angle mort et fait un bond, disparaît, rebondi. Il avance en rampant.
Nous suivons, coeurs palpitants ce drame. La mort ne veut pas de lui et cependant la monstrueuse bête ne veut pas lâcher prise. Je reconnais mon camarade Marot, arrivé comme moi du 107, c’est un Bordelais.
Nous lui faisons signe. Il nous a reconnu, appuie à gauche dans l’angle mort que lui offre notre bosse de terre. Il n’est plus qu’à quelques dizaines de mètres. Un dernier bond et c’est une arrivée formidable sous une clameur de joie.
Marot est complètement vidé, il a parcouru ainsi 3 km. 500. Figure moite, lèvres sèches, il reste étendu en murmurant :
━ Mon vieux alors... mon vieux alors...
Vers 5 heures du soir des explosions formidables ébranlent les arrières ennemies. À chaque fois, l’air vibre et langue sous le choc des ondes. D’énormes champignons de fumées noires s’élèvent lentement derrière la ligne boisée qui barre l’horizon.
Le capitaine Payen est affirmatif, les boches font sauter leurs dépôts.
━ J’ crois qu’ils vont se débiner, affirme un poilu, c’est comme dans l’Oise, j’ connais l’ truc.
La journée s’achève dans un grand silence. Les dernières lueurs roses descendent d’un gros nuage.
Là-bas, derrière nous, une ombre furtive s’avance avec prudence et rejoint le champ de blés où se trouve blottie la 2e Compagnie. C’est D.... notre chef de section.
Les deux officiers ont détourné la tête pour ne pas le voir.
La nuit est venue. L’ennemi déclenche un violent tir de barrage sur notre arrière. Le ciel d’un bleu profond laisse présager une nuit chaude. La soif sèche les bouches et nos bidons sont, vides.
━ Cabot ! j’ai la gueule sèche, je vais faire les machabs !
Comme un ver, Lamour glisse et disparaît dans les herbes. Après quelques minutes d’absence, il ramène 4 bidons mouillés et visqueux, puant le cadavre. Nous buvons avec délice.
Rafales. Cependant vers minuit, l’ennemi crible de balles toute la plaine. Cet accès de rage est suivi d’émission de nombreuses fusées. Pendant quelques instants, la plaine s’argente et brille.
Près de moi, roulés sous les toiles de tente deux hommes discutent :
━ Eh ! dis donc, vieux ! y parait qu’on a réussi l’attaque !
━ Raconte pas des c... J’ te dis qu’on a réussi l’attaque, c’est le piston qui l’a dis au lieutenant Dermain. Y dit que la 1re Compagnie est entrée dans la sucrerie et que les deux premières lignes ont été enlevées.
━ Et le bois de sapins, répond une autre voix, qu’est-ce que t’en fous ?
━ T’as raison... on verra ça demain matin, moi J’en écrase.
Un silence absolu a succédé à la crise nerveuse de l’ennemi.
Le ciel étincelle d’étoiles et la lune en léger croissant verse une douce clarté sur la plaine sombre, c’est une clarté de veilleuse qui a quelque chose de funèbre.