LDE carnet de route p.90 1918
Je quitte le chemin creux accompagné par le second agent de liaison de la Compagnie. Les fusées guident nos pas, ce qui nous permet d’atteindre Locre en une ou deux minutes. Passons le carrefour et bifurquons à gauche pour rentrer dans le village en ruines. Enchevêtrement inouï de murs éboulés, de pavés arrachés, d’arbres couchés, de charrettes désarticulées, de pièces de canons, de cadavres. Une salve d’obus vient de s’écraser sur une petite place. Accélérons et passons salués par des balles de mitrailleuses. L’ennemi doit être à 2 ou 300 mètres. Courbés, nous avançons le long du fossé gauche d’une route, sur notre gauche se profile un Mont, le Scherpenberg. Nous sommes à plein découvert et l’ennemi est sur notre droite. Çà et là quelques troncs d’arbres à formes grotesques s’élèvent, derniers vestiges de la route car la Chaussée est fondue dans le champ de bataille. Odeur épouvantable de cadavres. Tous les morts demeurent et se décomposent lentement. Dans le fossé de droite des ombres se meuvent ; c’est le 1er peloton de la Compagnie.
Le sergent Vacher, Thévenin, Joutel, Galais nous accueillent. Ce fossé est occupé par les deux sections, l’autre est un charnier.
L’ennemi est à 100 mètres. Le secteur est calme et n’a rien de comparable avec les jours précédents.
Retour rapide et sans incidents.
A l’arrivée, soupe au clair de lune, au grand air, empesté par les cadavres toujours présents.
Ici l’esprit n’est plus le même que dans les escouades. Les hommes des différents services qui gravitent autour du commandant ont pris des habitudes de courtisans. On flatte les patrons et ces derniers sont sensibles à toutes les lécheries. On gagne ainsi faveurs et citations. C’est une cour de peloteurs. Milieu peu intéressant.
Lundi 29 mai. ━ Journée calme.
Quelques 77 mm et 105 mm. Par contre l’aviation est très active. Cinq de nos saucisses sont descendues.
Le ciel est lumineux et chaud. Les cadavres d’en face achèvent leur décomposition et pourtant on prend plaisir à respirer à plein poumon cet air fétide, mais ensoleillé.
La nuit, je partage ma niche avec l’agent de liaison de la C. M. 1. Fumant sa pipe sans arrêt, mon compagnon tient absolument à me faire un cours sur les mitrailleurs ; c’est un fana de ce genre d’outil, aussi sans égards pour mon sommeil il poursuit :
━ Tu comprends, vieux ? La mitrailleuse Hotchkiss 1914 c’est kif kif la mitrailleuse 1907 elles utilisent toutes les deux la force d’expansion des gaz sur le parcours. Seulement à celle de 1907, tu piges ? Le tir de la bande souple est irrégulier. Le tir n’est régulier qu’avec la bande rigide et quelquefois le tracteur n’élève pas de cartouches dans l’élévation... tu piges la combine ?
━ Oui, oui, je pige.
━ Alors, reprend-il impitoyablement, c’est qu’il y a mauvais placement de l’arrêt de cartouches dans le couloir d’alimentation... tandis que dans l’autre y a pas ces incidents de tir ; quelquefois il y a une faiblesse ou un excès de poussée... alors faut ramener le régulateur à zéro...
━ Hé ! Désalbres ! faut porter un ordre au peloton !
Secoué par une main rude, je loue le service qui m’arrache à mon professeur de tir.