LDE carnet de route p.94 1918
Mardi 27 juin. ━ Je me prépare au départ, aussi je passe chez le coiffeur, un coiffeur de la Territoriale ; chez les vieux on trouve d’excellents coiffeurs, ils ont le goût du métier bien fait.
Sacs et armes sont astiqués, étiquetés et déposés chez le caporal-fourrier Virton.
Mercredi 28 juin. ━ Quel beau jour !
Départ pour 8 jours. Huit jours auprès de sa mère, de son père, de ses frères, de ses amis, tous êtres chers pour lesquels on est heureux de subir cette terrible épreuve.
Au soir, embarquement à Bavinchove ; le train de permissionnaires nous emporte vers Paris. Gare régulatrice à Survilliers. Ici un autre train me porte directement à Bordeaux. À Angoulême jus habituel ; c’est le seul point du trajet où le café est distribué par la Croix Rouge. J’ai admiré la vallée de la Loire, avec sa campagne si belle qu’on ne se croirait pas en guerre. Les terres sont bien entretenues par les vieux et les femmes.
Le 29 au soir je suis à Bordeaux, et à 9 h. 10 du soir, un train m’emporte vers La Réole. Je saute la barrière de la gare de marchandises et je m’élance vers la ville. Je ferai tamponner ma permission demain soir.
Je surprends mes parents. Grosse émotion, c’est pour eux 8 jours sans angoisse. Journées magnifiques mais combien courtes.
Je repars le 12 juillet. Séparation bien dure. Pauvres parents qui embrassez peut-être pour la dernière fois vos fils de 20 ans. On devine le drame cruel qui peut fondre sur eux. Est-ce la dernière permission ? Et à cette pensée nous souffrons pour eux. Ils sont repartis vos fils, pleins de confiance, et puis plus rien ; le silence, et enfin l’avis officiel ; c’est le curé qui est chargé de l’effroyable corvée.
Le train m’a déposé à Orry-la-Ville (gare régulatrice). Dans le camp où fourmillent des milliers de soldats, je retrouve quelques camarades du 128. L’un d’eux nous affirme que le Régiment cantonne à Orry-la-Ville même. Cela semble invraisemblable. Nous sautons la barrière du camp et nous nous dirigeons vers la ville. Sur la route déambulent des groupes de poilus et ce sont effectivement des soldats du 128.
La D. I. est descendue de Bailleul depuis 2 jours et cantonne dans la région.
Il faut revenir au camp de la gare afin d’être en règle avec le tampon d’arrivée.
Au guichet un scribouillard en képi tamponne : train N, 5 h. 30 du soir.
━ Tu t’ fous dedans, mon Régiment est ici même.
━ J’ m’en fous, j’ai l’ordre pour le train N.
Avec quelques camarades nous discutons sur la décision à prendre. Les uns veulent suivre l’ordre. La ballade jusqu’à Cassel leur donne quelques jours de liberté ; quant à moi je saute la barrière et rejoins mon Bataillon. Quelques-uns m’ont imité et à 5 heures du soir nous étions dans nos escouades.
C’est aujourd’hui le 14 Juillet, aussi la joie à l’escouade a été grande ; on a fêté mon retour et à mes provisions on a ajouté le vin mousseux que le Gouvernement de la République offre aux soldats du front le jour de la Fête Nationale. La fête s’est poursuivie tard dans la nuit à la lumière d’une bougie dans une grange qui avait pris un air de kermesse. Beuzelin et Joutel étaient des acteurs désopilants de scènes improvisées. Le vin abondant et généreux avait soufflé l’inspiration.
À 6 heures du matin, l’ordre de départ arrive pour le soir même.
Après l’intermède, un nouvel acte de la tragédie s’annonce. Pauvres types que nous sommes !
Comme un troupeau conduit par un berger mystérieux, nous avançons sur cette route sans fin de la souffrance et de la mort ; si le sommeil, la fatigue nous terrassent nous marchons quand même, si la peur nous glace, si la faim, la soif nous torturent nous marchons quand même, si la pluie, le froid, la boue raidissent nos jambes et alourdissent nos corps nous marchons quand même. Mais on comprend cette colère qui s’élève contre tous ces douillés et ventrus qui à la lampe, discutent des opérations qui à leur gré ne vont pas assez vite.
Je vais chez le Fourrier récupérer mon fourniment et Virton veut bien admettre que pour un jour de retour de perm c’est pas de chance, d’autant plus que je devrais régulièrement rouler vers Cassel.
Je ne regrette rien. Je tiens dans mes actes à " raison garder ".
Le Bataillon s’est rassemblé à minuit dans la rue. Dans les maisons coquettes serties dans des masses de verdure les habitants dorment paisiblement. Par quatre la colonne s’est ébranlée dans un grand silence pour s’étirer sur la route qui monte vers le Nord. La nuit est douce et étoilée, l’air est parfumé par les champs fleuris. Nous traversons des villages endormis et nous savons que le front est à 45 km. d’ici, à Château-Thierry.
Avant le jour nous occupons une bourgade faite de maisons de torchis, aux toitures de chaume.
Défense absolue de sortir des maisons.