LDE carnet de route p.88 1918
Enfin le calme revient ━ il est plein jour. Cette torture a duré 4 heures.
Courbaturés, jambes molles, reins brisés, têtes vidées, nous sortons de nos trous. La niche voisine n’existe plus et à la place, un amas de terre d’où émergent des membres déchiquetés. Nous en tirons deux têtes et des corps tordus. Je reconnais un camarade de ma classe venu du 107e R. I.
Dans le chemin creux les survivants déblaient les niches écrasées, les corps déchiquetés s’allongent le long du talus opposé. Chemin sinistre, où les vivants occupent un côté et les morts l’autre ; celui-ci s’enrichit chaque jour au détriment du premier.
J’apprends par mon camarade qui est de la liaison que l’ennemi a contre-attaqué hier soir et qu’il a été repoussé. Il passe sa rage en nous broyant.
À 1 heure du matin nouveau tir de barrage, nouveau supplice et au petit jour ça recommence, et notre niche a encore été épargnée. Chaque fois on déblaie et chaque fois on passe les morts en face ; ceux-ci ne peuvent être ramenés à l’arrière.
Mardi 23. ━ Tous ces tirs de barrage présentent la régularité d’une horloge.
Le premier se déclenche vers 10 h. du soir et dure jusque vers minuit. Le second au lever du jour et se poursuit jusque vers 11 heures. Dans les heures de répit, quelques rafales.
L’après-midi calme relatif, aussi les soldats accroupis devant les niches réchauffent leurs membres au soleil. Quel spectacle sous nos yeux !
Des corps déchiquetés s’allongent sans fin sur le côté opposé du chemin. Une odeur lourde de cadavres stagne dans ce large fossé où les vivants ont déjà le masque de la mort ; la terre, la fumée, les gaz, l’angoisse, l’insomnie, la faim et la soif, toutes ces souffrances ont creusé les yeux, pincé le nez. Cependant il y a encore des lèvres pour sourire et des voix pour plaisanter.
Au-dessus de ma niche, au bord supérieur du talus, une petite croix de bois se penche tristement. Je lis : « Capitaine Ducasse, 15e Dragon ». Par quel miracle les restes de cet officier ont-ils été respectés ?
Relève pour ce soir.
Avant de quitter le secteur, je risque un oeil au-dessus du talus. Quel champ de désolation celui que j’ai parcouru avant-hier au soir. Au premier plan Locre dresse ses ruines calcinées derrière le village, la masse écrasée du Mont Kemmel se profile comme une ombre perdue dans l’atmosphère opaque.
Les hommes se préparent à descendre ; ils se traînent lourdement avec des traits tirés, la barbe longue et sale encadrant des figures de crucifiés.
La relève s’est faite sous une nappe de gaz jusqu’au P.C. du Colonel et en pliant mon masque j’ai constaté que la vitre de l’oeil droit était brisée. Je ne sens cependant aucun malaise. Sur le chemin du retour j’ai retrouvé des éléments de ma Compagnie au lieu dit " Le Coucou " où le Caporal-fourrier Virton nous attendait.
━ Alors, comment ça va à la deuxième ?
Près de moi, le Sous-lieutenant Artance lui répond avec sa voix du faubourg
━ Ne m’en parle pas ! c’est pas d’la guerre, c’est d’la boucherie.
24 mai. ━ Quinze hommes manquent à la section.
Dans mon escouade, le caporal Hette a été blessé, ainsi que Rogerie et Beuzelin ; un jeune recru de la classe 18 a été tué.
La Compagnie a perdu 42 hommes sur un effectif de 88, le Bataillon 198 hommes sur 280. On est même étonné qu’il y ait tant de rescapés d’un pareil enfer. Le 2e Bataillon qui était en réserve a été très éprouvé par l’hypérite. Presque tous les gars sont condamnés.
Nous occupons une ferme vide, près d’un carrefour et d’une batterie de 155 mm. La nuit des 210 mm s’écrasent très près de nous dans un bruit de volcan. La malheureuse ferme qui nous abrite menace de s’effondrer et le dernier coup vient de la faire gémir. Précipitamment une partie des occupants l’évacue, je fais comme eux, suivi par Jaffrézic. Nous emportons couvertures, capotes et souliers et essayons de nous installer dans un élément de tranchée, mais l’eau y croupit et nous ne pouvons y rester. Nous errons une partie de la nuit à chercher un refuge et échouons finalement dans une cagna d’artilleurs.
Au jour nous rejoignons la ferme et dans la journée des poilus sont évacués pour empoisonnement par les gaz.
Vendredi 26 mai. ━ Des 210 et 150 tombent dans tous les coins.
À 200 mètres devant nous une batterie de gros calibres est totalement détruite par une tornade de 210 mm. Les artilleurs fuient dans toutes les directions. L’ennemi allonge son tir et va nous atteindre, d’un bond nous sommes dans la tranchée. Une marmite explose, soulève des masses de terre dans une fumée impénétrable. Un gros moellon tombe sur le dos de mon voisin et l’écrase. Sévèrement touché, le malheureux qui semble avoir les reins brisés est emporté sur un brancard.
Ordre d’évacuer les lieux.
La Compagnie s’éloigne de 2 km. et s’installe sur la route de Poperinge. La section occupe une maison et ici ce sont les 130 mm qui arrivent par rafales. C’est vraiment déprimant, aussi l’énervement gagne les esprits. Pas un moment de détente même au repos et dans la grange sombre secouée par les souffles des explosions chacun s’est endormi.