LDE carnet de route p.88 1918

  • 8 janvier 2015

Enfin le calme revient ━ il est plein jour. Cette torture a duré 4 heures.
Courbaturés, jambes molles, reins brisés, têtes vidées, nous sortons de nos trous. La niche voisine n’existe plus et à la place, un amas de terre d’où émergent des membres déchiquetés. Nous en tirons deux têtes et des corps tordus. Je reconnais un camarade de ma classe venu du 107e R. I.
Dans le chemin creux les survivants déblaient les niches écrasées, les corps déchiquetés s’allongent le long du talus opposé. Chemin sinistre, où les vivants occupent un côté et les morts l’autre ; celui-ci s’enrichit chaque jour au détriment du premier.
J’apprends par mon camarade qui est de la liaison que l’ennemi a contre-attaqué hier soir et qu’il a été repoussé. Il passe sa rage en nous broyant.
À 1 heure du matin nouveau tir de barrage, nouveau supplice et au petit jour ça recommence, et notre niche a encore été épargnée. Chaque fois on déblaie et chaque fois on passe les morts en face ; ceux-ci ne peuvent être ramenés à l’arrière.

Mardi 23. ━ Tous ces tirs de barrage présentent la régularité d’une horloge.

Le premier se déclenche vers 10 h. du soir et dure jusque vers minuit. Le second au lever du jour et se poursuit jusque vers 11 heures. Dans les heures de répit, quelques rafales.
L’après-midi calme relatif, aussi les soldats accroupis devant les niches réchauffent leurs membres au soleil. Quel spectacle sous nos yeux !
Des corps déchiquetés s’allongent sans fin sur le côté opposé du chemin. Une odeur lourde de cadavres stagne dans ce large fossé où les vivants ont déjà le masque de la mort ; la terre, la fumée, les gaz, l’angoisse, l’insomnie, la faim et la soif, toutes ces souffrances ont creusé les yeux, pincé le nez. Cependant il y a encore des lèvres pour sourire et des voix pour plaisanter.
Au-dessus de ma niche, au bord supérieur du talus, une petite croix de bois se penche tristement. Je lis : « Capitaine Ducasse, 15e Dragon ». Par quel miracle les restes de cet officier ont-ils été respectés ?
Relève pour ce soir.
Avant de quitter le secteur, je risque un oeil au-dessus du talus. Quel champ de désolation celui que j’ai parcouru avant-hier au soir. Au premier plan Locre dresse ses ruines calcinées derrière le village, la masse écrasée du Mont Kemmel se profile comme une ombre perdue dans l’atmosphère opaque.
Les hommes se préparent à descendre ; ils se traînent lourdement avec des traits tirés, la barbe longue et sale encadrant des figures de crucifiés.
La relève s’est faite sous une nappe de gaz jusqu’au P.C. du Colonel et en pliant mon masque j’ai constaté que la vitre de l’oeil droit était brisée. Je ne sens cependant aucun malaise. Sur le chemin du retour j’ai retrouvé des éléments de ma Compagnie au lieu dit " Le Coucou " où le Caporal-fourrier Virton nous attendait.
━ Alors, comment ça va à la deuxième ?
Près de moi, le Sous-lieutenant Artance lui répond avec sa voix du faubourg
━ Ne m’en parle pas ! c’est pas d’la guerre, c’est d’la boucherie.

24 mai. ━ Quinze hommes manquent à la section.

Dans mon escouade, le caporal Hette a été blessé, ainsi que Rogerie et Beuzelin ; un jeune recru de la classe 18 a été tué.
La Compagnie a perdu 42 hommes sur un effectif de 88, le Bataillon 198 hommes sur 280. On est même étonné qu’il y ait tant de rescapés d’un pareil enfer. Le 2e Bataillon qui était en réserve a été très éprouvé par l’hypérite. Presque tous les gars sont condamnés.
Nous occupons une ferme vide, près d’un carrefour et d’une batterie de 155 mm. La nuit des 210 mm s’écrasent très près de nous dans un bruit de volcan. La malheureuse ferme qui nous abrite menace de s’effondrer et le dernier coup vient de la faire gémir. Précipitamment une partie des occupants l’évacue, je fais comme eux, suivi par Jaffrézic. Nous emportons couvertures, capotes et souliers et essayons de nous installer dans un élément de tranchée, mais l’eau y croupit et nous ne pouvons y rester. Nous errons une partie de la nuit à chercher un refuge et échouons finalement dans une cagna d’artilleurs.
Au jour nous rejoignons la ferme et dans la journée des poilus sont évacués pour empoisonnement par les gaz.

Vendredi 26 mai. ━ Des 210 et 150 tombent dans tous les coins.

À 200 mètres devant nous une batterie de gros calibres est totalement détruite par une tornade de 210 mm. Les artilleurs fuient dans toutes les directions. L’ennemi allonge son tir et va nous atteindre, d’un bond nous sommes dans la tranchée. Une marmite explose, soulève des masses de terre dans une fumée impénétrable. Un gros moellon tombe sur le dos de mon voisin et l’écrase. Sévèrement touché, le malheureux qui semble avoir les reins brisés est emporté sur un brancard.
Ordre d’évacuer les lieux.
La Compagnie s’éloigne de 2 km. et s’installe sur la route de Poperinge. La section occupe une maison et ici ce sont les 130 mm qui arrivent par rafales. C’est vraiment déprimant, aussi l’énervement gagne les esprits. Pas un moment de détente même au repos et dans la grange sombre secouée par les souffles des explosions chacun s’est endormi.

Portfolio

Dans la même rubrique

LDE carnet de route p.60 1918

Mardi 1er janvier 1918. ━ On s’habitue au froid.
Je descends au village de Bures. Dans la cave d’une maison un chat sauvage se ramasse en (…)

LDE carnet de route p.61 1918

Samedi 5. ━ Froid toujours très vif.
Le nez et la bouche sont les seules parties du corps au contact de l’air. Le Général Guignabaudet est venu (…)

LDE carnet de route p.62 1918

Lundi 7. ━ Repos toute la journée et je reste couché dans mon lit de treillis, enroulé dans les couvertures, pieds déchaussés.
Malgré le poêle (…)

LDE carnet de route p.63 1918

Vendredi 18. ━ Garde à la sortie nord.
L’ennemi est sur les coteaux, en face, à 2 km. Devant nous une plaine ou serpente un ruisseau. Le pays a (…)

LDE carnet de route p.64 1918

Mercredi 23. ━ Les jours s’écoulent fort paisiblement.
Relevons une forte fumée chez les Boches, dans la tranchée du Gué. Nos 75 mm cognent dans (…)

LDE carnet de route p.65 1918

Vendredi 1er février 1918. ━ rien de spécial.
À 2 heures du matin, violente fusillade vers la droite.
Samedi 2. ━ Nous apprenons que le (…)

LDE carnet de route p.66 1918

Samedi 9 février. ━ À 8 heures du soir, la 3e Compagnie nous relève et passons en réserve au village de Serres à 5 km. derrière nous.
Dimanche (…)

LDE carnet de route p.67 1918

Mardi 19. ━ À 6 heures du soir, des camions nous embarquent dans un grand enthousiasme.
Nous sommes tous confiants. Le soldat est prêt a tous (…)

LDE carnet de route p.68 1918

Je fais comme les camarades. J’avale une sardine, un bout de bidoche et un morceau de chocolat. On noie cela par un coup de pinard et on se sent (…)

LDE carnet de route p.69 1918

Je saute dans une tranchée bouleversée, évasée. Pas âme qui vive, mais des cadavres frais et un enchevêtrement de poutres. Dans l’escalier d’une (…)

LDE carnet de route p.70 1918

Devant nous une vague allemande est sortie du Grand Moulin. Les hommes portent le sac et se dirigent vers nous baïonnettes hautes. C’est la (…)

LDE carnet de route p.71 1918

À cette pensée mon esprit se trouble et j’accélère la course. Soudain, derrière moi un homme apparaît, essoufflé, le regard terrible, le visage en (…)

LDE carnet de route p.72 1918

Vendredi 22 février. ━ À l’actif de l’attaque : 215 prisonniers.
Un gros renfort arrive du D.D. Ce sont presque tous les soldats relevés de (…)

LDE carnet de route p.73 1918

Jeudi 7 mars. ━ Travaux de défense.
L’ennemi cherche à atteindre avec du 105 mm la batterie de 75 mm qui est au bas de la côte. En dehors des (…)

LDE carnet de route p.74 1918

Lundi 25 mars. ━ De bon matin, la mitraille crépite furieusement sur notre droite.
Est-ce une sortie de l’ennemi ? Le soir est très calme. (…)

LDE carnet de route p.75 1917

Dimanche 31 mars. ━ Jour de Pâques.
Repos complet. Messe au village. Civils et militaires remplissent la petite nef où les chants religieux (…)

LDE carnet de route p.76 1917

Lundi 8 avril. ━ Pour éviter ces corvées périlleuses, la Compagnie abandonne Foch et s’installe au fortin Castelnau où les cuisines peuvent (…)

LDE carnet de route p.77 1918

Vendredi 12. avril ━ Nos 75 mm asticotent sérieusement l’ennemi.
On raconte qu’un coup de main serait en préparation. Toute la journée (…)

LDE carnet de route p.78 1917

Mercredi 17 avril. ━ Premières chaleurs du printemps.
Des faisceaux de lumière chaude touchent le sol cendré du petit bois. Sous leur ombre les (…)

LDE carnet de route p.79 1917

Mardi 23 avril. ━ Départ à 6 heures du matin.
La route boueuse s’allonge dans le jour naissant. Nous marchons jusqu’à midi après avoir traversé (…)

LDE carnet de route p.80 1918

« Vendredi 3 et 4 mai. ━ Le Bataillon ne bouge pas. »
Aménagement des cantonnements.
Dimanche 5 mai. ━ Départ au lever du jour.
Nous (…)

LDE carnet de route p.81 1918

Samedi 11 mai. ━ Tous les villages sont nets comme des jouets de bois.
Des maisons bariolées de peinture bordent des rues propres et pavées. (…)

LDE carnet de route p.82 1918

Mercredi 16 mai. ━ La canonnade a rugi toute la nuit.
Les avions sont passés à plusieurs reprises, lâchant leurs bombes dans les alentours. Nous (…)

LDE carnet de route p.83 1918

Samedi 19. ━ Le bataillon montera ce soir en ligne, face au Mont Kemmel, secteur Locre.
Il attaquera demain en liaison avec un bataillon du 42e (…)

LDE carnet de route p.84 1918

Par une crête, la Compagnie franchit au pas de course le sommet du Mont. Furtivement, l’oeil découvre une immensité rayée de flammes rapides et (…)

LDE carnet de route p.85 1918

Un gigantesque manteau gris sombre a subitement rayé de la vue la lumière du jour naissant. Les deux compagnies d’assaut sont parties. Nous ne les (…)

LDE carnet de route p.86 1918

Pourquoi, mon Dieu, allonger cette agonie ? Vais-je bondir sur la route ? Hurler à l’ennemi : ━ Arrêtez ! arrêtez ! Ils sont tous morts ! Vous (…)

LDE carnet de route p.87 1918

Personne n’a voulu me donner à boire, les tirs de barrage interdisant au ravitaillement de monter. J’arrive au P.C. du Colonel à la nuit. Le poste (…)

LDE carnet de route p.89 1918

Samedi 17 mai. ━ On évacue encore pour les gaz et pour la fièvre des Flandres. ━ Allez, les gars, ce soir le premier peloton monte en ligne, (…)

LDE carnet de route p.90 1918

Je quitte le chemin creux accompagné par le second agent de liaison de la Compagnie. Les fusées guident nos pas, ce qui nous permet d’atteindre (…)

LDE carnet de route p.91 1918

De nouveau sur la piste, je passe le carrefour où une mitrailleuse me recherche, car la nuit est très claire. Je pense de suite aux incidents de (…)

LDE carnet de route p.92 1918

Dans ce fossé, charnier putride où pêle-mêle demeurent depuis des semaines des monceaux de cadavres en liquéfaction, je cherche à tâtons un corps (…)

LDE carnet de route p.93 1918

Mercredi 14 juin. ━ Départ par route.
Après une marche de 7 km. le Bataillon occupe Bavinchove au pied du Mont Cassel. Cantonnement d’alerte, on (…)

LDE carnet de route p.94 1918

Mardi 27 juin. ━ Je me prépare au départ, aussi je passe chez le coiffeur, un coiffeur de la Territoriale ; chez les vieux on trouve d’excellents (…)

LDE carnet de route p.95 1918

16 juillet 1918. ━ De très bonne heure une colonne de camions est venue nous enlever et nous déposer, à 10 heures, à Colloye, en pleine campagne. (…)

LDE carnet de route p.96 1918

Sous une pluie torrentielle, la longue file de fantassins monte vers les lignes par une nuit impénétrable. Sur des pistes glissantes, nous (…)

LDE carnet de route p.97 1918

La place du village est déserte, mais près d’un mur, le colonel du 23, grand et sec, assisté d’un gros commandant, interroge un prisonnier. Des (…)

LDE carnet de route p.98 1918

19 juillet 1918. ━ En descendant vers le ravin, l’air se rafraîchit ; les oiseaux sont revenus et la route en lacets me conduit à la 2e (…)

LDE carnet de route p.99 1918

Devant nous la ligne déployée du 2e Bataillon reçoit du 77. L’ennemi tire à balles d’une dépression dont nous atteignons les premières pentes. Sur (…)

LDE carnet de route p.100 1918

Le Capitaine est sans aucune liaison avec sa droite. Des agents de liaison assurent que c’est le 20e R.I. qui serait dans cette direction. Un (…)

LDE carnet de route p.101 1918

Soudain, comme la foudre, une flamme rouge est passée sur mes yeux ; dans un bruit de tonnerre un souffle de feu m’a plaqué contre la falaise. Je (…)

LDE carnet de route p.103 1918

Depuis 14 ces missions lui sont familières. Descente rapide vers le village du Ménil où des maisons brûlent. Des cadavres dans la rue. Pas de (…)

LDE carnet de route p.102 1918

21 juillet. ━ La grotte s’anime avec l’apparition des premières lueurs.
Des coureurs sortent et partent dans toutes les directions, les hommes (…)

LDE carnet de route p.104 1918

22 juillet 1918. ━ Le bombardement s’est prolongé durant toute la nuit.
L’ennemi veut stopper notre avance. Plusieurs fois mes coureurs sont (…)

LDE carnet de route p.105 1918

La hache d’acier est à quelques mètres de nos têtes ; tapis dans la roche qui surplombe le ravin, nous sentons les remous de l’air qui hurle avec (…)

LDE carnet de route p.106 1918

24 juillet. ━ Après une nuit de veille (car j’ai dû assurer la liaison) je suis réveillé à 10 h. du matin.
Le soleil déjà chaud ranime mes (…)

LDE carnet de route p.107 1918

Dans quelques secondes, le combat va se déclencher, peut-être terrible et meurtrier ; les nouveaux soldats de Marathon vont charger. Sur un signe, (…)

LDE carnet de route p.108 1918

25 juillet. ━ Empourpré par l’aurore lumineuse, le ravin rocheux prend une teinte mauve.
Quelques obus tombent en lourdes vibrations qui vont se (…)

LDE carnet de route p.109 1918

Dans cette cohue, soulevée par la fièvre d’agir, chaque explosion fauche à coup sur. Escaladant la roche, fusils en mains, dépoitraillés, toute la (…)

LDE carnet de route p.110 1918

Rien de nouveau, s’écrie-t-il, on reste face à face avec les Fritz. Évidence même qui nous pèse assez en ce moment, et les plaintes répétées des (…)

LDE carnet de route p.111 1918

Par une échancrure entre la ferme et le village, on aperçoit effectivement des fantassins qui bougent dans un champ de blé. Le Lieutenant Mansard (…)

LDE carnet de route p.112 1918

Subitement un avion à ailes rouges pique vers nous, cale son moteur, glisse sur nos têtes à quelques mètres. Une rafale de balles casse du bois. (…)

LDE carnet de route p.113 1918

27 juillet. ━ Le bombardement croît en intensité.
Les soupiraux de la cave se bouchent et se débouchent à chaque rafale. Je me rends à la (…)

LDE carnet de route p.114 1918

29 juillet. ━ J’ai retrouvé les débris de ma section sur le versant de la côte qui domine la route de Rozet à Brény.
Les sergents Vacher, (…)

LDE carnet de route p.115 1918

La scène s’est déroulée sous les yeux ébahis d’un Bataillon au repos. Tous les hommes se sont levés, au garde-à-vous. Le chef a salué la troupe, (…)

LDE carnet de route p.116 1918

Il est à peine 4 h. 30 du matin et en ce 1er Août 1918, les hommes du 1er Bataillon, masque à la figure, sont partis pour l’assaut. Ils sont (…)

LDE carnet de route p.117 1918

Cependant, le champ de bataille intrigue les deux officiers. À la jumelle on distingue des va-et-vient non identifiés. Le bois de sapin semble (…)

LDE carnet de route p.118 1918

Je quitte le Capitaine et le Caporal-fourrier Virton. En sortant une voix suppliante m’appelle. D’un trou d’obus le Sergent Stevenard fait un (…)

LDE carnet de route p.119 1918

2 août 1918. ━ La première lueur du jour n’a pas encore teinté l’horizon, la plaine est toujours endormie.
Rien ne bouge et, pas un bruit, pas (…)

LDE carnet de route p.121 1918

Jusqu’au 12 août, le Régiment enterre ses morts et récupère les épaves de la bataille. Le commandant Bréville, retour de permission, nous a (…)

LDE carnet de route p.122 1918

29 août 1918. ━ Le 23e et le 42e sont déjà engagés dans la bataille.
Notre tour approche. On raconte que les combats sont violents, que (…)

LDE carnet de route p.120 1918

Une magnifique journée d’été dore la plaine ensoleillée. Une lumière violente descend du ciel embrasant la plaine jusqu’aux lignes de collines (…)