LDE carnet de route p.83 1918
Samedi 19. ━ Le bataillon montera ce soir en ligne, face au Mont Kemmel, secteur Locre.
Il attaquera demain en liaison avec un bataillon du 42e R. I.
À 11 heures, rassemblement pour le rapport. La Compagnie est en carré. Le lieutenant Mansard nous lit la citation qui attribue au Régiment la fourragère gagnée à Réchicourt-la-Petite, ensuite il nous parle de l’attaque ; la 2e compagnie sera réserve du bataillon, seules les 1re et 3e compagnies sortiront. Ces dernières devront s’emparer de l’hospice de Locre et dégager les pentes sud du Kemmel.
Notre Compagnie occupera un fossé de route et ne devra pas bouger. Nous aurons à encaisser le tir de barrage et il faudra tenir car il n’y a pas d’autres solutions.
Pendant la journée les unités se préparent fiévreusement. Tenue d’assaut, sans sac ni objets personnels. Avec les armes, nous emportons les munitions et les vivres de réserve ; on y joindra beaucoup de boissons, car l’eau est introuvable dans ce secteur. Au P. C. de la Brigade chaque escouade recevra un cruchon de 5 litres d’eau.
Le Bataillon a pris le départ pour les lignes vers 7 heures du soir, en colonnes de sections. Le soleil couchant est derrière nous, nous avançons vers l’est. Sa lumière fauve illumine d’or les ruines du monastère au sommet du Mont des Cats.
La colonne s’avance sur une route blanche et les têtes casquées ondulent au rythme de la marche libre. À un carrefour, c’est un véritable embouteillage. Ici se croisent colonnes d’infanterie, d’artillerie, convois, ambulances, corvées, cavaliers. Des gendarmes assurent l’ordre des passages.
Lentement la nuit nous a surpris sur une plaine grise. Devant nous sur nos ailes, des éclairs rouges percent les ténèbres. À 10 heures, nous sommes au P. C. de la Brigade. Distribution de grenades et par escouade, un cruchon d’eau. Ce sont des cruchons de laitiers, à couvercles emboîtés et à anses. À l’aide d’un bâton nous le portons à deux. Rogerie prend une extrémité, moi l’autre, et la marche vers l’horizon enflammée reprend en file indienne.
Marche pénible par une route défoncée à travers des buttes sombres aux formes tourmentées. Un chemin creux, une Crète, c’est le Mont Noir.
La file avance péniblement à travers un chaos lugubre qu’on devine à la lueur des fusées poutres, pièces d’artillerie démembrées et renversées, cadavres de chevaux, troncs d’arbres enchevêtrés se mêlent sur un chemin effroyablement crevassé. Là-bas, dans la barrière de flamme, des fusées rouges éclatent sinistrement. Barrage ! barrage ! appellent-elles. Un frisson passe sur la colonne. Comme un troupeau terrifié par l’orage, la troupe s’est immobilisée et les hommes se sont jetés à terre. Une tornade de fer s’est abattue sur nous avec une puissance inouïe. Dans le noir piqueté d’éclairs, la terre est entrée en ébullition. Spectacle d’enfer : le feu sous forme de flammes fulgurantes et sèches danse autour de nous avec un bruit volcanique. À la lueur des fusées, des flocons arrondis de ouate soufrée se disloquent en filaments argentés. Allongé contre un talus, j’ai pu placer ma tête sous un tronc d’arbre couché. Je sens le tremblement du sol qui appuie sur mon corps et je devine une coulée humaine qui se glisse sous le tronc d’arbre. Des cris percent, le bruit et s’étouffent. Contre mon casque la voie de Beuzelin hurle :
━ C’est le moment de crocher la bonne blessure.
Epuisée par l’effort, l’artillerie ennemie s’est calmée et la colonne est repartie laissant sur place ses morts et ses blessées.
Après un ravin, le Mont Rouge, paraît-il. Nous l’abordons par une route parsemée de caissons éventrés, de voitures déchiquetées, de cadavres d’hommes et de chevaux. À moitié versant un nouveau barrage nous plaque au sol. À ce régime nous arriverons bien clairsemés là-haut. De mon escouade je reste relié qu’à Rogerie par le cruchon d’eau que nous avons sauvé.
P. C. du colonel au flanc d’une falaise. Cloteau, vieux soldat aux tempes grises, nous quitte épuisé, rendu, il rejoint le poste de secours du colonel.