LDE carnet de route p.104 1918
22 juillet 1918. ━ Le bombardement s’est prolongé durant toute la nuit.
L’ennemi veut stopper notre avance. Plusieurs fois mes coureurs sont sortis pour des missions pénibles et périlleuses.
Dans l’après-midi, une formidable explosion, accompagnée d’un souffle brûlant plonge la carrière dans une obscurité complète. Une vague humaine déferle vers le fond et des ombres en gesticulant s’effondrent. Pour ajouter au désordre une troupe fait irruption par l’entrée, c’est le commandant Dagalier et ses hommes qui viennent d’évacuer une grotte voisine en partie effondrée. Nous sommes sous la même menace.
Dans le fond les blessés sont pansés, les services regroupés. Je fais allonger les cadavres contre la paroi tandis que dehors les 105 et les 210 s’émiettent en bruits monstrueux. Ils broient, pulvérisent la roche sur nos têtes, et à l’entrée les cadavres sont disloqués tandis que leurs morceaux noircis sont dispersés à tous les vents.
Demain, nous attaquerons pour enlever la côte 128 et à gauche le 42 devra s’emparer d’Oulchy-le-Château.
23 juillet. ━ Réveillé brutalement par Anthoine, je retrouve à tâtons mon arme et mes musettes.
Dans la grotte encore obscure, la liaison attend l’arme aux pieds. L’artillerie est devenue muette, comme épuisée par son orchestration nocturne.
━ En avant ! par un et pas de course !
En une seconde la falaise est dévalée. Dans le brouillard frais, la petite troupe traverse sans incident le ravin du Rû de Chaudailly enchevêtré d’arbres géants fauchés par l’acier. En un rien de temps nous sommes contre la falaise de l’autre versant, aux pieds de la cote 128.
Virton, caporal-fourrier de la 2e Compagnie, nous reçoit :
━ Alors, quoi de nouveau ?
━ On attaque à 5 heures ; faut enlever le plateau de la Justice et un patelin.
━ Je crois qu’on va tomber sur un bec, assure un coureur en bourrant sa pipe, y a quelque chose comme mitrailleuses là-haut. Çui qui lève la tête en reçoit une, et ces salauds descendent les blessés qui s’débinent.
━ Hé bé, comme ça y aura plus vite soixante-quinze pour cent de pertes, ajoute le méridional Lamour ; c’est Manging qui comminde.
Dans la nuit la ligne d’assaut a été renforcée par un bataillon du 23e R. I. entre notre 2e Bataillon et le 42e R. I. La position à enlever forme avec la ville d’ Oulchy-le-Château, une puissante ligne de défense, et l’ennemi semble vouloir fixer ici le terme de notre avance.
À 5 h. moins un quart, notre artillerie ouvre un feu violent sur le plateau, l’ennemi répond en concentrant son tir dans le ravin. Collés contre la falaise qui nous abrite, nous laissons passer, l’ouragan. Là-haut, à quelques dizaines de mètres, les deux compagnies terrées dans les herbes vont partir à l’assaut. nous devrons les suivre en seconde vague. Fébrilement, chacun s’équipe et à 5 h. nous franchirons le faîte de la falaise.
Accrochés aux arbustes qui sortent des rochers, nous assistons à l’anéantissement du ravin. Comme sous l’effet d’un typhon, le paysage opaque vacille et ondule. Des arbres en rondes burlesques tournoient autour d’immenses colonnes de fumées noires, brassant leurs masses feuillues dans un élément carbonique.
━ Tentions ! c’est l’heure !
Une voix a dominé le tumulte. Il me semble maintenant que nous sommes aux confins de la folie. Qu’allons nous faire contre cette herse d’acier qui plafonne sur nos têtes comme un gigantesque couperet ? Une nouvelle tragédie pitoyable va encore ajouter à cette misérable vie.