LDE carnet de route p.110 1918
Rien de nouveau, s’écrie-t-il, on reste face à face avec les Fritz.
Évidence même qui nous pèse assez en ce moment, et les plaintes répétées des pauvres bougres qui meurent à nos côtés rendent pénible notre impuissance.
Soudain, sous le souffle d’une explosion toutes les bougies s’éteignent. La cave a gémi, soulevée par une force souterraine. Nous sommes de suite dans l’escalier et un homme affolé descend en hurlant :
Les boches contre-attaquent, ils arrivent... on a demandé le barrage et il se déclenche sur nous.
Dans le couloir c’est la cohue. Des hommes affolés rentrent et sortent. Dehors les explosions de notre artillerie nous ceinturent tragiquement.
Dans un fracas assourdissant un obus vient d’élargir le trou qui sert de porte d’entrée, moellons et poutres s’abattent dans une poussière noire. Reflux, cris, hurlements. Des corps titubent et s’écroulent.
Magadoux rentre et hurle :
━ Les boches arrivent et les 75 tombent sur nous, sur la ferme...
Mansard sort brusquement et disparaît dans la fumée, hurlant : Des fusées ! des fusées ! des fusées ! et son cri s’éteint dans le fracas des explosions.
La situation est devenue tragique. Pas un moment à perdre. Chacun pense à soi, à sa solution.
Pour moi, pas d’hésitation, je ne veux pas être prisonnier. Quelque soit le risque, je sortirai. La 3e Compagnie s’est repliée et la ferme est sans défense. Il reste les brancardiers, les blessés et quelques hésitants. Dans la fumée des ombres sortent et rentrent précipitamment sous les 75 qui émiettent la façade morceaux par morceaux.
Tête baissée, cassé en deux j’ai quitté la ferme. J’enjambe quelques corps inertes, et fouetté par des souffles terrifiants, coeur oppressé, respiration par moment coupée, je me sens emporté par la catastrophe cosmique.
━ Des fusées ! des fusées allongez le tir ! la voix de Mansard.
Un mur de clôture, il est haut. Un coup de jarret puissant, un éclair, une flamme brûlante passe devant mes yeux et le choc épouvantable me rejette en arrière. Sous les craquements de l’air, à travers l’orage de fer et de pierres je suis revenu à la ferme. Une force inouïe m’a projeté dans le couloir, où des hommes aux yeux brillants m’ont relevé, je n’ai rien.
Ici, c’est la panique. Des dégonflés sont descendus dans la cave et attendent le boche avec sérénité, les autres dans le couloir restent hésitants.
━ Si les boches arrivent y a qu’à se rendre ; merde, on en a marre, s’écrie un homme engagé dans l’escalier.
Je remarque qu’il a déjà dégrafé son ceinturon.
Si les boches arrivent, ils vous foutront des grenades dans le c... et vous en ramasserez plein la gueule, et j’ajoute : Quant à moi, je sors et les coureurs, suivez-moi !
Et nous voici dans le barrage de 75, filant à une allure vertigineuse à travers la cour et le jardin. Le mur de clôture passe sous mes jambes et devant mes jeux comme un film embué, l’horrible massacre se déroule en quelques secondes.
Hors du barrage, à un carrefour, Mansard et quelques hommes regroupent les repliés ; en les rejoignant, je rattrape un camarade d’Angoulême.
━ Hé ! Normandin viens avec nous où vas-tu ?
━ Merde ! J’en ai marre de cette pagaïe. Je fous le camp
Sac au dos, l’arme à la bretelle, d’un pas tranquille, mon Normandin quitte le champ de bataille, pas comme un lâche, mais comme quelqu’un qui est franchement dégoûté de cette " pagaie ".
Genoux à terre, armes croisées nous arrêtons les autres. À notre gauche, d’autres sections se sont reformées.
━ Désalbres ! je crois que ce sont les boches qui avancent derrière la ferme. Faites tirer !