LDE carnet de route p.84 1918
Par une crête, la Compagnie franchit au pas de course le sommet du Mont. Furtivement, l’oeil découvre une immensité rayée de flammes rapides et traînées magnésiennes. La marche accélérée se poursuit par un chemin creux et Rogerie me propose de laisser tomber le cruchon. J’insiste pour le conserver, d’ailleurs la Compagnie s’est arrêtée à l’abri du talus pour souffler quelques minutes. Contre les parois du chemin, un Bataillon de réserve niche dans des trous individuels. La marche en avant est reprise et c’est maintenant la plaine. Par une piste l’immensité noire absorbe la file humaine. Des mitrailleuses caquettent, des balles sifflent. Les pieds heurtent des cadavres mous. Le sol est ravagé, labouré, cisaillé. Les balles deviennent plus rapides et fuient derrière nous en miaulant. On avance plus lentement, légèrement courbés. Très près de nous des fusées s’épanouissent en bulles légères.
━ Activez, les gars ! crie le sergent Beaubeault.
Des jurons étouffés s’échappent du rang :
━ Merde ! on n’en peut plus ! plutôt la mort !
━ Ferme-la, bougre de c... on arrive.
Clac ! une fusée éclate sur nos têtes. On stoppe. Des balles claquent sèches et hargneuses.
━ Avancez ! mais avancez donc !
Penchés, les hommes débouchent sur une route ; de grands arbres gisent sur le sol, tués par la mitraille. On avance à travers des barricades de pavés, de branches, de voitures, de cadavres. À gauche, on discerne des pans de mur. Sommes-nous à Locre ? Odeur abominable de chair pourrie, à faire vider l’estomac. Sous une rafale de balles, un homme près de moi, se couche sans un cri. Notre guide hésite, il part à gauche, puis tourne sur la route et la colonne s’enroule dans un beau désordre. Enfin la direction est reconnue et nous nous enfonçons à travers un ancien camp anglais, morcelé, émietté, pulvérisé.
Depuis le dernier Mont j’avais passé le cruchon à des camarades et ceux-ci veulent l’abandonner. Je le reprends et le porte seul ; nous sommes au but.
Dans un fossé de route la Compagnie s’égrène. Quarante à cinquante centimètres de profondeur pour encaisser les tirs de barrage. Derrière nous le camp anglais. Devant nous, de l’autre côté de la route, on discerne un champ de blé et au delà c’est l’ennemi. Celui-ci est tranquille et chacun s’installe dans le plus grand silence. J’ai comme voisin de gauche, le breton Jaffrézic, puis le caporal Hette, un jeune breton de la classe 18, et un Catalan. À ma droite un savoyard de la classe 15, puis Beuzelin, Thévenin, Joutel et Rogerie. Aidé de Jaffrézic j’installe une tôle ondulée en forme de demi-lune derrière nous, en guise de pare-éclats.
Les hommes ont déposé musettes, bidons et armes. Nous resterons allongés et attendrons la suite de l’attaque. Celle-ci sera faite par les 1re et 3e Compagnies qui se sont glissées avec précaution dans le champ de blé, devant nous. Dès le signal, elles bondiront sur la première ligne ennemie et le barrage sera pour nous.
En attendant, ceux d’en face arrosent la plaine de gerbes de balles. Le champ de bataille est cependant calme et les ténèbres profondes nous collent aux yeux. Le ciel est clair et l’air serein, le grand drap mortuaire recouvre les milliers de morts qui subissent toujours la guerre dans leurs chairs décomposées. Depuis fin avril, sans arrêt, la gigantesque bataille broie des masses humaines, et ça continue.
Vers l’est une première lueur vient de blanchir l’horizon. Il est 5 h. 30 et la douce lumière, comme une caresse, rase le sol. Dans le champ de blé les deux Compagnies sont ramassées prêtes à l’assaut. À droite une route bordée de troncs effilochés se dirige vers l’ennemi. À notre gauche, une masse de ruines et de verdures encore fraîches émergent des lignes ennemies : l’ Hospice de Locre. Derrière, plus à l’est, c’est le Kemmel. Le fameux Mont Kemmel, l’oeil des Flandres que l’ennemi nous a enlevé il y a quelques jours après de terribles combats. C’est une masse pelée, bosselée, faite de deux mamelons. Il n’est pas 6 heures, les hommes sont allongés dans le fossé, serrés contre leurs armes et leurs bagages.
Je bois un quart de vin et bien conscient de la gravité de l’heure, je remets mon sort aux mains de Dieu.
C’est aujourd’hui la fête de la Pentecôte, les cloches de nos villages chantent la gloire de Dieu et bientôt nous allons participer à un terrible sacrifice que nous voudrions vous offrir, Seigneur, pour notre expiation.
Avec une force incroyable l’arrière du front vient d’exploser d’un seul coup. Toutes les bouches à feu de l’armée des Flandres rugissent à la fois. Un ouragan d’acier s’est abattu sur les lignes ennemies avec une puissance inouïe. En quelques minutes, l’Hospice, le Kemmel, les lignes de troncs d’arbres ont disparu sous d’immenses nuages de fumée qui renouvelés sans interruption montent de plus en plus haut en couches de plus en plus épaisses.