LDE carnet de route p.57 1917
Vendredi 23. ━ Journée claire.
Un peu de soleil, c’est un bonheur d’en sentir la douceur. Violentes rafales sur les pistes.
À 10 heures du soir, le 3e Zouaves nous relève ; il doit parait-il attaquer au lever du jour pour s’emparer de grandes carrières que les boches possèdent dans leurs lignes.
Nous dévalons la cote 344, avec la hâte de fuyards. À Bras-sur-Meuse, je suis littéralement vidé. J’ai la chance de trouver une place sur la plate-forme d’un Decauville qui nous ramène à Verdun. Tous les wagonnets sont chargés de poilus du régiment.
Individuellement les hommes rejoignent la caserne Niel.
À l’entrée, le colonel Berthoin assiste debout à notre arrivée. Sa bonne figure paternelle est émue jusqu’aux larmes en voyant passer cette procession de spectres aux visages émaciés et cireux, d’automates « »aux yeux fixes. Il contemple avec émotion ces hommes, ses hommes à lui, qui arrivent écrasés par le poids des souffrances qu’ils viennent d’endurer. Ces hommes qui marchent toujours et qui toujours rouspètent, il les voit cette fois-ci éreintés, rendus. Leurs os et leurs chairs ont été torturés par le froid, la pluie, la boue glacée, la vermine, la fatigue, l’insomnie, les obus et par la mort qui à chaque minute venait porter l’angoisse dans leur esprit.
Depuis deux ans ils vont ainsi et pourtant chaque fois qu’il le faut et sont toujours prêts à gravir le même calvaire. En nous voyant le colonel a senti une nouvelle fois tout le drame, et un instant il en a été bouleversé.
Samedi 24. ━ Au matin, des camions nous enlèvent et roulent pendant 12 heures.
À 10 heures du soir nous arrivons à Thonnance-lès-Joinville, en Haute-Marne.
Nous pensons avoir gagné un grand repos. Nous logeons dans les granges qui bordent la grand-rue du village.
Dimanche 25 novembre 1917. ━ Nettoyage général.
Tous les vêtements doivent être lavés à grande eau.
La boue a séché et forme une carapace dure, cassante.
Ici la campagne est belle, cuivrée par l’automne. La population est affable, hospitalière. Quelle joie de revoir des prairies, des arbres, des maisons et des civils. C’est un monde nouveau qui s’offre à nos yeux éblouis. Depuis le 23 août nous guerroyons sous Verdun. Nombreuses excursions. Cinéma le soir, messe le dimanche. Les après-midi, la musique du régiment joue sur la place du village. Poilus et civils se mêlent pendant que s’égrènent les airs de la « Fille du Régiment » et du « Salut au 85e ». Le soir au cantonnement, on chante et tout le répertoire y passe.
Tu reverras Paname - que le Parisien Dekoninck chante avec nostalgie.
Sur les bords de la Riviera qui fait rêver à la lumière du midi.
Celle que j’aime est parmi nous - et que nous chantons invariablement : Celle que j’aime est pleine de poux…
Le Chant de la Marne
Lorsqu’ on est mort on est foutu ━ chant macabre qui montre bien notre insouciance.
Le pinard c’est de la vinasse ━ qui déclenche un véritable tonnerre.
Voilà les poilus ━ qui chante déjà l’épopée que nous vivons.
Voilà la relève ━ qui a toujours un franc succès car ça se termine par la relève de l’ embusqué.
Enfin : Quand on s’en va en permission.
Tous les refrains sont repris à pleines gorges. Ces soirées sont très gaies.
1er décembre 1917. ━ Départ en permission.
Je passe à Troyes, puis Orléans et arrive à La Réole le 2 décembre à 11 h. 30 du soir. La petite ville est endormie. Je longe les quais déserts, remonte la rue du Sault et surprend mes parents au lit. Joie immense et quelle émotion ! Je leur raconte les derniers événements ━ ils veulent tout savoir, j’escamote nos souffrances qui de viendraient les leurs.
Je passe 14 jours à La Réole avec mes amis du cercle, mes camarades du collège : Malaroche, Cathala, les frères du Chelas, les frères Genêt, Mondou, Lalanne, Bonnac. Je participe à leur activité, à leurs discussions politico-philosophiques, au cercle d’études et au cagibi Royaliste.
À deux reprises je vais à Marmande, embrasser mon frère Jean qui est chez les Frères. Malaroche et Pierre Genêt m’accompagnent.
Retour le 17 décembre. À Bordeaux, rencontre André Mondou qui est entré à la Banque de France et arrive à Joinville le 20 décembre.
À l’escouade, le Caporal Puysalinet vide mes musettes et on fête mon retour par de nombreuses libations.