LDE carnet de route p.42 1917
Mercredi 29. ━ Le secteur est nettement plus calme, quelques obus dans la journée.
Le ravitaillement n’a pu monter la nuit dernière, coupé par le tir de barrage. Aussi la soif nous endolorit la gorge. Tous les trous sont déjà secs depuis ces deux jours de chaleur.
À chaque repas, Le Coniat grogne, ses moustaches noires pointant comme deux dards menaçants. Nous mangeons toujours de la conserve sans boire.
À 9 h. du soir la Compagnie se regroupe pour relever le 272e R.I. derrière le Mort-Homme.
Départ en colonnes par un, section après section, par la piste du ravin de La Hayette.
La relève s’exécute sous des harcèlements de fusants. À chaque rafale, la colonne s’immobilise, les dos se voûtent. Les éclatements déchirants l’arrosent de plomb. L’homme qui me précède pousse un cri, sort du rang, sautille sur une jambe et s’écroule. On accélère. Nous sommes sur une plaine où gisent les cadavres de ces derniers jours. Sous la lueur des fusées, leurs formes inertes et confuses se profilent en tous sens. On devine leur présence par l’odeur épouvantable qui alourdit l’air.
Nous approchons de la première ligne qu’on devine par les lueurs brèves qui rasent le sol. Les balles passent en piaulant et fuient vers l’arrière. Dans une petite carrière de sable, nous arrivons. C’est une petite excavation isolée dans une plaine profonde et sans trace de boyaux.
Il est 4 h. du matin et je prends la garde. Couché sur le talus, je surveille la direction de l’ennemi jusqu’au jour. Des 77 tombent çà et là, au petit bonheur.
Jeudi 30 août. ━ Il n’y a pas eu de ravitaillement, cette nuit, puisque nous étions relève montante.
Nous avons faim et surtout soif bien que partiellement désaltérés par des escouades moins infortunées que la nôtre.
Journée calme. L’ennemi nous fiche la paix. On déblaie la carrière : poutres et cadavres sont enlevés et rejetés sur la plaine. Le Coniat a passé plus d’une heure a déchausser un cadavre allemand ; il a réussi, grâce a une persévérance qui n’a d’égale que son estomac, a gagner des brodequins neufs qui emboîtaient des chairs décomposées.
Au soir le Lieutenant Barcelot me charge d’une mission. Il faut reconnaître le P. C. de la Compagnie et celui du Commandant ; la nécessité de la liaison l’exige. Il me donne une boussole et Poteau, son ordonnance, pour m’accompagner.
Pour m’orienter, le Mort Homme se profile à gauche lorsque je tourne le dos à l’ennemi. Je dois marcher vers le Nord-Ouest.
Nous quittons la carrière après que la lueur d’une fusée nous eût dévoilé la plaine.
Deux à trois cent mètre sont parcourus sans incident. À chaque fusée, nous sommes au sol. Nombreux cadavres. J’oblique à droite et avançons en louvoyant.
Un bruit... psst... psst... C’est à droite. Un léger appel. Nous avançons et deux ombres surgissent devant nous. C’est un poste de coureurs. Les deux hommes nous indiquent la direction à suivre et nous voici dans un boyau. Je prends contact avec le Capitaine Malgarny et file suivi Poteau jusqu’au Commandant. J’ai rempli ma mission. Reste le retour.
La nuit est toujours calme, ciel foncé mais étoilé. Nous nous guiderons avec la clarté des fusées. Le Mort Homme est maintenant sur notre main droite. Loin de nous éclairer, les fusées nous aveuglent à la manière de phares qui seraient face à nos yeux. Avec précaution, lentement et courbes, nous avançons. J’approche Poteau :
━ Poteau, si nous manquons la carrière, nous sommes foutus. Nous tombons chez les Boches.
━ Tas raison. Faut pas faire les couillons, ça serait la sale poisse.
L’ennemi nous a vu. Une gerbe de balles fait jaillir la terre devant nous. L’éclair intermittent de la mitrailleuse a percé la nuit, juste en face de nous. Avons-nous dépassé nos lignes ? Arrêtés, genoux à terre, angoissés nous discutons à voix basse. Poteau insiste pour appuyer à droite. Je tiens ferme pour la gauche. J’ai l’impression que nous nous sommes rapprochés du Mort Homme. En éveil, l’ennemi lance fusées sur fusées. Restons plaques au sol. Entre deux fusées nous bondissons dans le noir et dans la lueur d’une fusée montante, j’aperçois à ma gauche la dépression de la carrière. Nous respirons largement et d’un bond nous sommes chez nous.
Le Lieutenant me félicite,
Quelques instants après notre retour la section spéciale (section de discipline) nous apporte le ravitaillement. Joie sans borne. Nous n’avons presque rien bu depuis trois jours. Le Coulat a retrouvé sa belle humeur et la nuit s’achève par des travaux d’aménagement.