LDE carnet de route p.44 1917
Dimanche 2 septembre. ━ Le soleil est revenu et ses rayons bienfaisants nous permettent de sécher nos vêtements boueux.
La cote 309 est un point qui domine une large étendue de terrain. D’ici on découvre le secteur qui s’étend du bois d’ Avocourt au Bois des Corbeaux. Ces bois n’existent plus. Entre ces deux points extrêmes, la cote 304 avec sa crête arrondie va se fondre sur le plateau de Pommerieu en direction d’ Avocourt. Plus à droite, les deux bosses sèches du Mort Homme. La vue est belle et embrasse le champ de bataille de la rive gauche.
L’escouade occupe un abri profond où l’eau suinte par toutes les parois. Des couchettes en treillis de fil de fer permettent des sommeils confortables.
Le temps passe en palabres et surtout en disputes. La fatigue, l’insomnie, les coliques nous ont rendus irritables et férocement égoïstes.
Dandou, notre caporal, incapable de s’imposer est devenu la tête de turc de l’escouade. Le plus acharné c’est Turgis, le vieux. Ce dernier se défend avec fougue d’une grave accusation.
Pendant que ses camarades dorment, il chauffe chaque matin le jus de l’escouade, et chaque matin il s’acquitte avec zèle de cette besogne ; mais voilà... il manque toujours la part du dernier. Cela ne peut durer car le quart de jus du matin est terriblement apprécié.
━ Salaud ! tu es volontaire pour le jus, mais c’est pour le siffler ! lui lance Joutel.
━ T’as qu’à le faire chauffer toi-même le jus et tu verras si c’est pas la corvée de soupe qui le sirote. Je ne suis pas dégueulasse à ce point.
━ Ecoutez ! Y’ en a marre ! s’écrie Dandou, ça ne peut plus durer, vous ferez le partage à l’arrivée de la corvée de soupe.
━ Ta gueule ! lui répond Dekoninck ; t’as qu’à nous exempter de garde et de corvées de nuit pour être présent à l’arrivée de la soupe. Et comme Le Coniat n’avait encore rien dit, celui-ci enchaîne avec véhémence :
━ N’y a pas que le jus qui manque, y manque même des sardines dans les boites.
Si le nombre des sardines n’est pas divisible par six, c’est chaque fois un drame pour le partage.
Turgis est constamment sur la sellette, c’est une tête encore plus dure que celle du breton Le Coniat.
Lundi 3 septembre. ━ Le bataillon est alerté.
On craint une attaque ennemie. Nous recevons du 105 par rafales périodiques.
Les repas sont toujours très animés et Vacher a dû y mettre bon ordre en intervenant énergiquement.
Mardi 4 septembre. ━ Journée très chaude.
On aspire à la relève, à revoir de la verdure, des maisons, des champs fleuris, des civils.
Dans la nuit, l’ennemi arrose d’obus à gaz le ravin d’Esnes-en-Argonne, l’air nocif monte jusqu’à nous. Après avoir bien pleuré et éternué nous mettons les masques.
Mercredi 5 septembre. ━ Violent tir d’artillerie et violente dispute entre Turgis et Le Coniat au sujet d’un morceau de viande élastique.
Suis de corvée de soupe. Ravitaillement à Esnes-en-Argonne. Pas d’incident.
Vendredi 7 septembre. ━ Combat aérien.
Un taube est mis en fuite par un des nôtres.
Violent tir de barrage sur la rive droite, par contagion la rive gauche s’enflamme. À 11 h. du soir le 272e R. I. vient nous remplacer.
Départ par escouades. Esnes-en-Argonne est traversé avec le masque sur la figure. Sur la route de Montzéville des ambulances américaines passent à vive allure, à travers trous d’obus et obstacles variés. Ces voitures sont d’une solidité extraordinaire.
Nous avons accéléré le pas jusqu’à Montzéville afin de sortir de la vue de l’ennemi avant le lever du jour.
Les premières lueurs barrent l’horizon vers l’Est. En compagnie de Thévenin je fais une pause sur le bord de la route. À deux nous cassons une croûte. Une boîte de singe y passe, mais rien à boire. Mon estomac est devenu dur comme une pierre.