LDE carnet de route p.37 1917
C’est vers Vous, Seigneur, que monte notre suprême prière. En Vous, nous mettons tout notre espoir, tout notre faible espoir de vivre.
Dehors pas un bruit. On croirait la planète abandonnée par les humains.
Il reste encore quelques minutes avant le drame et c’est bien la peur qui ronge chacun de nous comme un chancre. Les mains crispées sur le fût du fusil, on appréhende la sortie lorsque la folie sera déchaînée ; ce moment où, pénétré de notre faiblesse, il faudra affronter la puissance terrifiante des outils de mort, risquer l’agonie, sans soin, sans secours, abandonné comme une bête sans vie, loin des siens, dans la souffrance de la chair meurtrie.
Je suis un des plus jeunes, mais ces hommes qui m’entourent et qui depuis deux ans vivent cette vie de damné, luttant contre la peur de la mort, de la blessure, contre la pluie, le froid, l’insomnie, la fatigue, la vermine, qui sont-ils ?
Ce sont les soldats de France, les mêmes que ceux de notre histoire ; ils continuent comme toujours à souffrir et à mourir en maugréant, mais avec la même âme et la même grandeur.
Une bouffée d’air frais descend de l’escalier.
Dehors, à l’entrée de l’abri, le Lieutenant Barcelot attend l’heure H.
━ À l’heure H-5, nous sortirons, annonce Vacher.
━ Vivement que ça finisse ! s’écrie une voix.
━ Et avec la bonne blessure... une autre voix.
Soudain un bruit sourd et prolongé déchire le grand silence.
━ Vl’à la danse qui commence, hurle Vitus.
Le déchaînement des cieux et de la terre a secoué notre abri qui vacille et tangue.
Est-ce le ciel qui s’écroule sur nous ? Est-ce la terre qui se soulève sous la pression d’un volcan géant ? Dehors, la nuit est chassée par le feu qui rugit en milliers d’explosions.
Du haut de l’escalier Barcelot a appelé et Vacher descend en bolide et hurle :
━ Tout le monde dehors !
D’un seul geste tous les hommes se sont dressés et en ordre se dirigent vers l’escalier.
Dersigny reste le dernier.
L’air frais du matin tonifie l’esprit et nous voici plongé dans un monde diabolique.
Vision d’apocalypse.
Aux premières lueurs du jour naissant se mêlent en sarabandes infernales les éclairs, les traînées de feu, les gaz âcres qui se déchaînent, tandis que sous d’énormes coups de pioche, la masse informe sur laquelle nous courons chétifs et hésitants, se disloque et s’affaisse ; spectacle terrifiant, inimaginable.
Le Lieutenant Barcelot nous a placé dans un immense entonnoir, face au gigantesque rideau de fumée qui barre l’horizon à 200 m. devant nous.
Nous mettons baïonnettes au canon et je serre bien ma jugulaire. Quelques obus nous rejettent dans le fond de l’entonnoir et font pleuvoir sur nos casques des moellons et de la terre. Trop alourdi pour courir, je vide une musette de vivres. Je bois un quart de vin.
5 h. 1/2. ━ Un bond, nous voici hors du trou.
On va courir, d’un geste Barcelot nous arrête. L’assaut se fera au pas.
━ En tirailleurs ! en avant ! au pas !
La section s’est déployée en ligne disloquée car le terrain est chaotique. À cent mètres devant nous une vague d’infanterie s’est dressée, s’égrène, ondule et fonce vers le Nord-Est. Nous accélérons pour suivre le 3e bataillon qui colle derrière le barrage.
Nous avançons au milieu d’un terrain mouvementé, creusé et boursouflé, grimpant, descendant des crêtes et des entonnoirs énormes. Aucune tranchée, aucun cadavre. Tout est fondu dans la terre grise. Panorama des premiers âges avant l’apparition de l’homme.
Aucun horizon, le rideau de barrage forme un immense écran. Plus trace de vie. Le 3ème bataillon a été comme nous, noyé dans le sol meurtri.
Je me trouve à l’extrême droite de la section avec Rogerie. Chacun s’assure de la présence