LDE carnet de route p.24 1917
Il tance vertement un cycliste qui eut, pendant sa mission, la veine de crever juste devant la porte d’un bistrot. À l’entrée du village, il engueule le facteur du lieu qui ne s’est pas découvert devant le drapeau.
« C’est un type », dit-on dans les rangs.
Samedi 16 juin ━ Départ du Buisson à 4 heures du matin.
À Maurupt, le régiment au complet se déploie sur son champ de bataille de la Marne.
Face à un cimetière militaire regroupant des centaines de tombes de soldats du 128e R. I., les compagnies en lignes de colonnes par 4 présentent les armes aux camarades du Régiment tombés en ce lieu.
Minutes émouvantes.
Devant le crucifix géant qui domine les minuscules croix de bois, le drapeau s’incline pendant que l’hymne national retentit. Quelques civils du village, têtes nues, assistent à l’hommage que nous apportons à ceux qui tombèrent sur ce coin de France pour barrer la route à l’invasion.
━ Reposez... Armes !
Mille feux d’acier s’abaissent d’un seul coup et l’abbé Hénocque, aumônier de la D. I., soutane verte barrée de décorations, s’avance et monte sur la pierre du monument.
En phrases précises, martelées et fortes, il souligne le sens du plus grand des sacrifices. À nous les vivants, de maintenir l’honneur du Régiment et de servir la Patrie pour son salut.
La marche reprend. Étape très dure jusqu’à Cheminon. Les anciens montrent le passage à niveau où le Régiment dut charger à la baïonnette contre les tirailleurs ennemis disséminés dans les maisons qui bordent la voie ferrée.
Dimanche 17 juin. ━ Voici Mussey dans la Meuse après 18 km. de marche très dure.
Nous devons y passer plusieurs jours. C’est un village riant sur le bord du canal de la Marne au Rhin.
Deux soldats récupérés de la classe 17 arrivent à l’escouade : le parisien Dekoninck et le normand Bréhan.
Lundi et mardi, repos complet. On flâne en fumant des pipes dans les prairies qui bordent le canal.
L’escouade est maintenant au complet.
Dandou, caporal correct et sentencieux.
Gallais, le charentais qui écrit tous les jours à sa fiancée, ce qui lui vaut forces railleries.
Joutel, petit, rablé, toujours souriant.
Wanlin, le sanglier des Ardennes, au caractère froid et loyal.
Quéhu, le picard à l’accent si drôle. Vif, violent, le plus râleur de tous.
Le breton, dont j’ignore le nom, car on l’appelle le Nigous. Il mange, dort, fume comme les autres, mais ne parle jamais.
Dekoninck, maigre, rouquin, à la parole alerte Il chante du matin au soir des chansons sentimentales.
Bréhan, jeune normand aux yeux bleus, semble avoir 15 ans. Très fort aux cartes. Fume la pipe comme un ancien, et enfin moi-même, classe 17, perdu au milieu de ces paysans de France.
Ici, le Régiment passe d’agréables heures. Jeux, courses de nage, concours de plongeons, parties de pêche et concerts de musique, agrémentent notre séjour en ces lieux.
Les pénibles affaires de mai sont oubliées. De malheureux égarés reviennent après avoir fait de la prison. Les plus coupables ne sont pas revenus. Ils ne reviendront probablement plus.
Le « tourniquet » les aura envoyé au poteau.
Aussi le Régiment a retrouvé sa physionomie coutumière ; l’exubérance bruyante du picard, la gouaille agressive du parisien se croisent sous le regard placide du breton.
Ces belles heures ne pouvaient évidemment pas durer. L’ordre est arrivé subitement de partir, et à la tiédeur naissante d’une journée d’été, des camions nous emportent dans un nuage de poussière.