LDE carnet de route p.40 1917
Ce soir corvée de soupe avec Turgis et Poteau. Le ravitaillement doit monter jusqu’à Esnes-en-Argonne.
Je charge les deux bouteillons et Turgis prend les bidons. Au P.C. de la Compagnie on nous indique vaguement la direction à prendre.
Arrivons très vite dans un ravin. Ce doit être le ravin de la mort. Pas de boyaux. La terre n’est que trous à la manière d’un dé à coudre ; trous de boue fluide. On avance grâce aux fusées. Quelques rafales de 77 font résonner le ravin.
Nous avons bien parcouru 2 km. et ne trouvons aucune trace de boyau, ni de village.
━ M... on est perdu, grogne Turgis.
━ Faut appuyer à gauche...
━ T’es pas cinglé, on va s’ foutre sur le mort Homme.
Derrière nous, à droite, à gauche, partout des fusées sillonnent le ciel. La pluie tombe toujours fine et avançons en louvoyant.
━ Houla ! ça schlingue, s’écrie Poteau... Attention aux machab !
Nous évitons un paquet de morts tordus, à demi enlisés.
J’ai remarqué devant nous la masse sombre d’une crête. Derrière, certainement nous trouverons Esnes-en-Argonne.
Enfin voici la route d’Esnes à Montzéville.
À un carrefour, un grouillement humain. C’est le ravitaillement.
━ Y a pas la 8e escouade ? Qu’est-ce qu’ils foutent ces mecs-là ?
━ Voilà ! Par ici la 8e !
━ Et démerdez-vous ! On n’attend plus que vous pour se barrer
Nous approchons de la boustifaille et on me remplit mes bouteillons de salade de haricots et de rata.
Turgis se charge du pain, du vin et de la gnole. Poteau prend le repas des officiers.
━ Hé ! Y’ a pas d’ rab ?
━ Y’ a pas d’ rab, tu peux te débiner, moi faut que j’ me barre avant le jour.
Retour toujours avec la pluie. Cette fois-ci nous suivons les autres corvées. Il s’agit maintenant de ne pas tomber et surtout d’éviter de s’enliser dans les trous liquides. Marche lente et pénible sur une piste glissante, qui serpente en mille lacets à travers les trous boueux. Les fusées éclairantes nous aveuglent, elles permettent d’éviter la chute dans les entonnoirs liquides qui prennent des reflets d’étain.
Cependant à mi-côte, mes semelles comme sur une pente savonnée fuient en arrière. J’évite de rouler dans une nappe fluide en plongeant mes bouteillons en avant et la vase est entrée dans les haricots.
L’ustensile pèse maintenant plusieurs kilos de plus. Tant pis ! Ils boufferont tout …
À 2 heures du matin, nous sommes à la section, les nerfs tendus, la tête vide.
━ Ben mince alors, ce qui vous en faut du temps, nous dit le caporal.
━ Tiens, bouffe ! T’as des fayots à la sauce cote 304 et par-dessus le marché ils sentent le machab.
Le vieux Turgis énervé et violent, plante ses bidons dans la boue et siffle froidement un coup de gnole avant distribution. Fou furieux Le Coniat bondit sur lui et lui arrache le bidon. Les deux hommes s’engueulent férocement.
Après avoir mangé goulûment des haricots vaseux, les hommes s’accroupissent dans l’eau, sous la pluie inhumaine, résignés ; ils attendent le jour, les paupières lourdes, sous les toiles de tente drapées sur leurs épaules.
Lundi 27 août. ━ Toute la nuit, la pluie est tombée fine et serrée, l’eau gluante est maintenant à mi-jambe et la terre fluide n’a cessé de dégouliner sur mon dos.
L’ennemi nous bombarde sans arrêt, chaque souffle nous jette crispés au sol et les statues d’argiles se redressent les yeux fixes et durs.
Depuis trois jours, pas une minute de sommeil ; les nerfs sont tendus par l’angoisse, la fatigue, et