LDE carnet de route p.41 1917
l’insomnie, et l’eau et la boue viennent ajouter à notre lamentable misère.
L’énervement nous gagne. Pour des riens, de violentes disputes éclatent entre les hommes. La bestialité primitive a refoulé l’homme du XXe siècle.
La nuit, je suis observateur aux fusées, dans notre tranchée.
Vers 10 heures, la première ligne lance une fusée rouge : barrage. Je la répète immédiatement. Ma fusée n’est pas encore éteinte que le ciel sur toute la ligne s’illumine de rouge et au même instant toute notre artillerie se déchaîne. L’horizon arrière se fige dans une immense ligne d’éclairs et en quelques secondes le secteur est de nouveau en folie. Le spectacle est indescriptible. Nulle imagination ne peut concevoir un pareil spectacle. Une lumière crue et permanente faite de milliers d’étincelles géantes, donne à ce paysage lunaire un aspect tragique, et cela sous un vacarme effroyable où se fondent toutes les explosions du bombardement.
Que se passe-t-il ?
Vers minuit le calme revient. Nous n’avons rien su. Un veilleur qui aura perdu son sang-froid.
À 2 heures du matin, ordre d’évacuer la position. La 2e Compagnie doit appuyer sur la droite, dans la direction du Mort Homme.
Silencieusement, les hommes chargent leur équipement glaiseux ; en file indienne nous glissons parallèlement au front.
Devant moi Le Coniat m’apostrophe
━ T’as pris les bidons de pinard qui étaient accrochés au parapet ?
━ Moi ! c’était pas à moi à les prendre.
━ Comment ? t’as laissé le pinard à la tranchée ?
━ Et toi ! tu pouvais pas le prendre ?
Turgis, vieux buveur, se joint à Le Coniat et Dandou aussi s’en mêle. Me voici pris à partie par les vieux de l’escouade.
━ T’as qu’à retourner les chercher
━ Tu peux toujours crever !
Et de désespoir Le Coniat s’écrie
━ Ah ! sale bleusaille, je te larderais de ma baïonnette si je ne me retenais pas.
━ Vous n’allez pas bientôt la fermer, bande de c.... s’écrie Vacher.
━ Y nous em... avec leur pinard, ajoute Dekoninck, vous avez de la flotte plein les trous, vous crèverez pas de soif.
La colonne est déjà loin du point de départ, aussi la gueule de Le Coniat ne vaut pas ma peau. Aux flancs d’une côte la Compagnie s’installe. Quelques abris permettent de nous sécher.
Mardi 28. ━ Nous sommes en réserve sur le flanc sud-est de la côte 304, derrière le 272e R. I.
Dans la matinée, la question du pinard travaille encore le crâne du breton. Dekoninck est maintenant pris à partie. L’eau des trous est imbuvable, elle sent le cadavre. Ni l’un ni l’autre ne reviendront à la tranchée chercher le pinard et cela est soutenu avec une telle vigueur que les autres n’insistent plus. L’escouade est devenue une bande de loups assoiffés.
Le soleil est finalement revenu. Mangeons du singe sans boire. Ça ne fait qu’augmenter notre irritation.
À l’abri de la vue de l’ennemi on peu tenter des sorties sur le flanc de la côte. Avec Wanlin je risque une promenade vers le sommet. Le terrain est effroyablement bouleversé. Des débris humains jonchent le sol. Beaucoup de cadavres récents. Quelques soldats du 272e R. I. achèvent de se décomposer. Voici un ancien abri ennemi. Je m’approche de l’entrée mais un spectacle répugnant m’en interdit l’accès. Devant la sape, un monceau de cadavres en pleine décomposition. L’un d’eux, cassé au niveau des reins, en équilibre sur une poutre, laisse couler de son ventre béant une matière noire d’où émerge des os déjà desséchés. Nous achevons l’ascension de la côte à travers un ossuaire. Arrivés au sommet nous découvrons le Mort-Homme qui profile sa masse écrasée. À l’horizon deux canons viennent d’aboyer et comme la vapeur d’un train qui s’annonce, deux sifflements rapides foncent sur nous. Deux shrapnells éclatent déchirant l’air. Nous détalons à toutes jambes vers notre tranchée. L’ennemi nous avait vu.