LDE carnet de route p.22 1917
Je transmets à ma famille tous les renseignements qui peuvent intéresser les pauvres parents.
J’ai reçu ce matin un flacon d’alcool de menthe de La Réole. Une excellente boisson contre la soit et la fatigue.
Le commandant Meunier a passé notre bataillon en revue. J’apprends ainsi que le régiment sera puni pour acte grave d’indiscipline [1] On raconte que de nombreux régiments ont été touchés par le même vent d’indiscipline. L’esprit du train de permissionnaires était donc quasi général.
Notre colonel, homme droit et très estimé, a été déplacé. Les agitateurs ont été arrêtés et seront traduits devant un Conseil de Guerre.
Le principal meneur serait un instituteur socialiste de la Seine-Inférieure.
En ce moment les esprits sont plus calmes. Notre punition sera de marcher, marcher sans arrêt, sans repos, sur des routes chaudes, vers une destination inconnue.
Mercredi 30 mai. ━ Nous quittons Savigny à 5 heures du matin.
Traversons Châtillon-sur-Marne et passons la Marne à Port-à-Binson. Marche dure sous un ciel chaud ; 32 km. sous le soleil, dans la poussière, à regarder onduler les sacs des rangs de tête. Pendant la marche , on raconte des histoires sur la Compagnie et sur le Régiment.
À Festigny, le bataillon va défiler devant le Drapeau du Régiment. Les 2e et 3e bataillons seront privés de cet honneur.
Au garde à vous, le bataillon s’est arrêté à l’entrée du village. Les baïonnettes luisent à l’extrémité des fusils.
Un commandement bref. Une forêt d’acier se dresse dans un claquement sec.
━ En avant... Marche ! Pour le défilé... Guide à gauche !
Et en cadence, les talons de fer martellent le pavé. Malgré la fatigue, les torses se redressent, les jambes se raidissent et une par une, entraînées par les cuivres du régiment, les compagnies du 1er bataillon défilent, tête gauche, devant le Drapeau.
Près de l’emblème, immobile, monocle à l’oeil, le général Nayral de Bourgon observe le défilé.
Repos complet jusqu’au soir.
Le bataillon doit passer quelques jours à Festigny.
L’escouade se fait photographier. Tous les jours, la musique du régiment joue sur la place où fusionnent civils et militaires. On flâne dans les champs et on visite les bistrots. Le soir, dans les granges, les poilus jouent à la manille en compagnie du seau de pinard.
Des anciens racontent, les combats de la Somme, de Tahure, de l’ Argonne. À leur école j’apprends ce qu’est la vie du poilu. Les officiers et les sous-officiers sont bien entendu passés au crible.
Fluteau, un bavard de la 7e escouade, nous raconte que le sergent Vacher est un casse-cou dangereux. Il est si gonflé qu’il est capable de lancer une contre-attaque avec une seule escouade.
━ C’est un type qui te ferait bouziller pour un rien.
Étant de l’active il est au régiment depuis le début. Il porte déjà 5 citations à sa croix de guerre. Quant au sergent Dersigny, il est du même calibre.
Le capitaine Malgarny est, toujours d’après Fluteau, un ancien sous-off. rempilé. Le commandant Meunier, un brave type, et le colonel est parti, n’en parlons plus.
Le général de brigade Kérel est un brave homme du Midi qui aime bien son « braave cent vingt huite ». Quant au général de division, avec son monocle, c’est un « pet sec » qu’on appelle le « boucher ».
Il y a aussi l’abbé Hénocque, l’aumônier de la D. I. C’est un type légendaire, invulnérable, qui parle comme il agit. C’est le « bourreur de crânes » du régiment.
Le même Fluteau, approuvé par l’auditoire qui écoute en fumant la pipe, nous affirme que le caporal Dandou est un ancien sergent cassé, qu’il est « complètement cinglé » et qu’il dé-
[1] .
Après l’attaque du 4 mai, les 2e et 3e bataillons ont refusé de reprendre à nouveau les lignes.