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  • 9 septembre 2019

L’année 1916

Mon carnet de route

1916

Le 8 janvier 1916, je quittais La Réole, affecté au 107e Régiment d’Infanterie, Caserne Xaintraille, à Angoulême. Après cinq mois de caserne et deux mois au camp de Roumazières, un premier détachement de volontaires est constitué pour le front.
La bataille de Verdun est terminée ; elle a saigné profondément l’Armée Française et la classe 17 après la classe 16 qui nous a précédé, amène de nouveaux renforts.

28 juillet 1916. ━ Jour du départ.

Nous sommes consignés. Devant la caserne, des sentinelles baïonnettes aux canons gardent les issues. Après les douches, le commandant du dépôt nous passe en revue ; quelques mots enflammés nous raidissent sous les armes, et à 6 heures du soir, le renfort équipé à neuf, franchit les grilles au pas cadencé.
Minutes émouvantes. La population nous salue de ses acclamations. Les clairons en tête ouvrent le défilé.
la classe 17 après la classe 16 qui nous a précédé, amène de nouveaux renforts.À 7 h. 1/4, un train, partiellement occupé par des camarades de Bordeaux, nous enlève.
Le courage est dans nos cœurs.
À Poitiers, les renforts du 114e R. I. et 108e R. I. se joignent à nous. Malgré l’heure avancée, la population est présente pour saluer les jeunes poilus. Distribution de thé et de café chaud. Sous les voûtes vitrées, les clairons sonnent « Aux Champs » sous une tempête d’acclamations.
Je suis dans un compartiment avec Delignac, Galet, Chomard, Donadieu et Disdé : Girondins et Charentais.
1 h. 1/2 du matin, à Tours, mêmes scènes.
Des camarades du 106e R. I. et du 6e R. G. montent, et à Orléans le convoi est complet.
Dans la journée du 29, le train contourne Paris, par Juvisy.
Pour la seconde fois, la nuit descend dans nos compartiments ; la fatigue a vaincu les plus agités et le sommeil l’emporte sur la curiosité.
Subitement le train s’est arrêté, des cris nous réveillent. On est arrivé. Péniblement les jeunes soldats se traînent sur le quai où les sous-officiers rassemblent les sections, cependant qu’à l’horizon une légère clarté apparaît. Pas de village, une petite gare. Je lis : « Chaumont-en-Vexin ».
Nous serions au Nord-Ouest de Paris, dans l’ Oise.
Colonne par quatre, la troupe s’étire sur une route. Marche lente et silencieuse. Il y a un peu d’émotion en chacun de nous.
Où nous mène-t-on ? Le front est-il loin ? Un bruit sourd sonorise l’horizon nord. Ce premier bruit de guerre nous émeut. Dans l’ombre, nous serrons les rangs.
À gauche, à droite, les champs paraissent ravinés, bouleversés. Sommes-nous déjà en plein champ de bataille ? Nos regards obliques décèlent des formes imprécises, silhouettes impressionnantes qui se profilent sur le bas-côté de la route.
Une odeur lourde monte des fossés, instinctivement nous accélérons le pas avec émotion.
Pourquoi, sans ménagement, nous jeter ainsi en plein champ de bataille ?
À 4 heures du matin, la colonne atteint un village. Personne. Pas âme qui vive.

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Des trous dans les murs, des trous partout. Et dans des granges nous nous sommes affalés, muets et harassés pour le plus lourd des sommeils. Le soleil de midi nous a réveillé. D’un bond nous sommes dehors. Stupeur ! Devant nos yeux, sous un soleil doré, un paysage admirable s’étend à l’infini ; le plus beau pays de culture et de paix. Verdure, fraîcheur, champ à perte de vue couvert de bottes de blés ━ les morts de la nuit. Nous sommes dans un paisible village de l’Oise où l’habitant nous accueille en souriant.
Nous rions de notre frayeur collective et respirons plus à l’aise. La guerre n’est pas pour aujourd’hui. Nous sommes à 60 kilomètres du front en bataillon d’instruction avec des camarades du 138e R. I.
Le bataillon est resté dans cette région jusqu’au 12 novembre, pour une instruction très poussée, puis il a été transporté par camions à Dammartin-en-Goële, dans la Marne.

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Le dimanche 27 novembre, je pars avec un détachement de renfort pour le 128e R. I.
Ce régiment, d’origine Picarde, est engagé dans la bataille de la Somme.
Dans un village boueux, près de Montdidier, nous arrivons une quarantaine de jeunes de la classe 17 au Dépôt divisionnaire de la 3e D. I.
Premier contact avec des unités du front. Le régiment est en ligne. Nous formons un dépôt mobile qui alimente en hommes cette unité, à mesure des besoins.

14 décembre 1916. ━ Désigné pour une permission, je rejoins La Réole, où je passe 7 jours dans l’affection émue des miens.

C’est ma première permission de la zone des Armées. C’est pour moi, un peu de fierté, mais je ne peux encore parler de combat, comme mes aînés.

24 décembre. ━ Je quitte La Réole un jour plus tôt pour embrasser mon frère Paul, hospitalisé à Royan à la suite d’une grave blessure.

Je manque la correspondance à Bordeaux. Il est tôt, 6 heures du matin, aussi je retourne à La Réole terminer cette journée chez mes parents.
Ces quelques heures inespérées sont rapidement passées et à 4 h. 50 du soir départ définitif.
Séparation pénible sous les regards humides d’êtres chers.
Nuit de Noël dans le train de permissionnaires. Train de retour, nuit bien triste. Dans le compartiment sont entassés, fantassins, cavaliers, artilleurs, originaires du Sud-Ouest.
À Orléans, je change de convoi et débarque vers 7 heures du soir, le 25 décembre, à

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Saint-Just-en-Chaussée.
Cohue à la gare d’arrivée. La masse des permissionnaires s’achemine vers les guichets de contrôle où chaque feuille est tamponnée.
J’aurai 15 kilomètres à faire pour rejoindre le Dépôt Divisionnaire ━ le D. D. comme l’on dit chez les Poilus ━ et mon voyage sera terminé.
Au guichet, le tampon indique une nouvelle destination. Nous ne sommes plus à Camprémy, mais à Marcelcave. Ce dernier village est à l’est d’Amiens, la division s’est donc déplacée vers le Nord.
Dès le premier train j’embarque pour Amiens.
Les camarades permissionnaires de la 3e D.I. envahissent les compartiments. Ce sont des soldats des 4 régiments frères : le 128e R. I., le 272e R. I., le 51e R. I. et le 87e R. I.
Conversations animées sur les futures opérations et les chances d’un grand repos. Cette longue et terrible bataille de la Somme faîte dans des conditions climatiques abominables a fatigué le moral du soldat.

26 décembre. ━ À 2 heures du matin, le train nous débarque à Marcelcave.

Nuit froide et pluvieuse. Tout est dans l’ombre, on est à 25 km. du front. À l’est, les lueurs de la bataille.
On a pu se parquer dans des baraquements, pour attendre le jour et gagner quelques heures de sommeil. La capote nous abrite du froid et les pieds débarrassés des godillots boueux s’enfoncent dans une paille poussiéreuse où grouille la vermine habituelle.

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A la lueur d’une bougie, des groupes de permissionnaires ont joué aux cartes toute la nuit en buvant à pleins bidons le pinard de chez eux. Le froid m’a réveillé avant le jour et après un coup de jus à la cantine, nous prenons un train pour Amiens. Sur les quais, un baril de vin et un énorme fromage de gruyère large comme une roue de wagon, sont enlevés, hissés, et disparaissent dans un compartiment.
J’ai pu déjeuner à Amiens dans un bistrot près de la gare pour 45 sous. Cependant le vin est ici à 2 francs le litre. Le civil exagère.
La cathédrale garantie contre les bombardementsVisite de la ville et de sa splendide cathédrale. Les portiques monumentaux sont protégés par les murailles de sacs à terre. Dans les rues d’innombrables soldats anglais.
L’après-midi, les renseignements nous signalent la présence de la D. I. à Thésis, petite ville au sud-est d’Amiens.
À 6 heures du soir, sommes à Thésis.
Pas trace de la D. I., seul le 272e R. I. s’y trouve. Le colonel de ce régiment nous signe nos permissions ; nous marquons notre volonté de retrouver nos régiments. Un poilu, errant comme nous, proteste ; il n’a plus d’argent et il a faim. On calme sa faim mais pas sa colère.

27 décembre. ━ Voici le troisième jour que je cours après mon régiment. À 4 heures du matin un train nous ramène à Amiens.

Ici nous ne trouvons aucun renseignement sur nos unité. Ce manège commence à devenir énervant et nos derniers sous disparaissent.
Avec quelques camarades je m’adresse à la charité de la Croix-Rouge de la gare. Nous y sommes reçus avec un empressement qui nous émeut. Déjeuner copieux, et les dames de la Croix-Rouge nous installent dans le salon de lecture jusqu’au soir. Le commissaire de gare nous a repérés et pour se débarrasser de nous, nous expédie par le premier train à Saint-Just-en-Chaussée.
On passe la nuit dans des baraques sordides et pouilleuses.

28 décembre. ━ Au réveil, les renseignements sont encore muets.

C’est à croire que la 3e Division d’Infanterie a disparu. Complètement désemparés, nous passons la journée à errer dans ce camp boueux où le va-et-vient permanent des foules de permissionnaires donne l’impression d’un immense champ de foire.

Je tire d’embarras trois tirailleurs algériens et un spahi de Bou-Saada (mon village natal). Ces pauvres bougres ignorent notre langue, ils se déplacent grâce a une fiche épinglée sur leur capote, a la manière de colis de marchandises.
Enfin ! Dans la matinée, un homme appelle les permissionnaires de la 3e D. I. On va nous informer.
À 11 heures, un train emporte tous les hommes du 2e Corps. Destination : Is-sur-Tille dans la Côte-d’Or.
À 4 heures du matin, le convoi passe au Bourget et file à, travers la Marne et l’Aube.
À chaque gare on assiste à des scènes burlesques. Des poilus énervés s’amusent au détriment du personnel des gares. À Troyes, les employés montent la garde auprès des marchandises deposées sur les quais. Coups de sifflets, hurlements, saisies de casquettes. Les chefs de gare ne paraissent plus. Le chant du chef de gare retentit à chaque départ.

30 décembre. ━ À 4 heures du matin, le train rentre dans la gare de Langres.

On va nous diriger sur Toul où se trouverait la D. I. Au départ, scène pittoresque : le chef de gare poursuit un poilu qui lui a enlevé sa casquette. Le train s’ébranle sous des acclamations, tandis que la casquette sombre et dorée est agitée triomphalement à une portière.
Après Neufchâteau, Toul est atteint avant midi. Ici on ignore la 3° D. I.
Cette fois-ci c’en est trop. Des centaines d’hommes hurlent dans la gare. Tempêtes de cris, vociférations. Au bureau du commissaire la foule bleue horizon pénètre :
━ Est-ce qu’on se fout de nous ?
━ Qu’on nous renvoie chez nous si on a plus besoin de nous !
━ On la crève ! On n’a plus rien à becqueter !
Un poilu ne veut plus sortir du bureau :

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━ Je n’ai plus un rond et j’avais plusieurs tunes. J’ peux plus brifer et j’ai la dent !
Pour s’en débarrasser, le commissaire lui donne 10 francs et à plusieurs nous le suivons vers le premier caboulot.
De retour à la gare, on nous annonce qu’un train militaire allait passer vers 3 heures. À l’heure dite le train rentre en gare et c’est le 128e R.I. qu’il transporte. Je saute dans le wagon de ma section. C’est le sixième jour de pérégrinations.
Le soir même nous arrivons à Maron, petit village situé sur la rive rocheuse et encaissée de la Moselle entre Toul et Pont-Saint-Vincent. À 4 km. toute la D. I., occupe le camp du Bois l’Évêque, sur le plateau qui domine la rive droite du fleuve.

31 décembre. ━ Fin de l’année. Cet événement se passe sans histoires.

La région est pittoresque et d’un caractère sauvage. Des hauteurs qui surplombent le fleuve, de nombreuses sources versent en cascades leurs eaux ferrugineuses. Elles vont en bondissant, étouffer leurs bouillonnements dans les eaux rapides et sombres de la Moselle. Vers l’Est, en suivant les eaux, on distingue les localités de Neuves-Maisons et de Pont-Saint-Vincent ou s’élèvent les tours noires des hauts fourneaux. Des fumées épaisses vont se fondre vers la crête dominante que couronne un fort de la ceinture de Toul.
On s’est installé dans des granges avec le concours empressé de la population. Quelle différence avec les gens de la Somme !
Ici affabilité, là-bas indifférence.
Ma section occupe la grange d’une petite ferme sur la route de Neuves-Maisons.
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L’année 1917

Grenadier V. B.

1917

ler janvier 1917. ━ Pour marquer cette journée, nous touchons en supplément, un seau de fromage, de la confiture et pour 4 hommes une bouteille de vin mousseux.

Le départ du bouchon a pour suffi pour jeter un peu de gaieté dans l’escouade. Avec le vin que nous trouvons à 18 sous chez l’habitant, la fête du premier de l’an a pu être marquée par de joyeuses cuites. Jusqu’au 24 janvier, la vie à Maron se passe en exercices sur les pentes boisées. La Compagnie escalade les roches, par des dépressions, se déplace en tirailleurs, effectue des tirs au fusil, à la mitrailleuse, et s’exerce au lancement de la grenade.
Notre compagnie est faite pour instruire, aguerrir les hommes qui iront combler les vides du régiment.
Le D. D. (Dépôt Divisionnaire) est constitué par 3 compagnies. Chacune d’elles représente le dépôt d’un des 3 bataillons du régiment. J’appartiens à la 4e qui alimente le ler bataillon. La 8e alimente le 2e bataillon et la 12e le 3e bataillon.
Le D. D. est en somme un dépôt régimentaire ambulant. Il suit la Division.
Après les batailles de la Somme, le régiment a été complété par le D. D. Celui-ci a reçu depuis, des jeunes recrues et d’anciens blessés qui viennent de l’intérieur.

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Les officiers du D. D. sont tous d’anciens blessés. Ils doivent le rejoindre comme tous les soldats évacués, après leur guérison.
File:Army-FRA-OF-01b.svg — Wikimedia CommonsLe commandant de notre Compagnie est le lieutenant Laloie, brave homme, à la figure poupine. Il est assisté du sous-lieutenant Kadrul ; notre sergent est mon camarade Massiot, Bordelais qui vient comme moi du 107e R. I. Il nous a quitté à la caserne d’Angoulême pour suivre les cours d’élève ­aspirant. Il en est revenu sergent.
Le sergent Thibault qui a déjà fait la guerre bénéficie de ce poste comme père de 3 enfants. Ce sergent nous mène la vie de caserne, avec sa discipline rigide et une sévérité inflexible. Il est très dur, surtout pour nous les jeunes. Il reste instructeur au D. D.
Mes camarades de la section sont presque tous des poilus évacués pour blessures, pour la plupart des Parisiens, des Picards et des Bretons.
Le 128e R. I. est un régiment de la Somme. Il tenait garnison à Abbeville et à Amiens. Autrefois un bataillon était à Paris. Depuis l’invasion le dépôt a été évacué sur Landerneau (Finistères).­ Il recrute donc des Bretons en plus des Picards et des Parisiens. Ce régiment appartient à la 3e Division du Corps d’Armée. Cette Division est composée par :
le 128e R. I. : Abbeville
le 87e R. I. : Saint-Quentin
le 272e R. I. : Amiens
le 51e R. I. : Beauvais
La 4e Division forme avec la nôtre le 2e Corps d’Armée.
Le 128 et le 272 constituent la 5e Brigade.
Général de Division : Nayral de Bourgon. Général de Brigade : Nereile.
À l’escouade mon caporal est un ancien cavalier d’un régiment de dragons, versé dans l’infanterie par mesure disciplinaire. Le caporal Caron est un excellent garçon, un peu rouspéteur, caractère irascible. C’est un Picard.
À l’escouade : Le Scraigne, Le Strate, Croizier et Contant. Avec les exercices, les évenements de la journée se passent au bistrot, après la soupe.
Il y a un seul, mais important bistrot à Maron. Les patrons de l’établissement sont pour nous les plus grands personnages de la localité. Ils nous servent à boire une excellente bière, du vin à 0 fr. 80 le litre dans une salle bien chauffée.
Tous les soirs, le café connaît une affluence considérable. On court pour y prendre les meilleurs places, près du poêle ou de la caissière ; c’est le casino du poilu. On chante, on crie, on hurle. Des chanteurs improvisés sortent chaque soir les mêmes répertoires. Ça paraît toujours nouveau, et chaque fois en chœur nous reprenons les mêmes refrains.
Un puissant ténor, debout sur une chaise, chante avec un sérieux professionnel :
Soldat, courageux,
Soldat, téméraire,
Sous les blancs rayons de la lune claire,
A quoi rêves-tu ?

Et tous avec un ensemble grandiose nous reprenons en chœur :
Je pense aux bidons remplis de pinard,
Je pense au salaud qui m’a fauché mon quart,
A celui qui boit ma gnole sans plus d’amertumes,
Au claire de la lune.

Un autre attaque avec un élan frénétique le chant du pinard et nous reprenons comme un tonnerre :
Le pinard c’est de la vinasse,
Ça réchauffe par où que ça passe.
Vas-y, Bidasse, remplis mon quart,
Vive le pinard ! Vive le pinard !

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Et le soliste enchaîne :
Sur le talus renverse la bergère,
Sur l’ennemi renverse les remparts,
Dans les boyaux fous-toi la gueule par terre,
Mais ne vas pas renverser le pinard.

Les soirées se passent toutes ainsi, jusquà 10 heures. Le Café se vide alors rapidement et chacun regagne en titubant un peu, son cantonnement.

24 janvier. ━ Nous quittons Maron avec regrets.

Par route la D. I. se dirige vers les lignes de Lorraine. Il a été question d’envoyer le régiment en Algérie, pour étouffer la révolte arabe dans le Djebel Aurès. Ce sont les 72e R. I., 91e R. I. et le 1er Bataillon d’Afrique qui ont été charges de cette mission.
Une Division du 17e Corps d’Armée nous remplace à Maron, à la grande déception des habitants. Depuis la bataille de Morhange on aime pas ici les soldats du Midi.
Le froid est subitement arrivé avec sa bise sèche. 14 km. jusqu’à Richard-Mesnil. À l’étape, la troupe envahit les bistrots, seuls lieux confortablement chauffés.
DFW C.VUn aéro boche a survolé et surveille notre déplacement.

Jeudi 25 janvier. ━ Toute la nuit il a neigé à gros flocons et la campagne a entièrement disparu sous un manteau blanc.

À 6 heures, les Compagnies sortent du village par un froid extraordinaire. Le sol est ferme comme du ciment, et un vent glacial d’est nous transforme en glaçons articulés. Si nous n’avancions pas sous le poids pénible de notre chargement nous serions raidis par le froid.
La Division en marche déroule son long ruban sombre sur d’immenses plaines blanches. Les routes ont disparu et le regard troublé est saisi par le vertige de l’espace. Le ciel est gris et bas. Lourdement chargés, la tête emmaillotée dans le bonnet de police dont les ailes sont rabattues sur les oreilles, le tout surmonté par le casque, les hommes avancent lentement en glissades successives. Comme les anneaux articulés d’une énorme chenille, les sections se suivent.
Le vin est gelé dans nos bidons et le pain dans nos musettes est devenu dur comme pierre.
À Dombasle-sur-Meurthe, nous passons la Meurthe complètement figée, traversons Rosières-aux-Salines, et à midi, halte pour la soupe.
Le pain est coupé à coups de hache et le vin dégelé sur des feux. D’énormes glaçons pendent des moustaches, ce qui ajoute au sinistre de ces visages à demi découverts.
Départ à 3 heures de l’après-midi et le soir nous atteignons Deuxville, terme de notre voyage.
Nous avons parcouru 28 km. par un froid de -18°, transpirant pendant la marche, grelottant pendant les haltes.

Vendredi 26 janvier. ━ La section occupe la grange d’une ferme au centre du village.

Je m’installe sur une meule de foin sous la toiture de tuiles. Enfoui sous l’herbe à odeur pénétrante, roulé dans la couverture, la capote et la toile de tente sur le corps, la tête bandée par un cache-nez, j’essaie de me défendre du froid terriblement agressif qui tombe de la toiture. Dans les rues, sur la place, des feux brûlent en permanence. On y rôtit une partie du corps pendant que le reste est à demi gelé.

Samedi 27 janvier. ━ Le froid devient insupportable.

La neige a cessé de tomber et le thermomètre est descendu à - 24°. On a évacué les granges qui sont intenables et les hommes font cercle autour de chaque feu. La chaleur ratatine les souliers avant d’atteindre les pieds. Les corvées de soupe cassent le vin dans les percots et scient le pain sur des planches.
Des escadrilles boches passent dans le coton gris et vont bombarder Saint-Nicolas-de-Port, le soir on annonce, 3 permissionnaires, 1 gendarme et 3 civils tués.
Le soir je quitte le feu public et m’installe dans mon foin. Très vite une douleur aiguë gagne mon côté gauche.

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Elle va s’accentuer au point de rendre la respiration impossible. À chaque inspiration une pointe de fer stoppe mon souffle. Je me sens lentement refroidir. La zone glacée remonte de mes pieds vers le bassin. J’ai nettement l’impression que la vie animale se retire progressivement.
Péniblement, dans la nuit, j’ai pu appeler. Un poilu s’est réveillé ; ému de mon état, me prend dans ses bras et me dépose dans une chambre chaude occupée par des sous-officiers.
Un infirmier alerté me pose des ventouses. Soulagé, je peux passer la nuit sans trop souffrir.
Au matin je suis évacué par le major. À 4 heures de l’après-midi, après une randonnée sans ménagements, une ambulance me dépose à l’hôpital mixte de Saint-Nicolas-de-Port.

Lundi 29 janvier. ━ J’ai un point pleurétique gauche, avec 40° de fièvre.

Grâce aux soins dévoués d'une sœur mon état s'améliore rapidement. Sans gravité. Grâce aux soins dévoués d’une sœur mon état s’améliore rapidement. Sœur Bernard, comme un ange de salut, passe d’un lit à l’autre, apportant soins et réconforts. C’est une personne chez qui la nature brillante émerge par moment de l’enveloppe d’humilité qui la drape.
Ici, ce sont tous des malades des poumons. Les jours se passent en bavardages, d’un lit à l’autre, au son d’un phonographe installé par la sœur.

Le 9 février, je quitte l’hôpital à peu près guéri.

Une permission de 7 jours complétera la guérison. Il faut de la place car la clientèle est nombreuse en cette saison.

Vendredi 9 février. ━ Après Épinal, je suis stoppé à la gare de triage de Seveux.

Dirigé sur Dijon, puis Nevers, je passe par Tours et le dimanche 11 février au matin je suis à Bordeaux.
À 2 heures de l’après-midi, je saute sur les quais de la gare de La Réole, à contre-voie ; j’use d’un stratagème qui permet de gagner deux jours de plus. Un à l’arrivée, l’autre au départ. Tous les permissionnaires l’utilisent et voici la technique :
La permission compte du jour de l’arrivée, c’est le tampon de la gare qui en fixe le début. L’astuce consiste à sortir de la gare sans contrôle et à revenir le lendemain à l’heure du même train s’infiltrer parmi les permissionnaires du jour. Ainsi la permission est tamponnée avec un jour de retard. Un jour de gagné.
Au départ, manège inverse. On fait tamponner sa permission le jour officiel de départ et on ne prend le train que le lendemain.
Ces escalades de barrières et ces marches en Sioux à travers la gare de marchandises sont facilitées par les gens de la rue. Le gendarme est l’ennemi du permissionnaire.
Toutes ces permissions sont trop vite passées. L’immense tendresse des miens, l’affection des amis plus jeunes, le collège où j’ai laissé mes camarades, le cercle d’études où les réunions se succèdent sous l’admirable autorité de notre maître l’abbé Baquey, les conférences suivies par des blessés me reprennent et m’entraînent dans ce mouvement, cette vie animée de l’esprit et du cœur, comme si rien ne s’était passé depuis mon départ.

Mercredi 21 février. ━ Pour la troisième fois depuis mon départ au front, je quitte La Réole à 4 h. 30 pour prendre le train de permissionnaires qui part de Bordeaux à 7 h. 30.

Voyage en compagnie de deux soldats de La Réole ; après Nevers et Chagny je débarque à Is-sur-Tille, gare de triage. On tamponne les permissions et me dirige

caserne Rebeval - Neufchateau

sur Neufchâteau. Encaserné à la caserne Rebeval le lendemain, je suis équipé avec du neuf. Quartier libre toute la journée. Ville sans intérêt.

Samedi 24 février. ━ Départ le matin pour Nancy.

Le train passe à Toul, Frouard, gare souvent bombardée par du 380 mm, enfin après Nancy, Lunéville tête de ligne.
À la sortie de la gare, par détachements, on nous conduit hors de la localité, pour rejoindre individuellement nos unités. Après une heure de marche, je rejoins mon D. D. encore à Deuxville.
Le bureau du D. D. m’affecte à la 12e Compagnie où sont groupés tous les jeunes de la classe 17, mes camarades originaires du 107e R. I. : Coutant, de Blaye ; Nicolas, Minvielle, Rétier, de Bordeaux ; Chassagne, de Sainte-Foy-la-Grande ; et un groupe de la même classe originaire du dépôt du 128e R. I. : Ilette, Hamelin, Harquey, La Fuste.

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Pendant mon absence, le D. D. est monté trois fois à l’arrière des lignes pour y faire travaux de défense.
La température s’est adoucie.

Mercredi 28 février. ━ À 5 heures du matin, le D. D. quitte Deuxville et par étapes revient à Maron, même itinéraire qu’à l’aller.

À Saint-Nicolas-de-Port, défilé devant le général Nayral de Bourgon. Malgré la fatigue de l’étape, les jarrets se raidissent et les souliers cloutés martèlent nerveusement le pavé au rythme de la musique du régiment.
Grande halte à Azelot, soupe. Encore une heure de marche et nous atteignons Messein où nous cantonnons. Nous avons couvert 30 km. et je suis littéralement fourbu.

Jeudi 1er mars.━ Par une journée radieuse, dans l’air léger et doré qui fouette nos visages tendus, nous entrons dans Maron en défilant.

L’aimable population nous reçoit avec chaleur. Cependant dès notre arrivée, le ciel se couvre et la neige commence à tomber.
JPEG - 393.3 kioLe 3 mars, le reste de la D. I. arrive en camions et s’installe au camp de Bois l’Évêque.

Dimanche 4 mars. ━ Match de football entre l’équipe du D. D. et celle du 51.

Partie très animée et suivie avec chaleur par d’innombrables soldats.
J’y assiste en compagnie de Coutant et du Parisien Crouazier. Ce dernier, emballé par la partie, a perdu le contrôle de ses gestes. Il frappe du pied, court le long de la touche et choote nerveusement dans le vide, mais parfois sur les mollets d’un voisin. C’est une scène vraiment comique. Nous sommes battus par 5 points à 0. Crouazier est désespéré. Nous allons sur les bords du fleuve, calmer son désespoir. Par mégarde je mets le feu à un chaume dont l’herbe sèche flambe comme de l’amadou. Une grande surface de terrain est la proie des flammes. Sans importance.

Mercredi 7 mars. ━ Un détachement de 32 hommes doit être formé pour la surveillance du champs de tir de l’artillerie.

J’en suis. Départ à 3 heures du matin. Touchons un morceau de viande plus deux sardines par homme, pour toute la journée. Après une heure de marche, j’occupe avec Coutant un petit bois, très loin du champ de tir. Consigne : interdire tous passages sur la piste forestière.
Journée humide et fraiche. Nous dressons la tente et allumons du feu. Pas trace de vie dans le pays.

Redoute de Dommartin

Dans l’après-midi je visite d’énormes fortifications appartenant au camp retranché de Toul.
Pendant mon absence le sergent de ronde est passé et a trouvé Coutant endormi sous la tente. Il a promis un rapport pour nous apprendre le règlement. Le lendemain, rien au rapport. Le sergent est bon bougre.

Samedi 10 mars. ━ Retour à la garde du chemin de tir.

Par punition, le sergent nous place au poste le plus éloigné à 15 km. Journée ensoleillée. Pendant que Coutant veille, je me rends à Bicqueley, village voisin. J’achète quelques gâteaux et retourne au petit poste.
Dans l’après-midi, un cavalier arrive ventre à terre. Ordre de rejoindre Maron. Au village, nous apprenons que la D. I. part pour une destination inconnue.

Dimanche 11 mars. ━ Départ définitif de Maron.

Notre regret est grand et la population est émue. Il y a dans cette vie dure quelques heures de douceur dont le souvenir restera impérissable, et cependant je n’ai pas encore connu les heures tragiques que bon nombre de mes camarades endurent depuis le début de la campagne.

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Après Villey-le-Sec, la Compagnie traverse la défense du camp retranché de Toul. Canton­nements à Gye.

Lundi 12 mars. ━ Durant la nuit, nous avons tous été pris de violentes coliques, je n’ai pas été épargné par le fléau.

On a dû nous donner du rata aigre. Cela n’arrête pas notre marche et c’est sur des jambes molles que nous arrivons à Blénod-les-Toul.
Le D. D. s’installe ici. Pour combien de jours ? Nul ne le sait.
Blénod-les-Toul est un village de 1.500 âmes accroché aux flancs des côtes de la Meuse. Le 117e R. Ter. l’occupe et le quartier général de la D. I. s’y installe.
Ici, comme à Maron, les jours se passent en exercices et manœuvres sur les crêtes boisées qui dominent le village. Toute la D. I. se livre à d’importantes manœuvres qui laissent présager une offensive pour le printemps prochain.
Je fais un stage de signaleur avec mon inséparable Coutant. À l’aide de panneaux blancs, je transmets en morse des messages que me passe un officier. Du coteau on découvre tout le plateau boisé qui s’étend de la Moselle jusqu’à nous.

Dimanche 18 mars. ━ Match de football entre le D. D. et le 3e Génie 2 à 2.

Nouvelles de la Révolution russe. On en espère mieux. Le régime tsariste était en pleine décomposition et la cour infestée d’Allemands.

Mardi 20 mars. ━ L’ennemi a évacué l’Oise que réoccupent nos troupes en liaison avec les Anglais.

Cet événement fait passer un souffle d’optimisme sur l’armée. Il faut dire que depuis les 2 batailles gigantesques de Verdun et de la Somme le moral du soldat était assez éprouvé. Le soldat qui se bat n’est pas un être stupide, il comprend que de nombreux combats sont engagés inutilement ou pour des résultats qui ne valent pas la peau d’un seul homme.

Vendredi 23 mars. ━ Ordre d’embarquer pour dimanche.

La classe 17 va rejoindre les unités de combats.

Samedi 24 mars. ━ Le premier renfort de ma classe a rejoint le régiment qui se trouve dans les environs.

Mon tour ne tardera pas. Massiot, sergent de ma classe, est évidemment parti. Il a été affecté à la 2e Compagnie.

Dimanche 25 mars. ━ Contre-ordre.

On ne partira que jeudi. On est un peu désappointé. On n’aime pas le contre-ordre. Avec les beaux jours l’optimisme revient, surtout devant la perspective d’une grande offensive décisive.
Suis envahi par des furoncles. À la visite on m’exempte de service.

Jeudi 29 mars. ━ Préparatifs de depart.

Mon escouade est composée par des jeunes. L’esprit frondeur du collégien y règne. Le caporal Caron, ancien cavalier, tente mais en vain de maintenir l’ordre. La compagnie est célèbre pour sa mauvaise cuisine. Chaque repas est prétexte de scènes agitées et comiques. Nous ne mangeons que du rata et de la viande qui s’étire comme du caoutchouc.
Nous ramassons du pissenlit dans les prairies, ce qui nous procure un plat d’herbe abondant et sain.
À l’escouade nous arrive un nouveau. C’est un caporal, nommé Barcelot, ancien sergent cassé qui ne tardera pas à reprendre ses galons perdus.
À 6 h. 30 du soir, sous une pluie permanente, la Compagnie se dirige vers la gare d’embarquement.
Dans une nuit d’encre et sur un terrain boueux les sections s’alignent face aux wagons. Par une heureuse chance le seul wagon de voyageur stationne devant notre section.
La pluie tombe toujours droite et glacée. Posons nos sacs à terre et attendons l’ordre d’embarquer.
Le temps passe, les heures s’écoulent et l’ordre ne vient pas. En troupeau parqué et docile, les soldats piétinent dans l’eau qui monte.
Il est 11 heures, la nuit est saturée d’eau, nos capotes s’alourdissent et ruissellent, la boue monte toujours.

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Voici Châtillon-sur-Marne. La statue immense du pape Urbain II regarde défiler ces légions de France qui vont refouler le Barbare.
À 5 heures du soir, nous sommes à Villers-Agron. On s’installe dans des baraques Adrian.
Le front est à 30 km. Secteur de Fismes.

Le bombardement est de plus en plus violent.
Vendredi, samedi et dimanche, nous ne bougeons pas. On attend des ordres.
Pendant ces 3 jours, l’artillerie a mené un terrifiant concert. Nos baraques vibrent sans arrêt comme secouées par un tremblement de terre permanent.
Le dimanche, le bombardement atteint son paroxysme. Il est impossible de se faire entendre sans crier et nous sommes à 30 km. du front.
À chaque rapport on nous lit des ordres du jour nous conviant à faire tout notre devoir et à accepter avec courage tous les sacrifices qui nous serons demandés. Je crois que le courage ne manquera chez aucun de nous.

Lundi 16 avril. ━ À 10 heures, la canonnade cesse brusquement.

Le grand drame est commencé.
Infanterie française armée d'Afrique et troupes coloniales 1915 1918 Le gigantesque assaut est donné par l’Armée Mangin, infanterie, coloniaux, zouaves, tirailleurs, légion sont entrés dans la mêlée.
Jusqu’au soir, le silence règne. Aucune nouvelle. Vers 5 heures, tirs de barrage ; on raconte que nous aurions fait 12.000 prisonniers.

Mardi 17 avril. ━ Le bombardement reprend avec la même violence que les jours précédents.

Que se passe-t-il ? Pourquoi n’avance-t-on pas ? La percée devait se faire le premier jour et il semble que la bataille piétine. Mille bruits courent dans les unités. Pour certains, c’est un échec. Pour d’autres une victoire. Nos pertes seraient considérables. L’offensive serait tombée sur des préparatifs d’attaque et nos vagues d’assauts se seraient brisées sur une défense avertie.

Mercredi 18 avril. ━ Nous ne bougeons toujours pas, il y a donc un échec.

Voici le 3e Corps qui descend sans avoir attaqué. L’offensive a été stoppée.
Désappointement et découragement nous gagnent. On en vient à douter du succès final ; les pessimistes triomphent. À l’enthousiasme des jours précédents succède la lassitude. C’est l’échelle du moral français.
Par moments le bombardement reprend comme un tonnerre.

Jeudi 19 avril. ━ On ne sait toujours rien.

Les troupes qui redescendent n’en savent guère plus que nous.
Le bombardement égale en puissance ceux des jours précédents.
La terre tremble, les baraques vibrent comme s’il s’agissait d’un séisme.
Le soir c’est le calme, la nuit le déchaînement.

Vendredi 20 avril. ━ On parle de 17.000 prisonniers, mais encore rien sur l’offensive.

Le beau temps est revenu.

Samedi 21 avril. ━ On a l’impression que l’offensive s’étouffe dans des luttes locales d’infanterie.

On parle de 19 000 prisonniers, mais vraisemblablement la bataille s’est épuisée dans le sang.
Quittons brusquement Villers-Agron. Le D. D. se porte vers l’est et occupe le village de Germigny, à quelques kilomètres à l’ouest de Reims.
À 15 km. vers le nord on discerne la ligne du front par la traînée de fumée qui barre la plaine d’ouest à l’est.
Près du village, des canons ALGP lancent périodiquement leurs énormes obus. Sur la droite de la crête qui nous domine, on peut voir les deux tours sombres de la cathédrale de Reims. On distingue l’éclatement des obus, dont la fumée couronne la masse du monument gothique.
Trop petit, le village n’a pu abriter tout le D. D. Notre escouade a dressé ses tentes sur les premières pentes du coteau et nous nous endormons, bercés par le bourdonnement de la canonnade.

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Dimanche 22 avril. ━ Aménagement des tentes.

Nous creusons des fossés pour éviter l’envahissement de la pluie qui n’a cessé de tomber toute la nuit.
À l’est, du côté de Muizon, de gros noirs lourdement s’épanouissent en fumées noires. Pour la première fois nous voici dans la zone du feu. Il nous tarde d’y entrer à fond pour faire notre devoir comme les anciens.

Lundi 23 avril. ━ La Division a pris les lignes devant nous, dans un secteur qui longe le canal de la Marne au Rhin.

De la pente où s’accroche le village on distingue avec des jumelles l’horizon nord. Dans la zone du canal, un bourrelet de ouate blanche marque le front.
Poussière crayeuse et fumées enrobent les reliefs du paysage. Cependant une masse JPEG - 228.7 kiotrapue émerge de cet horizon informe, le fort de Brimont que nos troupes n’ont pu enlever à l’ennemi. On distingue nettement les obus qui percutent sur sa structure.

Mercredi 25 avril. ━ Un train blindé s’est installé dans la vallée, derrière la crête de Muizon.

Dans la nuit, la vibration des départs a fait écrouler une vieille maison du village.
Des prisonniers traversent Germigny. Ce sont des hommes complètement épuisés, haves et terreux ; ils avancent silencieusement comme des brutes sans âmes.
Le village de Gueux sur notre droite reçoit quelques obus de gros calibres.
Dans la soirée, rencontre d’anciens du 107e R. I., versés au 409 stationné dans la région.

Jeudi 26 avril. ━ Reims brûle.

D’énormes fumées noires s’élèvent des quartiers avoisinant la cathédrale.
Dans la nuit, des aéros boches bombardent le camp d’aviation de Bouleuse à 2 km. d’ici. Tirs de défense à balles lumineuses. Véritable feu d’artifice d’étoiles filantes.

Vendredi 27 avril. ━ Vive canonnade sur les lignes et combats aériens.

Marche de 12 km, pour ne pas rester inactifs. Rencontrons de la cavalerie qui se dirige vers les lignes.

Dimanche 29 avril. ━ Au camp de Bouleuse, j’assiste à l’arrivée de Spades rapides et légers.

Ils viennent de soutenir un combat à 3.000 mètres. Les pilotes sont de jeunes officiers de toutes les armes.
Je vais jusqu’aux pièces de 320, véritables monstres de fer qui, de Rosnay, lancent leurs énormes obus. On peut les suivre quelques secondes dès la sortie des gueules noires.

Lundi 30 avril. ━ Violent bombardement.

Nuit rayée d’éclairs rouges et de fusées blanches. On raconte que la Division va attaquer. Travaillons à l’aménagement d’une route sous les ordres du lieutenant Laloie. Au soir, douches.
L’ennemi bombarde avec rage la ville de Reims. Tout un quartier flambe et les lueurs de l’incendie enflamment les nuages.

Vendredi 4 mai. ━ On nous annonce que la D. I. a attaqué ce matin a 6 heures dans le secteur de Loivre.

Mont Espin

Le soir des détails nous parviennent. L’attaque s’est faite face au Mont Espin. Le 128e RI a rencontré une résistance farouche suivie de furieux corps a corps à la grenade. Pertes énormes en officiers.
La batterie de 320 est contre-battue par l’ennemi. Le soir, violent bombardement. L’ennemi doit contre-attaquer.
Le 6 mai, on annonce que Craonne et le plateau ont été pris par nos troupes. 6.000 prisonniers

Lundi 7 mai. ━ Nous reprenons la réfection de la route.

L’ennemi contre-bat la batterie de 320 mm par du 24 cm. Ce calibre est donné par les anciens. Nombreux aéros boches en vue.

Mardi 8 mai. ━ On annonce qu’une contre-attaque ennemie a été repoussée.

La D.I. a été très éprouvée.
Mon camarade Massiot, de Bordeaux, a été tué.
Le 9 mai, le 272e R. I. s’empare de 400 mètres de tranchées et fait 120 prisonniers.

++++

Jeudi 10 mai. ━ Ordre de se rapprocher des lignes pour y faire des travaux de défense.

J’apprends en même temps que je suis désigné pour une permission.

Vendredi 11 mai. ━ C’est mon quatrième départ en permission.

Rassemblement des partants. On laisse l’équipement en consigne au bureau de la Compagnie et nous quittons Germigny à 4 heures du matin. Le B. C. R., petit train de campagne, nous dépose à Dormans, gare de triage.
À 2 heures de l’après-midi, je suis à la gare du Nord et déjeune à la Croix-Rouge de la rue du Faubourg-Saint-Martin. Va-et-vient permanent des soldats. Beaucoup arrivent du front et parraissent très excités. Les derniers échecs et les durs combats stériles ont échauffé les esprits. Un feu couve dans l’armée.
À Juvisy, je prends le train pour Bordeaux. À Angoulême, jus habituel à 5 heures du matin. Bordeaux à 8 heures et La Réole à 4 heures du soir.
Le 22 mai, je reprends la direction de Paris.
JPEG - 216 kioGare du Nord très houleuse. Les poilus s’agitent sur les quais. On parle de trahison de l’État-Major et de séditions dans l’Armée.
Avec peine le train se met en marche dans un vacarme de cris et de chants séditieux. Cependant l’énervement se calme à mesure qu’on s’éloigne de la capitale. En route, des permissionnaires ont stoppé le train en actionnant les freins.
En pleine campagne on parlemente pour faire descendre les serre-freins occasionnels et le convoi reprend sa route vers Fismes.
Après Fismes, le train allégé semble accélérer sa marche. Bien qu’étoilée, la nuit est sombre. Parfois des flammes rouges jaillissent de chaque côté de la voie. Sous ces lueurs brutales, les choses prennent des formes imprécises. Vers le nord, de petites étoiles aux feux d’argent s’élèvent et semblent rejoindre les constellations célestes. La terre prend une teinte métallique infiniment triste.
Dans le compartiment quelques soldats sommeillent. Ils appartiennent presque tous à la 3e D. I. Alourdies par la trépidante course, rongées par le cafard, les têtes se penchent et oscillant sur les ventres.
━ Savoir si la D. I. est encore en ligne ?
━ Je sais rien, je suis au D. D.
━ Ah t’es pas pour y moisir au D. D. depuis l’attaque du 4 mai, y a des trous a boucher. Ces salauds ! Nous faire attaquer sans préparation d’artillerie ! Y peuvent nous foutre au grand repos. On en a salement marre !
Et d’un coin du compartiment une voix s’élève comme un écho :
━ Y a pause qu’on en a marre !
Depuis Paris c’est le même refrain : trahison, sédition, reddition. Les bruits les plus invraisemblables n’ont cessé d’alimenter les conversations : une armée en révolte marcherait sur Paris, on ferait venir des Annamites pour l’arrêter. Des troupes noires auraient tué des femmes et des enfants qui réclamaient du pain et la paix. Des permissionnaires occuperaient le Palais Bourbon. Mangin, Marchand seraient fusillés. Nivelle se serait suicidé. Clemenceau serait en fuite, etc.
La crédulité du soldat démoralisé n’a plus de limites. Tous ces « tuyaux » colportés de compartiment à compartiment, de wagon à wagon finissent par produire un réel énervement.
Muizon, 11 heures du soir, point terminus. Des flancs du convoi s’échappe un troupeau humain. Silencieux il gagne lentement l’entrée du camp. Un coup de tampon au guichet et je suis fixé. La D. I. est encore en lignes. Je dois rejoindre Germigny. Des groupes de permissionnaires s’interpellent et bientôt tout se fond dans la nuit.
━ Dépôt divisionnaire 3e D. I. Germigny ?
Un territorial m’indique la direction à prendre et sur une route caillouteuse j’allonge un pas rapide. Avec moi je ramène un paquet destiné à un Réolais, ancien camarade de l’École libre, Haribey 2e Cie.
Derrière moi une voix m’interpelle :

++++

PNG - 1.7 Mio━ Hé ! le mec de la régulière ! où que tu vas ?
━ À Germigny.
━ Tends un peu. On va faire route ensemble.
C’est un joyeux du 3e Bataillon d’Afrique, équipement complet qui rejoint son unité.
La nuit est chaude ; d’une crête on aperçoit les fusées qui s’élèvent vacillantes. À nos pieds une vallée sillonnée d’éclairs.
Nous avançons a deux sans parler, la tête vide. Ces retours de permissions sont toujours pénibles. Voici un carrefour. Le poteau indicateur est indéchiffrable. Quelle direction prendre ? D’une maison une petite lueur perce les ténèbres.
━ Y’a un mec, ça colle, me dit le Joyeux.
━ Hé Vieux ! où c’est y Germigny ? Y a cor loin ?
Une ombre s’avance. Une grenade blanche sur un casque. C’est un gendarme.
━ Qui êtes-vous ?
━ Ça va, riposte le Joyeux, subitement énervé, à la vue du gendarme, dis-nous où perche Germigny et fou-nous la paix !
Pour éviter du grabuge j’ajoute : « permissionnaire », et le gendarme sans insister nous indique la direction à prendre.
Aux premières maisons le bat’ d’af. me quitte et à tâtons, je pousse une porte, j’appelle et m’écroule de fatigue sur la poussière végétale.

Jeudi 24 mai 1917. ━ Vers les lignes.

━ À quelle compagnie veux-tu être affecté ?
À cette question du lieutenant Thiesse, officier des détails, je me tourne vers un ancien.
━ Demande la 2e, on y bouffe bien.
━ La deuxième, mon lieutenant.
Bien. Désalbres, matricule 10477, recrutement de Libourne, classe 1917 affecté à la 2e Compagnie, dicte le lieutenant Thiesse au sergent-secrétaire.
Suivent d’anciens blessés, de jeunes recrues, des récupérés.
La fournée du dernier train de permissionnaires et des renforts va monter ce soir en ligne.
Pour combler les vides tout le D. D. y est passé durant mon absence.
À Prouilly, centre du train de combat, au milieu d’un mouvement ininterrompu de voitures régimentaires, de fourgons, de fourragères, de prolonges d’artillerie, les renforts de la D. I. sont réunis pour y recevoir l’équipement neuf du fantassin.
Au centre d’une clairière, sur le gazon dune prairie, la distribution se poursuit dans un vacarme de champ de foire ; sacs, musettes, bidons, fusils, cartouches, bretelles de cuir, etc. sont ramassés au choix par chacun des intéressés.
Les connaisseurs s’arrachent les dernières créations de l’équipement militaire : bidon d’aluminium, fusil à chargeur.
Voici les vivres de réserve, ici on reçoit exactement sa part : chocolat, biscuits, singe. C’est ensuite au tour des chemises, chaussettes, toiles de tente, couverture le tout en un rien de temps est empaqueté sur le sac, et fusil à la bretelle on est prêt.
Les lieutenants Kadrule et Barcelot sont du même renfort. Ils rassemblent les 7 hommes qui rejoindront ce soir le 1er bataillon du 128e R. I.
À 3 heures de l’après-midi, la petite troupe quitte le camp. À travers des vallons touffus, des collines couronnées de bocqueteaux, elle avance lentement comme s’agissait d’une excursion. Il suffit d’atteindre Hermonville avant le départ du ravitaillement pour les lignes. Au sommet d’une crête nous atteignons la ferme Saint-Joseph dont les bâtiments en ruines s’élèvent entre d’énormes entonnoirs.
━ Passons en vitesse ! ordonne le lieutenant Kadrule. Le sentier rocailleux et raide la petite colonne vient mourir sur le sommet chauve et crevassé. La terre de champagne meurtrie offre au soleil ses blessures de craie. Un homme s’est détaché du groupe et s’élance vers les ruines. Je le suis d’un pas rapide. Au sommet un panorama magnifique s’offre à nos yeux.
La plaine, toute la plaine de Berry-au-Bac à Reims s’étend devant nous sous un ciel lumineux.

++++

━ Tu vois les lignes là-bas, elles passent juste devant le fort de Brimont, ce monticule où tombent les gros noirs. Cette ligne de poteaux, ce sont les arbres qui bordent le canal et derrière il y a les marais et les premières lignes.

Le copain connaît le secteur :
━ C’est là-bas devant ce bois que tu vois dans la direction de mon doigt, que nous allons.
Voici pour la première fois devant moi, un de ces paysages où depuis deux ans, la mort et le déchaînement du monde accomplissent leur terrible besogne. Il n’y a pas trois ans, la vie en ces lieux connaissait la joie et la paix, aujourd’hui dans cette poussière de soufre, la terre morte crie sa douleur. L’homme l’assassine à coups de fer et de feux.
Le soleil couchant projette du violet sombre sur la nappe de fumée qui rase le sol. À nos pieds, les ruines chaotiques d’Hermonville s’enlisent lentement dans les premières ombres du crépuscule.
À l’horizon, le fort de Brimont gémit sous la fumée noire qui le couronne.
━ Hé ! là-bas ! hé ! descendez, N. de D., descendez !
━ Vous allez nous faire repérer.
Un cailloux ricoche sur la muraille. Les camarades groupés dans le petit col qui franchit la colline, nous appellent à grands cris. Ils sont très excités contre nous.
━ Tas d’andouilles, vous verrez ça de plus près ce soir.
━ T’auras qu’à monter sur le parapet si tu veux voir la guerre, hé, balot !
À 6 heures du soir, près du Village d’Hermonville, dans un bois feuillu, les roulantes sont sous pression. La soupe bouillonne dans les entrailles des monstres de tôle. Les cuistots achèvent fièvreusement les préparatifs de départ. Il s’agit d’apporter aux corvées de soupe en arrière des lignes, le ravitaillement de 150 hommes. Les percots de jus, de rata, de vin, de salade de haricots sont chargés sur l’avant-train avec les boules de pain.
La cuisine roulante proprement dite ne monte pas.
Nous devons suivre le ravitaillement et le repas nous est servi avant le départ ; nous touchons ensuite nos rations de vin, de café et de gnôle.
━ Y’a pas d’ rab ? demande un poilu.
Le cabot d’ordinaire, un Picard gros et rablé, les joues écarlates repousse les hommes qui serrent de près le percot de pinard.
━ Y a même pas le compte pour chacun, la roulante de la 3e a été bouzillée c’ midi par une marmite. J’ai reçu des ordres pour ravitailler à sa place.
━ Et pis qu’ y s’ démerdent à la remplacer la roulante de la 3e. Y’ en a déjà assez à souquer pour une seule compagnie, ajoute un cuistot, celui-là boucher à Lavillette.
En bras de chemise, le visage ruisselant, il passe son bras sur un front tané de fumée et de graisse.
Ces quatre hommes préposés à la cuisine d’une compagnie ont dû préparer dans l’après midi le ravitaillement pour 150 hommes de plus. La roulante voisine a été pulvérisée par un obus de gros calibre. Roulante, percots, bidons, cuistots, tout a disparu sans laisser de traces.
La nuit est descendue. On attelle les chevaux. Le sous-lieutenant Barcelot rassemble le renfort et d’un pas rapide nous partons pour les lignes.
La route est cahotique et poussiéreuse. La voiture oscille et roule dans un bruit de ferraille. La nuit est claire, un peu fraîche et nous marchons bon train. Derrière nous, d’autres voitures suivent. C’est tout le ravitaillement d’un régiment qui monte. Des convois d’artillerie nous précèdent. Un village en ruine : Cauroy, dernières traces d’habitations avant le champ de bataille.
Mes oreilles sont attentives aux premiers obus qui passent en miaulant au-dessus de nos têtes.
Le long des pans de murs qui dressent leurs moignons de pierres, des ombres glissent affairées ; des territoriaux en corvées.
━ Hé l’ cabot ! ça bille dur dans l’ secteur ? demande quelqu’un.
━ A ch’ heure pas trop. Vous arrivez au bon moment. Mais alors du 4 au 10 ça bardo ! La Compagnie y laisso les 3/4 sur l’ carreau. Le Pitaine y est resté aussi.

++++

━ Ah ! les vaques ! les faire attaquer sans préparation d’artillerie !
D’une secousse, le véhicule a franchi le fossé de la route et nous voici sur main droite sur une grande prairie.
Grâce à la lueur des fusées, on distingue une ligne sombre qui s’avance. ­Les corvées de soupe sont présentes au rendez-vous.
━ Par ici la 2e et la 3e.
━ Par ici la C. M. 1.
━ Faites pas de’pétard Vingt D... !
━ Ah c’est vous, mon lieutenant, c’est moi, Poteau, votre ordonnance.
Un homme s’avance suivi par un groupe compact. C’est la corvée de soupe de la 2e Cie.
━ Allez en vitesse, les gars, annonce le cabot d’ordinaire. Avancez au pinard ! Toi, sers le jus.
Des bidons tintent et se tendent.
━ Un, deux, trois... six. t’as ton compte, à un autre.
━ Ah ! alors !... s’écrie l’homme de corvée, on est sept à l’escouade.
━ J’ te dis que vous êtes six, rétorque le cabot.
━ On a un homme de renfort depuis hier.
━ Je m’en fou, c’est pas porté sur mon compte.
Un second poilu s’avance et reçoit la part de son escouade et successivement.
D’un sac, des boules de pain roulent à terre et chacun ramasse sa part. Le ravitaillement passe ainsi aux mains des hommes de corvée et l’opération ne traîne pas.
Voici le tour de la 3e Compagnie. Le nouvelle de l’anéantissement de leur roulante a jeté une véritable consternation parmi les corvées de cette unité. Ce n’est certes pas les cuistots, ni le matériel qu’on regrette, mais le ravitaillement.
━ On va tout de même vous foutre de la bectance, s’écrie généreusement notre cabot d’ordinaire mais ça vous fatiguera pas le gésier.
En quelques minutes la distribution est bâclée.
━ Ah ! vingt D. ! C’est les copains qui vont en faire une gueule !
━ En route le nouveau ! On passe par la route 44.
Et Poteau me tire par la manche, pour le suivre. Poteau marche en tête ; il est bosselé de bidons et de boules de pain. Chargé de mon matériel j’emboîte le pas derrière lui.
La corvée s’engage sur la route 44 dont le lacet blanc s’oriente vers les lignes.
Un spectacle étrange apparaît sous la lueur métallique des fusées. Des moignons d’arbres jalonnent çà et là la route crevassée. Ici plus de convois, la route n’est accessible qu’aux piétons. Quelques obus passent en sifflant au-dessus de nous. La terre sous la lumière argentée présente un aspect sinistre.
L’homme qui me précède oblique à gauche de la route et disparaît dans un trou. Nous voici dans un boyau profond, fortement étayé. Nous passons devant de petites cavités s’enfonçant profondément. On distingue vers le fond de pâles lueurs. C’est le P.C. du colonel et le poste de secours. Quelques soldats nous croisent.
Le boyau débouche sur le bord du canal. Au pas accéléré la corvée engage sur une passerelle. C’est paraît-il le passage le plus dangereux. L’ennemi fréquemment y concentre le feu de son artillerie. Pour nous tout se passe bien, mais cette passerelle me paraît bien longue. Après le canal ce sont les marais, soit plus de 100 mètres sur l’eau bourbeuse où s’enlisent chaque jour les malheureux lorsque une passerelle est pulvérisée par un obus.
Quelques obus explosent près de nous en souffles vibrants. Près, même très près de nous, les fusées s’élèvent rapides en paraboles lumineuses. Le boyau n’est plus qu’un sentier creux.
━ Ça sclingue dur ! murmure quelqu’un.
Une pénétrante odeur de cadavres empoisonne ces lieux.
Lentement et courbés nous traversons une zone découverte.
Cette odeur repoussante de chair pourrie, ces ombres allongées qu’un regard furtif peut déceler sur la plaine, ces puissantes explosions qui projettent l’acier meurtrier en vous coupant la respiration produisent en moi une émotion profonde. Mes nerfs vont-ils s’habituer à cette tension permanente ? Serais-je aussi impavide que ces vieux : soldats qui font mon admiration ?


++++

Enfin ! des tranchées plus profondes. Les fusées éclatent sur nos têtes et c’est la tranchée de première ligne.
Le caporal Dandou nous accueille.
Au bruit de la corvée, des hommes assoupis se sont dressés. On m’offre gentiment une niche dans la paroi du boyau et en chien de fusil je m’endors exténué par la fatigue et l’émotion de ma première nuit au front.

Vendredi 25 mai. ━ La matinée est douce, le soleil jette ses premières lueurs sur la terre blanche du boyau.

Appelé par un sergent, devant une sape, le capitaine Malgarny me reçoit :
━ C’est vous le jeune ? C’est bon, je compte sur vous. J’espère que vous ferez votre devoir comme les autres.­
━ Comptez sur moi, mon capitaine l
Je fais claquer mes talons de fer et rejoins mes camarades.
Le sergent Vacher commande ma demi-section, le sergent Dersigny, dit, Popol, commande l’autre demi-section.
Voici mon escouade :
Caporal Dandou, classe 12, homme instruit et sympathique, originaire du Raincy. Une fois blessé.
Joutel, classe 16. Solide paysan Normand.
Galais, classe 12, Charentais. Une fois blessé ; au front depuis 14.
Quéhu. Classe 11. Au front depuis le début. Plusieurs fois blessé. C’est un Picard.
Wanlin. Classe 15. Ardennais. Très chic type.
Enfin, un Breton dont je n’ai pas retenu le nom. C’est le plus vieux et il ne parle jamais.
Si on excepte le caporal, ce sont tous des paysans, solide, tenaces, à la tête froide. La piétaille française.
Le boyau occupé par la Compagnie est de première ligne, à 300 mètres des boches. Il est profond mais très semblable au lit d’un ruisseau de sable.
Les parapets sont bosselés et fraîchement remués. Sur la terre pas la moindre trace de végétation, tout est mouvementé et meuble.
Des niches creusées dans les parois du boyau servent d’abris individuels. Elles ressemblent aux tombes des chrétiens des Catacombes. On y est protégé de la pluie, du soleil et surtout du passage des corvées. Sacs, musettes, bidons, capotes sont suspendus aux manches des baïonnettes plantées dans les parois du boyau. Cela n’a plus le caractère guerrier qu’on imagine à l’arrière, mais ressemble à un marché de bric a brac.
Les poilus qui ne sont pas de corvées ou de gardes sont accroupis et jouent aux cartes. Ils semblent se désintéresser du violent bombardement que les boches exécutent avec du gros calibre sur notre gauche, du coté du boyau Lebaudy occupé par la 3e Compagnie. L’ennemi est nerveux. Cinq patrouilleurs sont venus ce matin jusqu’au barrage de sacs à terre de ce même boyau. lls nous ont jeté des pétards à manche et deux d’entre eux ont été abattus par la défense du barrage.
Le soir à 9 h. 30 on me désigne pour la corvée de soupe. Même trajet qu’hier. Pas d’incidents, un peu d’émotion au passage des passerelles arrosées d’obus. J’ai suivi les anciens.
Retour à 1heure du matin. On dîne.

Samedi 26 mai. ━ Réveillé par de violentes explosions, je sors précipitamment de ma niche.

Un gros obus s’écrase à quelques mètres du parapet. Souffle chaud, fumée âcre, pluie de moellons.
Je file tête baissée vers mes camarades. Une rafale d’obus balaie tout devant moi. Dans la fumée des ombres fuient. Je trouve un abri chez des mitrailleurs. Revenons quelques instants plus tard. Personne à l’escouade n’a été touché.
L’après-­midi, nouvelle alerte, le boyau Lebaudy est encore marmité et les rafales se rapprochent.

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Joutel et Quéhu me font signe et nous appuyons cette fois-ci vers la droite. Un aéro boche qui nous survole lâche une rafale de balles. Devant une sape le sergent Vacher m’engueule.
━ Tu ne peux pas rester à ton poste, sacré bleusard !
Le soir, dés la nuit venue, Vacher fait relever la tranchée dont une partie s’est éboulée pendant le bombardement, ensuite corvée de grenades au P.C. de la Compagnie. À minuit, je prends la garde au créneau du boyau Le Baudy avec Quéhu.
Nuit très noire, calme et sans incident.
Ces trois heures de garde, en flèche vers l’ennemi, oreilles tendues sont oppressantes.

Dimanche 27 mai. ━ Réveil encore brutal.

Je sors de ma niche sous des explosions de grenades. C’est une patrouille boche qui est encore venue faire des siennes. Dans la tranchée, des hommes aux créneaux tirent précipitamment, d’autres lancent des grenades. Beaucoup de bruit mais aucun mal, ni d’un côté, ni de l’autre.
Devant nous, sur le Mont Espin, petit monticule d’où l’ennemi nous surplombe, nos 75 par rafales émiettent le parapet ennemi. Celui-ci répond par du 88 et du 150 sur notre dernière ligne.
Journée lourde. Air sec et poussiéreux. La craie qui flotte dans l’air, sèche la gorge comme pierre au soleil et nos bidons sont vides.
━ J’ paierais cher un quart de flotte, s’écrie Vanlin.
━ Vingt D... ? ajoute Quéhu, si la source n’éto pas si loin, j’iro ben.
━ Depuis un moment on discute sur cette question. On ne pourra boire qu’à une heure du matin à l’arrivée de la corvée de soupe. D’ici là la soif...
━ Allez, les gars, donnez-moi vos bidons !
━ Non, sans blague ! Tu vas à la source Dandou, le visage rayonnant.
━ Donnez vos bidons, dis-je, et vous aurez à boire d’ici une heure.
━ Oh ! Oh ! s’écrie Wanlin, c’est un bleu qui n’a pas les foies, tiens, voilà, les bidons, mais fais attention avant les marais... les boches surveillent le passage depuis le Mont Sepin.
J’emporte 4 bidons et fie vers l’arrière. Je connais bien l’emplacement de la source, à main gauche, avant les marais. Il y a 100 à 150 mètres à parcourir à découvert, c’est le passage dangereux.
Après le P. C. du commandant le boyau s’évase et se transforme en sentier. Un coureur me croise et me crie en passant :
━ Attention l ils vont te tirer du Mont Espin.
Je cherche a découvrir ce fameux Mont. Sur ma droite un gros tumulus masque un bois décharné. Sur le terrain cahotique d’innombrables cadavres achèvent de pourrir. Tout près, des capotes kaki ; les tirailleurs algériens tombés en avril. Spectres osseux noircis par la décomposition, ils tiennent encore les armes dans leurs mains.
Crépitement de coups secs, qui claquent comme des coups de fouet. De petites gerbes de terre dansent follement à mes pieds. L’ennemi m’a vu et m’encadre de son tir. J’accélère et buste tendu, je fonce vers la dépression du marais. La mitrailleuse me suit et s’énerve. Le sentier descend subitement. Je suis à l’abri.
Je trouve la source d’eau fraîche qui coule par des méandres vers le marais ou quelques obus viennent s’enliser. Près de moi, le remous fait remonter un corps humain informe et fangeux.
Retour sans incident, avec les honneurs de la mitrailleuse bien entendu.
À l’escouade, c’est la joie.
━ Ça c’est un bleu démerdard et culoté ! s’écrie le caporal.
━ T’en fais mi, min p’ti vieux ! me dit Quéhu, en me tapotant sur l’épaule ; si t’as pas un jour la croix de bois, t’auras ben la croix de guerre.
J’annonce à mes camarades une bonne nouvelle : j’ai rencontré en revenant, des officiers de Zouaves et de Bat’ d’Af’. C’est donc la relève prochaine. La nouvelle sensationnelle se répand rapidement dans la tranchée et des sections voisines on vient chercher des précisions. Je ne sais

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rien de plus que ce que vu. Cependant on apprend que l’ordre de la relève est bien parvenu au P.C. de la Compagnie.
Les gens d’en face ne veulent pas nous laisser la paix. À 8 h. du soir un aéro boche nous survole très bas. Personne ne bouge. Après son départ, le boyau du Godet subit un marmitage en règle par rafales de 4 obus à la fois. Ce bombardement par du 150 se prolonge et menace de durer jusqu’à la nuit. Que font nos artilleurs ? Le malheureux boyau doit être complètement retourné et notre tour ne va-t-il pas venir ?
Vers 9 heures, avant le crépuscule, un grondement sourd de nos arrières. L’onde sonore se module en vagues successives, puis subitement sur nous en bruit aérien. L’obus de gros calibre passe lentement dans les airs, fonce puissamment sur le Mont Espin où s’élève un gigantesque geyser de fumée, de terre et de pierres dans un fracas épouvantable.
━ Ça c’est du 400 s’écrie quelqu’un dans la tranchée.
━ Pour un maous, c’est un maous, encore 3 ou 4 comme celui-là et l’ami Fritz va se calmer.
Ce n’est pas 4 mais 10 obus de ce calibre qui vont écorcher le Mont Espin et l’artillerie allemande s’est tue. On appelle cela un tir de représailles.
J’étais au créneau Lebaudy lorsque vers minuit, un jeune Joyeux du 3e Bat’ d’Af est venu me relever. Il était accompagné d’un sergent.
J ’entends ce dernier crier :
━ Tu vas finir de râler, tête de lard
D’un bond j’ai rejoint mes camarades qui un par un filaient vers l’arrière. Ordre : rejoindre individuellement le P. C. de la Brigade.
Gallais me tire par mon fusil :
━ Vite, cavalons ! Ils font un boucan ! Ils vont faire repérer la relève.
Dans le boyau les Joyeux arrivent dans un charivari incroyable. Ils grognent, rouspètent, s’insultent, s’énervent. En déguerpissant j’écrase un pied. Hurlement.
━ Houla ! il m’écrase les panards ce c..-là !
Dans le boyau du Colombier c’est toute la suite de la relève montante que nous croisons ; les deux courants humains s’enchevêtrent ­dans un bruit inquiétant. Bousculé, écrasé, le visage écorché par les manches des pêle-bêches, je quitte le boyau, me hisse sur le parapet, afin d’éviter le mascaret qui monte sans ménagement pour nous, « les mecs de la régulière ».
Sur la plaine défoncée, dans le noir, je force l’allure. J’ai pu rattraper quelques camarades et à la file, dévalons vers les marais.
Sans nul doute, le boche a senti la relève. Des fusées s’élèvent et les premières rafales de fusants crachent leurs plombs sur nos têtes. De culbutes en culbutes, j’atteins une passerelle où obus et schrapnels tombent comme grêle. En paquets, des hommes se rue au pas de course sur les passages de bois.
Sous les lueurs grises, une file de tirailleurs algériens monte par la passerelle voisine en poussant des jurons arabes.
Malheur à ceux qui culbutent dans le marais ! Après le canal c’est le salut. Les boyaux sont bons et rien n’y tombe.
Camp des tuileries, P.C. de la brigade. Les sections se reforment, les compagnies se regroupent près des batteries de 75 en pleine action.
Il est 3 heures du matin. Le bataillon en colonne par quatre prend la route.
Bouvancourt. Je m’écroule sur une prairie près de notre cantonnement. J’ai dormi 16 heures.

Mardi 29 mai. ━ Nettoyage général des effets et des armes.

On se rase la barbe dure et crayeuse,­ et repartons encore fatigués pour Savigny-sur-Ardres où le régiment doit se regrouper.
Ma section est commandée par le sous-lieutenant Barcelot, cet ancien Caporal qui fit une courte apparition au D. D. à Blénod-lès-Toul.
Vacher et Dersigny sont les deux sergents. C’est ici que j’apprends par des camarades de le. Compagnie les circonstances de la mort d’Haribey, mon ancien condisciple à l’École des Frères de La Réole. Je devais lui remettre un paquet de la part des siens.

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Je transmets à ma famille tous les renseignements qui peuvent intéresser les pauvres parents.
J’ai reçu ce matin un flacon d’alcool de menthe de La Réole. Une excellente boisson contre la soit et la fatigue.
Le commandant Meunier a passé notre bataillon en revue. J’apprends ainsi que le régiment sera puni pour acte grave d’indiscipline [1] On raconte que de nombreux régiments ont été touchés par le même vent d’indiscipline. L’esprit du train de permissionnaires était donc quasi général.
Notre colonel, homme droit et très estimé, a été déplacé. Les agitateurs ont été arrêtés et seront traduits devant un Conseil de Guerre.
Le principal meneur serait un instituteur socialiste de la Seine-Inférieure.
En ce moment les esprits sont plus calmes. Notre punition sera de marcher, marcher sans arrêt, sans repos, sur des routes chaudes, vers une destination inconnue.

Mercredi 30 mai. ━ Nous quittons Savigny à 5 heures du matin.

Traversons Châtillon-sur-Marne et passons la Marne à Port-à-Binson. Marche dure sous un ciel chaud ; 32 km. sous le soleil, dans la poussière, à regarder onduler les sacs des rangs de tête. Pendant la marche , on raconte des histoires sur la Compagnie et sur le Régiment.
À Festigny, le bataillon va défiler devant le Drapeau du Régiment. Les 2e et 3e bataillons seront privés de cet honneur.
Au garde à vous, le bataillon s’est arrêté à l’entrée du village. Les baïonnettes luisent à l’extrémité des fusils.
Un commandement bref. Une forêt d’acier se dresse dans un claquement sec.
━ En avant... Marche ! Pour le défilé... Guide à gauche !
Et en cadence, les talons de fer martellent le pavé. Malgré la fatigue, les torses se redressent, les jambes se raidissent et une par une, entraînées par les cuivres du régiment, les compagnies du 1er bataillon défilent, tête gauche, devant le Drapeau.
Près de l’emblème, immobile, monocle à l’oeil, le général Nayral de Bourgon observe le défilé.
Repos complet jusqu’au soir.
Le bataillon doit passer quelques jours à Festigny.
L’escouade se fait photographier. Tous les jours, la musique du régiment joue sur la place où fusionnent civils et militaires. On flâne dans les champs et on visite les bistrots. Le soir, dans les granges, les poilus jouent à la manille en compagnie du seau de pinard.
Des anciens racontent, les combats de la Somme, de Tahure, de l’ Argonne. À leur école j’apprends ce qu’est la vie du poilu. Les officiers et les sous-officiers sont bien entendu passés au crible.
Fluteau, un bavard de la 7e escouade, nous raconte que le sergent Vacher est un casse-cou dangereux. Il est si gonflé qu’il est capable de lancer une contre-attaque avec une seule escouade.
━ C’est un type qui te ferait bouziller pour un rien.
Étant de l’active il est au régiment depuis le début. Il porte déjà 5 citations à sa croix de guerre. Quant au sergent Dersigny, il est du même calibre.
Le capitaine Malgarny est, toujours d’après Fluteau, un ancien sous-off. rempilé. Le commandant Meunier, un brave type, et le colonel est parti, n’en parlons plus.
Le général de brigade Kérel est un brave homme du Midi qui aime bien son « braave cent vingt huite ». Quant au général de division, avec son monocle, c’est un « pet sec » qu’on appelle le « boucher ».
Il y a aussi l’abbé Hénocque, l’aumônier de la D. I. C’est un type légendaire, invulnérable, qui parle comme il agit. C’est le « bourreur de crânes » du régiment.
Le même Fluteau, approuvé par l’auditoire qui écoute en fumant la pipe, nous affirme que le caporal Dandou est un ancien sergent cassé, qu’il est « complètement cinglé » et qu’il dé-

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conne chaque fois qu’il ramène sa fraise ». Quand il va en permission, il recolle en douce ses anciens galons pour se présenter chez sa fiancée ».
Nous nous amusons de ces méchancetés et la soirée s’achève sous nos couvertures lorsque le godillot habituel culbute la dernière bougie allumée.

5 juin. ━ Toujours à Festigny.

On discute fort sur les derniers événements. Certains approuvent les mutins.
━ On attige un peu trop, assure Vitus avec sa face poilue et sale. On fait casser la gueule toujours aux mêmes ; depuis deux ans on est dans la m... et on nous traite comme de la bidoche d’abattoir.
━ Oui, cette garce de guerre finira pour nous dans la toile de tente, ajoute Gallais, et Quéhu conclut :
━ Vivement la bonne blessure et l’Housteau !
C’est la grogne de l’Empire.
Garde au poste de police dans la nuit. À 3 heures du matin le régiment reprend la route pour 9 jours.
À nous les kilomètres sous l’oeil luisant du soleil d’été, dans la poussière qui colle la langue et sèche la sueur, sous le sac pesant qui scie les épaules, dans une forêt de pointes de fusils.
Pieds fumants qu’écorchent les cailloux, la longue­ théorie de la piétaille avance en plaisantant, crachant le jus des pipes. La douceur du paysage nous est indifférente. Notre horizon, la gamelle du camarade à un pas de notre nez.
À 7 heures, nous sommes à Baizil, 15 km. On repart le lendemain à 2 heures du matin. La chaleur nous oblige à faire les déplacements la nuit. À Montmort, défilé devant le genéral de division au son de la musique du Régiment. Cantonnement à Étoges, 12 km.
Ici le colonel Berthoin notre nouveau chef nous rejoint. Grand bonne tête, fortes moustaches, on le dit « brave type ».
Le samedi 9 juin, nous avalons 15 km, ce qui nous conduit à Romain, village détruit pendant la bataille de la Marne et que des prisonniers reconstruisent.

Dimanche 10 juin. ━ Repos toute la journée.

Nous sommes dans la plaine de la Marne avec ses carreaux de blé, d’où surgissent des tombes de soldats français du 32e R. I. et d’allemands du ler Régiment de la Garde.
Visite aux tombes dont le nombre atteste l’âpreté des combats.

Lundi 11 juin. ━ Départ à 4 h. 30 pour Villeseneux que nous atteignons après 12 kms de marche.

Le lendemain, 12 km. de plus pour Soudé-Sainte-Croix.
La marche se poursuit vers Vitry-le-François que nous traversons en défilant par une température sénégalienne. Le sueur et la poussière forment une graisse visqueuse qui englue la chemise et transperce la veste. La capote a été roulée sur le sac, la poitrine est ainsi dégagée, mais les épaules sont alourdies. Décravatés et poitrines nues, nous avançons en tirant sur les cuirs, comme des bêtes d’attelage.
À tour de rôle, chacun prend en charge le nécessaire le plus lourd de l’escouade, le bouteillon de rata. C’est un supplément de 3 kilos de plus sur le sac et qui rejette le poids en arrière.
À chaque pause, nous ravageons les cerisiers magnifiques qui bordent la route.

Jeudi 14 juin. ━ Repos à Vitry-en-Perthois.

Visite aux cerisiers et musique du régiment sur la place de l’église.

Vendredi 15. ━ Départ à 4 heures du matin pour le Buisson.

En route, devant le bataillon déployé en lignes de sections par deux, le colonel décore un de nos officiers de la Légion d’honneur et deux sergents de la Médaille militaire, dont le sergent Dersigny.
Pendant la marche, le colonel, accompagné par ses cyclistes, a rejoint à pied notre bataillon. Il avance sur le côté gauche de la colonne, échangeant quelques impressions avec des hommes.

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Il tance vertement un cycliste qui eut, pendant sa mission, la veine de crever juste devant la porte d’un bistrot. À l’entrée du village, il engueule le facteur du lieu qui ne s’est pas découvert devant le drapeau.
« C’est un type », dit-on dans les rangs.

Samedi 16 juin ━ Départ du Buisson à 4 heures du matin.

À Maurupt, le régiment au complet se déploie sur son champ de bataille de la Marne.
Face à un cimetière militaire regroupant des centaines de tombes de soldats du 128e R. I., les compagnies en lignes de colonnes par 4 présentent les armes aux camarades du Régiment tombés en ce lieu.
Minutes émouvantes.
Devant le crucifix géant qui domine les minuscules croix de bois, le drapeau s’incline pendant que l’hymne national retentit. Quelques civils du village, têtes nues, assistent à l’hommage que nous apportons à ceux qui tombèrent sur ce coin de France pour barrer la route à l’invasion.
━ Reposez... Armes !
Mille feux d’acier s’abaissent d’un seul coup et l’abbé Hénocque, aumônier de la D. I., soutane verte barrée de décorations, s’avance et monte sur la pierre du monument.
En phrases précises, martelées et fortes, il souligne le sens du plus grand des sacrifices. À nous les vivants, de maintenir l’honneur du Régiment et de servir la Patrie pour son salut.
La marche reprend. Étape très dure jusqu’à Cheminon. Les anciens montrent le passage à niveau où le Régiment dut charger à la baïonnette contre les tirailleurs ennemis disséminés dans les maisons qui bordent la voie ferrée.

Dimanche 17 juin. ━ Voici Mussey dans la Meuse après 18 km. de marche très dure.

Nous devons y passer plusieurs jours. C’est un village riant sur le bord du canal de la Marne au Rhin.
Deux soldats récupérés de la classe 17 arrivent à l’escouade : le parisien Dekoninck et le normand Bréhan.
Lundi et mardi, repos complet. On flâne en fumant des pipes dans les prairies qui bordent le canal.
L’escouade est maintenant au complet.
Dandou, caporal correct et sentencieux.
Gallais, le charentais qui écrit tous les jours à sa fiancée, ce qui lui vaut forces railleries.
Joutel, petit, rablé, toujours souriant.
Wanlin, le sanglier des Ardennes, au caractère froid et loyal.
Quéhu, le picard à l’accent si drôle. Vif, violent, le plus râleur de tous.
Le breton, dont j’ignore le nom, car on l’appelle le Nigous. Il mange, dort, fume comme les autres, mais ne parle jamais.
Dekoninck, maigre, rouquin, à la parole alerte Il chante du matin au soir des chansons sentimentales.
Bréhan, jeune normand aux yeux bleus, semble avoir 15 ans. Très fort aux cartes. Fume la pipe comme un ancien, et enfin moi-même, classe 17, perdu au milieu de ces paysans de France.
Ici, le Régiment passe d’agréables heures. Jeux, courses de nage, concours de plongeons, parties de pêche et concerts de musique, agrémentent notre séjour en ces lieux.
Les pénibles affaires de mai sont oubliées. De malheureux égarés reviennent après avoir fait de la prison. Les plus coupables ne sont pas revenus. Ils ne reviendront probablement plus.
Le « tourniquet » les aura envoyé au poteau.
Aussi le Régiment a retrouvé sa physionomie coutumière ; l’exubérance bruyante du picard, la gouaille agressive du parisien se croisent sous le regard placide du breton.
Ces belles heures ne pouvaient évidemment pas durer. L’ordre est arrivé subitement de partir, et à la tiédeur naissante d’une journée d’été, des camions nous emportent dans un nuage de poussière.

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Sur la route de Bar-le-Duc, c’est une longue chaîne de véhicules bâchés qui se dirige vers Verdun.
Des territoriaux étendent la caillasse sur la route où se croisent, se doublent, s’enchevêtrent parfois, des voitures de toutes sortes.
Les deux escouades de la demi-section, tassées dans le camion se fréquentent mais ne fraternisent pas. La 8e, la nôtre, comprend surtout des jeunes, la 7e est composée uniquement de vieux poilus. Ces derniers ont fait la Marne, les Éparges, la Champagne, la Somme. Il ont connu par surcroît la vie de la caserne. Ils ont de la bouteille dans le métier.
Ils pratiquent le système D avec flegme. Pour eux, nous sommes une bande de « loufs » qui n’en a pas encore bavé.
Pour les patrouilles, « c’est la bleusaille à cochon » qui marche, car ils considèrent ces exercices de reptile comme inutiles. À la 7e escouade on ne recherche pas la bagarre, mais quand il faut la faire, on la fait bien, avec intelligence.
Moi, je leur fous la paix, disait Cluzeaux, leur caporal, en parlant des boches, mais quand ils m’emm... allez, zou ! et il faisait mine de lancer une grenade.
Aussi dans le camion, la 7e s’est casée dans le fond à l’abri de la poussière. La 8e , celle des jeunes, se dispute l’arrière. Pour eux il convient d’interpeller les femmes et d’invectiver les gendarmes.
Peu à peu la poussière nous recouvre d’un manteau gris, pénètre les vêtements, se plaque sur la peau, grince sous les dents. Les visages perdent tout caractère humain. Nous devenons des pierrets vieillis s’agitant bruyamment à chaque agglomération.
Le crépuscule approche et la file de camions tourne à angle aigu au village de Nixéville.
━- C’est pour la rive gauche ! hurle Quéhu.
━ J’ t’en fous, on va à la rive droite.
━ J’ te dis que c’est pour la rive gauche, j’ connais le secteur, j’y ai été amoché.
━ On s’en fout de la rive gauche ou de la rive droite, c’est toujours du casse-pipe, explique un Caporal.
Peu à peu avec la nuit, la vie s’est éteinte dans le camion et les hommes se sont assoupis aux cahots grondants de la route.
En pleine nuit le Régiment débarque à Dombasle-en-Argonne à l’ouest de Verdun. C’est bien la rive gauche.
Une nuit étoilée. Pas un coup de canon, mais, près de la gare, d’énormes excavations.
━ Vise ça, vieux, si c’est du maous qui tombe ici.
━ On f’rait bien de ne pas moisir ici, c’est du 420 qu’ils foutent sur la gare.
━ Colonne par quatre ! En avant, pas de route !
Lentement, silencieusement, le Régiment pénètre dans la forêt.
Une heure de marche à respirer l’air frais, sous un ciel de diamants. La colonne avance dans l’ombre, dans un bruit feutré, sur un sol élastique de mousses et de bruyère.
━ Par instant, dans une lueur d’orage, un grondement sonore secoue la forêt, et l’oreille discerne les deux coups rapides d’un départ de l’arrière ennemie.
Les section se sont arrêtées et forment les faisceaux. Comme dans un tableau de Detaille, les compagnies s’endorment dans un lourd sommeil.

Dimanche ler juillet. ━ Hé ! les gars on monte à la Côte 304.

Le sergent Dersigny apporte cette nouvelle comme un message de joie.
━ C’est-y pour attaquer demande Quéhu.
━ Ça, vieux. Je sais pas, C’est Magadoux, le tampon du capitaine, qui vient de le dire.
━ Qu’ ça peut foutre, ajoute Wanlin, vaut mieux en mettre un coup un jour que de se faire sonner pendant une semaine dans un sale secteur.
Nous sommes dans le bois du Coin de la Source. Nous y passons la journée à contempler l’ondoyante chevelure de la forêt d’où descendent des filaments dorés de la lumière d’été.

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Lundi 2 juillet. ━ À 6 heures du soir, ordre de lever le camp.

Les tentes sont pliées, les faisceaux rompus. On attend l’arme au pied.
Contre-ordre. Nous reformons les faisceaux et remontons les tentes.
━ Ordre... contre-ordre ... désordre..., bougonne quelqu’un.

Mardi 3 juillet. ━ Cette fois-ci le départ est bon et prenons possession du camp de Béthelainville à 3 km. sur notre droite.

Nous avons des cagnas, mais perdons le charme de la pleine nature.
Le camp de Béthelainville est à 4 km. au nord de Dombasle-en-Argonne, sur la lisière de la forêt. Il domine la route qui monte à Montzéville. Il sert de réserve ou de lieu de passage aux divisions qui occupent les secteurs de la côte 304 et du Mort-Homme.
Une centaine de sapes creusées à 2 mètres de profondeur dans un sol rocheux, abritent un régiment à raison de une section par sape.
Ce camp est occupé en permanence, par une armée gigantesque de rats énormes et audacieux. Les intrus, c’est nous. La nuit, ils sortent de leurs trous, envahissent les abris, patrouillent sur nos ventres, visitent nos musettes, roulent et bondissent sans s’émouvoir des godillots que les dormeurs énervés leur lancent à tour de bras. Dehors, dans la nuit, des poilus chassent ces monstres repus avec des lampes électriques.
Le secteur est nerveux. Un tortillard poussif traverse le camp et monte continuellement des wagonnets d’obus jusqu’aux batteries. Sur la route, va-et-vient de voitures, d’ambulances, de caissons, de motos.
Dans le camp, une « coopé » vend du tabac des pipes, du vin, de l’alcool de menthe.

Vendredi 6 juillet.━ Nous monterons ce soir en ligne.

Nous relèverons le 346e R. I. à la Côte 304.
Après plusieurs jours de combat, l’ennemi s’est emparé de presque toute la fameuse côte.
On raconte que le régiment qui l’occupait conversait avec ceux d’en face. On échangeait paraît-il d’un poste à l’autre, des compliments, du pain, du tabac. Un véritable armistice présidait à ces manifestations d’amitié. Puis un beau jour, une attaque brutale bouscule toutes nos défenses.
Légèreté du Français, perfidie du Germain seront toujours vraies.
━ Alors vous comprenez, nous explique le sergent, faut pas faire les couillons !
━ Bon ça va ! on leur dira merde à tes Frigolins, rétorque Drouin.
À 9 heures du soir, par une nuit sans lune, les compagnies quittent Béthelainville, une par une.
Jusqu’au P. C. de la D. I. rien de particulier.
Le vaste boyau de la Cannebière aux parois perpendiculaires serpente à travers une forêt sans souillure.
Au P. C. de la Brigade, quelques gros entonnoirs indiquent un repérage précis. Ici la forêt a souffert, les arbres tendent vers le ciel des membres décharnés et tourmentés.
Plus loin, le boyau pénètre dans un ravin humide. Deux rangs de gabions forment les parois. Voici une route, nous la coupons à angle droit. Contre le talus, adossés à une côte que nous allons franchir, les P. C. du colonel et le poste de secours.
La nuit est noire et nous entrons dans la zone ravagée. Plus de végétation. On sent une terre meurtrie par l’acier et les gazs. À mesure qu’on avance, le boyau s’évase et franchit une crête à travers un terrain mille fois retourné.
━ Attention au pont !
On se baisse. Ici le boyau passe sous une route.
De la côte d’en face, les fusées se détachent et en retombant en courbes lumineuses. On découvre ainsi la silhouette de la fameuse côte et on discerne le ravin que nous allons traverser.
━ Tiens vise un Frigolin !
Rapidement un prisonnier nous croise suivi d’un poilu l’arme à la main. Il file vers l’arrière sans s’émouvoir des quolibets qu’il soulève sur son passage.

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━ Faites passer de faire silence.
Le boyau a disparu. Dans un ravin la file des ombres glisse sur un terrain chaotique. Le ravin de la mort.
Plus un mot. À voix basse les ordres se transmettent d’homme à homme.
━ Faîtes passer : pas gymnastique !
━ Pas gymnastique !
━ Pas gymnastique !
On serre de près son chef de et trébuchant, bondissant, à travers un terrain raviné, meurtri, défoncé, nous atteignons le fond du ravin. Un ruisseau, une source cherche son lit. Avec un bruit mat, un homme a trébuché et roule dans un trou boueux.
━ Attendez-moi les gars !
━ Ta gueule !
Et la course se poursuit, les yeux sur la crête, pour interroger les fusées éclairantes qui surgissent comme des étoiles filantes.
Un choc... mon front heurte la crosse du F. M. de Joutel. Derrière, un nez s’écrase sur mon bouteillon.
Grognements, jurons étouffés. On entend murmurer salaud ! », puis la file reprend la progression en bifurquant sur la droite.
Le ravin est traversé sans incidents. La piste longe la côte aux fusées. Deux presque obstrués : P. C. du Commandant et Poste de secours. Nous sommes dans le boyau des Zouaves. La colonne s’arrête.
Soudain, quelque chose de rapide et puissant fonce sur nous. Le projectile percute avec fracas à quelques mètres. Les échines se courbent sous l’avalanche de moellons.
━ Ch’tilo, c’est un maous !
━ C’est un 105.
━ Un 105 ?... un 105 ? sp’èce d’andoul... Je t’en foutrai des... tiens en vla un aute !
Une flamme rouge. Un fracas de pierre.
━ Àh ! les vaques
━ Mais avancez donc tas d’salauds !
━ Y vont nous faire buter comme des c...
La colonne enfin repart et un troisième obus tombe derrière nous. Un boyau sur la crête nous a conduit à la première ligne. La section est arrêtée à un carrefour et les hommes s’égrènent dans une tranchée dont les bords atteignent à peine les épaules.
━ C’est ici, nous dit Dersigny.
━ Ch’est din ch’ tranchée qu’on s’ colle ? demande Quéhu,
━ Ben mon pot, s’int pas fait des ampoules aux mains les copains.
7 juillet ━ J’ai achevé la nuit de la relève, appuyé contre le parapet, à surveiller l’horizon invisible d’en face. Dans l’obscurité rien n’apparaissait. Les fusées noyaient de lumière opalescente des masses sombres comme de gros tumuli. Au petit jour j’ai découvert une croûte terrestre dont le chaos rappelle les spectacles lunaires. Ces gros tumuli ne sont que des plissements de terrain produits par les obus de gros calibre.
Notre artillerie commence l’écrasement systématique de la première ligne allemande. Celle-ci est à peine à 150 mètres. Le boche riposte avec force. Par rafales, les 88 et les 105 harcèlent le carrefour. À cadence la tranchée du général Bouchez occupée par notre compagnie sera Vit-e nivelée. -
━ Oh mais ! Oh mais ! ça va mal, les gars ! s’écrie le caporal.
━ Si ça dure on va en ramasser un sur la gueule, hurle Gallais en courbant l’échine.
━ Va falloir l’approfondir vite, crie Wanlin et toute l’escouade s’est blottie contre un pare-éclats. Il faut attendre la fin de ce pilonnage qui menace de nous anéantir tous et à chaque minute.
Les 88 fulgurants s’émiettent furieusement autour de nous. Les souffles de feux pulvérisent le parapet. Quelques 105 ponctuent ces rafales par des explosions plus puissantes.


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À droite, à gauche, près de la grappe humaine fondue dans la même angoisse, des masses de terre et de pierres comblent peu a peu le boyau. À ma droite, sous la pression d’une explosion, la paroi s’incline et d’un seul coup s’écroule. Juste sur nos têtes, un coup de pioche ouvre un cratère fumant dans un bruit épouvantable. La terre coule dans mon cou entraînant des vapeurs suffocantes.
━ On met les bouts ! hurle Dandou.
━ Dans le boyau à gauche il y a un gourbi.
━ On y va ?
━ On y va. Allez hop I
Derrière son caporal l’escouade s’élance dans la fumée, enjambe des talus frais, saute des entonnoirs, trébuche, perd la direction. Nous tournons en rond comme un troupeau affolé sous les coups terrifiants de l’orage. Les obus piochent, fouillant la terre, crachent le fer et le feu... C’est une danse diabolique.
Un boyau. J’enjambe un cadavre et culbute dans un escalier.
━ Vingt D... y a pas d’amochés ?
━ J’ sais pas. Y manque Dekoninck.
━ Tiens, le v’ là, Dekoninck.
Celui-ci comme un bolide fonce dans la sape.
━ Allez ! y a le lieutenant qui vous demande. Y vous demande de suite et tous. Faut revenir à la tranchée, répète Dekoninck nerveusement.
━ Non ! mais des fois ! y est pas louf le lieutenant ? Y’ a qu’à y aller lui !
━ Il y est lui. Il vous attend, moi j’ m’en fous, j’y vais.
Nous sommes repartis à travers la fournaise que nous venions de quitter. Quel grabuge ! Plus de carrefour. À coups de reins et de jarrets on franchit les cratères béants qui remplacent le boyau. Un morceau de tranchée encore debout nous reçoit.
Debout, dans le vent d’acier, le lieutenant Barcelot nous apostrophe :
━ Salauds ! abandon poste... ennemi !
Soudain Quéhu bondit sur ses jambes, s’élance et disparaît dans la fumée en criant :
━ J’en ai une
J’ai eu le temps de voir dans un éclair ; une main pendants à demi sectionnée.
Depuis ce matin, le 1er bataillon a la garde de ce coin de la côte 290 à 1600 mètres au sud-ouest de la côte 304. Celle-ci se profile sur notre droite. Derrière nous le ravin de Pommerieu dit ravin de la mort. À gauche le 2e bataillon occupe les lignes sur le plateau de Pommerieu coupant la route d’Esnes à Haucourt et donnant la main sur sa gauche aux défenseurs d’Avocourt.
Les 1re et 2e Compagnies occupent la tranchée du général Bouchez, face à la première ligne ennemie. Cette dernière était, il y a encore quelques jours, notre propre première ligne. Elle a été enlevée à nos prédécesseurs. Aussi, le boyau de Californie qui débouche du carrefour et qui la desservait, va chez l’ennemi.
À ma section échoit la garde du barrage de ce boyau.
À la nuit, je suis placé en qualité de grenadier V. B. au barrage avec Wanlin. Ce barrage est à l’image de la défense laissée par nos prédécesseurs, c’est un talus de mottes de terre et de pierres qu’un coup de talon abattrait sans peine. Il est situé à 25 mètres en avant de la tranchée. Nous n’avons aucune précision sur la position du barrage adverse.
La nuit venue rapidement, voile l’étroit horizon que nous avons sous les yeux. Le calme est revenu et les fusées nombreuses sillonnent le ciel.
Derrière nous une ombre glisse et avance.
Bougez pas, les gars, je vais essayer de reconnaître le barrage boche.
Dersigny enjambe la petite murette, saute de l’autre côté du boyau et pistolet au poing disparaît.
━ Veillez bien ! Vous avez un petit poste à votre droite, s’il y a du pet, alertez la tranchée, mais ne bronchez pas pour moi.


++++

━ Ça fait rien, il n’a pas les foies, murmure Wanlin à mon oreille.
Dersigny a disparu et après lui, les minutes se succèdent longues et angoissantes. Les yeux s’épuisent à fouiller un vide immense, et le regard se perd dans un abîme de ténèbres. Les oreilles dressées comme des antennes s’efforcent de capter le moindre bruit.
Rien. Comme le tic-tac d’une pendule, j’entends battre mon cœur. À chaque fois, les fusées apportent une legère détente des nerfs. Le silence se prolongeant, devient de plus en plus pesant.
Toujours rien, pas un bruit. Qu’est devenu le sergent ?
━ Écoute !
━ Je n’entends rien.
━ Tiens, encore... là, dans le boyau... un léger frôlement.
━ Psst... Psst... ,
Une ombre se dresse derrière le barrage. Dersigny.
━ Ça gaze. Les boches sont à plus de 100 mètres et à 40 mètres d’ici il y a dans le boyau une sape à deux entrées. On va avancer le barrage et on aura le gourbi à nous.
Pour l’opération, toute la section a été ramenée à notre barrage. On procédera comme il suit :
Le sergent passera le premier, puis un par un, les autres suivront en s’égrenant sur les 40 m. de boyau à conquérir. Le dernier démontera le barrage actuel et passera les matériaux qui suivront la chaîne jusqu’au sergent. Celui-ci construira le nouveau mur.
━ Et surtout du silence ! Les boches sont à 100 mètres.
L’opération commence. Dersigny grimpe le premier et passe de l’autre côté. Texier enjambe à son tour l’obstacle, mais à ce moment une fusée s’élève en face. Le veilleur boche a vu la silhouette. Cri d’alerte. Fusée trois étoiles. Immédiatement le signal est répété sur toute la ligne­ ennemie, tandis que mitrailleuses et grenades ouvrent le concert.
━ Tir de barrage !
━ Bougez pas ! Bougez pas l
Nous ne bougeons pas, mais comme soulevée par un cataclysme la terre se met à bouger. Un ouragan de fer passe sur nous. En quelques secondes nous nous trouvons plongés dans un monde hallucinant et derrière nous la tranchée s’illumine d’éclairs sanglants.
Passez vite, les autres ! hurle le sergent. Commençons le boulot ! Plus on sera près des boches moins on écopera. Allez ! à toi, dem... toi plus vite ! Au dernier ! attaque la démolition et fais passer en vitesse
Les sacs à terre, les moellons passent de mains en mains.
Courbés dans le boyau, sous l’ouragan de fer, nous faisons la chaîne qui transporte à Dersigny les matériaux pour le nouveau barrage.
À chaque souffle, à chaque déchirement de chaque éclair rouge, les corps sont paralysés. Les rafales se succèdent dans un vacarme monstrueux et des froufroutements géants annoncent des explosions volcaniques qui ébranlent ciel et terre, les 210. Les météores impitoyables cherchent dans la nuit, des hommes à massacrer, tandis que des fusées multicolores foncent droit dans l’atmosphère rougeâtre où flotte une ouate épaisse. Heureusement ce déluge affecte la tranchée Bouchez, derrière nous. La proximité de l’ennemi nous place dans une position avantageuse.
━ Zieutte la belle sape vieux, crie quelqu’un.
━ Ça valait bien ce sacré boulot.
━ Houla... ça devient intenable !
━ C’est pas cor fini ?
━ Y en a encore autant à faire.
━ M... y en a marre !
Sur nous une explosion gigantesque. Des cris.
Des moellons, de la terre nous envahissent en pluie.
━ Tiens, v’la du rab pour le barrage ! hurle un fou.


++++

Et la chaîne fonctionne toujours et les obus plus serrés que jamais piochent la terre entre la tranchée Bouchez et nous.
━ Hep là ! on a pas dit d’ rentrer dans la sape ?
━ J’ sais pas. Peut-être ben qu’oui, on a dit d’ rentrer dans la sape.
━ Pas vrai, s’ pas qu’on a dit d’ rentrer dans la sape ?
━ Faites passer d’ rentrer dans la sape !
━ Oui, oui ! on a dit d’ rentrer dans la sape.
━ Faites passer...
Et en trombe, poussée par le vent des explosions, la section s’engouffre dans l’escalier de l’immense abri. La lumière d’un briquet découvre une superbe salle étayée par de solides charpentes. Des couchettes de treillis sont alignées et superposées le long des parois.
━ Vise-moi ça, le bath gourbins ! y a au moins 8 mètres de terre là-dessus.
━ J’ t’en fou ! Y en a bien 12. Un 210 ne le crèverait pas, répond Lelièvre en connaisseur.
━ Tas raison, on va pouvoir en écraser tranquilles là-dessous.
Et ; chacun de s’extasier sur le chef-d’œuvre qui nous abrite. Des mains calleuses palpent avec volupté les traverses massives du plafond. Dehors, le bombardement poursuit son tir destructif.
Soudain Dersigny surgit de l’escalier.
━ Qui a donné l’ordre de descendre dans la sape ?
━ J’ sais pas. On a dit d’ rentrer, répond flegmatiquement Poulain.
━ Qui, on...?
━ Tout l’ monde l’a dit en même temps.
━ Eh bien, faut remonter et se remettre au boulot.
━ On pourrait peut-être attendre que ça passe, implore une voix du fond de la cagna.
━ Allez, allez vite ! Plus vite ça finira, plus tôt vous serez libre.
Un instant plus tard, le nouveau barrage était dressé, large et massif, le boyau réparé,
approfondi et déblayé.
━ Alors on peut descendre maintenant dans la sape pour en écraser ?
━ Non ! Tous à la tranchée. Restent ici que les 3 équipes de gardes, ordonne le sergent.
━ Ben, moi, j’ suis volontaire pour la garde au barrage, réplique Rogerie.
━ Et moi aussi, ajoute Poulain.
━ Allez, ça va ! Caltez à la tranchée, tranche brutalement le Sergent.
━ Si c’est pas dégueulas ! On fou des gourbis à des mectons de 20 ans et à nous les vieux qui ont des gosses, on nous colle dans la tranchée ! Ah ! Les salauds !
━ Et nous, les "mectons" de 20 ans, nous restons à la garde du barrage.

Dimanche 8 ━ En une nuit, le secteur a été remis en état de défense.

Les tranchées relevées et approfondies, les réseaux renforcées, les petits postes avancés. Des corvées ont apporté des réserves de grenades.
Nous pouvons attendre las événements. .
Matinée calme. C’est pendant la nuit que les deux camps s’énervent. La garde du barrage est sans risque le jour, elle dure six heures la nuit pour chaque équipe de deux. Pendant ce temps les deux autres équipes prennent leur repos au fond de la sape.
Mon fusil-tromblon lance-grenades est prêt à servir de première défense en cas d’alerte.
Cette nuit, même incident que la nuit dernière, un guetteur boche a vu un des nôtres en corvée dans les barbelés. Alarme. Fusées à 3 étoiles et tir de barrage.
Grâce au voisinage des boches nous évitons ici les coups directs. Seuls les éclats morts tombent comme grêle. L’ennemi très énervé nous jette des grenades. Nous ne répondons pas, n’ayant aucun but sous les yeux.
Au matin, le calme est revenu.

Lundi 9 juillet. - Journée calme.

Soleil brûlant. La terre est sèche et poussiéreuse.

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Dans l’après-midi l’ordre arrive d’évacuer la première ligne ; notre artillerie doit effectuer
un tir de destruction sur les réseaux ennemis. Pour éviter le risque de coups courts, on ramène tout le monde sur la 2e ligne.
Je reste au barrage avec le caporal Cluzeaux et deux camarades en réserve dans la sape. Nous serons très exposés au tir de notre artillerie.
À 4 h 30, nos 155 ouvrent un feu dense et précipité sur l’interligne, Les obus passent en hurlant à quelques mètres au-dessus de nos têtes et vont pulvériser les barbelés ennemis.
Quelques explosions proches nous plaquent contre le barrage.
Coups massifs et vibrants de marteau pilon. Sous nos yeux la terre danse et des vagues aux crêtes dentelées se lèvent et s’affaissent.
Soudain sur ma tète un choc formidable. Mon casque est emporté brisant la jugulaire sous le menton. L’éclat brûlant est retombé à mes pieds. Hébété je fixe Cluzeaux qui rit nerveusement.
À la nuit tombante le feu cesse et la compagnie rejoint la tranchée Bouchez.
Pluie, la terre mouillée dégage une odeur fétide. La paroi coule sous l’érosion et laisse apparaître une touffe de poils. Je tire. Un morceau de crâne collé à de la cervelle roule dans le boyau.
Dans la nuit, trois rafales d’obus encadrent notre barrage. Ordre de repli sur la première ligne. On craint un coup de main.
Au petit jour, nous rejoignons le barrage.

Mardi 10 juillet. Il pleut toujours.

Le boyau est transformé en ruisseau de boue. L’eau monte aux chevilles et pénètre par le haut du soulier. Le long des parois, la boue liquide coule sans arrêt évasant un peu plus les bords.
Dans la nuit, avant le jour, les 75 ouvrent un feu violent sur la première ligne ennemie. Les boches répondent par du 210. Quelques coups courts tombent chez eux. Les monstrueux projectiles s’annoncent par un frou-frou lointain qui s’amplifie et se termine par un sifflement sourd, gigantesque, avec une force terrifiante. Les immenses explosions ébranlent la terre qui vibre à chaque coup.
Nous apprenons dans la journée qu’un coup malheureux a écrasé un abri de la 1re Compagnie ensevelissant 20 camarades sous 10 mètres de terre. Au 2e Bataillon un autre 210 a écrasé un abri, entraînant la mort de 45 des nôtres.
Le Boche est très inquiet. .
Dans la nuit un aéroplane a survolé en vol plané notre secteur à très faible altitude. Nous n‘avons pas pu le repérer.

Mercredi 11 juillet. ━ Repos toute la journée.

J’en profite pour dormir. En plein sommeil je sursaute sur ma couchette, cherche à tâtons mon fusil, bouscule mes camarades hébétés comme moi. Dehors, des cris : Aux armes ! aux armes ! Voilà les boches !
D’un bond nous sommes dans l’escalier, traînant fusils, ceinturons, grenades. Le guetteur Drouin a vu cinq allemands s’avancer en rampant. Nous scrutons le terrain, fusils braqués, grenades en mains.
Rien. Nous nous recouchons, mais je n’ai rien connu de si pénible que ce réveil.
Le soir je reprends la garde au barrage tandis que le bombardement reprend avec rage. À un certain moment il atteint une intensité exceptionnelle. Sur nos têtes se croisent les projectiles des deux artilleries. Des rafales de gros fusants balayent le sol. L’air est sillonnée de sifflements furieux. Du 105, du 150, du 210 tombent derrière nous vers la tranchée Bouchez, avec un fracas de bruits déchirants. L’air devient irrespirable. L’infernale bourrasque est telle, que d’accord avec Gallais qui veille avec moi, nous descendons nous abriter dans l’escalier de la sape. Quels patrouilleurs peuvent se risquer sous un pareil déluge ?
D’après un homme de corvée de soupe, un du génie aurait été arrêté en première ligne. On raconte que ce serait un espion boche déguisé.
Qu’y a-t-il de vrai dans cette histoire ?

Jeudi 12 juillet. ━ De garde au matin avec Gallais.

Fusil sur le barrage, devant un horizon étroit à 50 m., un soldat allemand surgit de terre. Légèrement courbé il retourne vers ses

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lignes une couverture pliée sous son bras. Rapidement j’épaule et tire. Je manque le but. J’arme de nouveau, mais la culasse boueuse glisse difficilement. Je tire et manque encore l’homme. Le boche a très vite disparu. Je suis vexé. Gallais qui n’avait que des grenades comme arme, rit de ma maladresse. J’étais classé bon tireur à la caserne.
L’après-midi, repos dans la cagna tandis que notre artillerie lourde ne cesse de harceler les lignes ennemies.
Ce soir j’irai à la corvée de soupe.
Rassemblement de la corvée à 9 h. du soir au P.C. de la Compagnie. On fait l’appel et par le boyau des zouaves le sergent nous entraîne vers le ravin de la mort.
Il y a 300 mètres très dangereux à parcourir sans boyau, vers le fond toujours très marmité.
Je porte 6 bidons de 2 litres et un bouteillon dans lequel je ramènerai le rata. Cela fera une vingtaine de kilos.
Le passage du ravin maudit se fait sans incident, mais à peine sommes-nous sur l’autre versant, déjà engagés dans le boyau de la Cannebière, qu’un tir de barrage se déclenche transformant le ravin en un cratère de feu.
Un retard de quelques minutes et nous risquions l’anéantissement.
Nous avons trouvé les roulantes dans la forêt de Hesse après avoir parcouru 8 km. sous un ciel sillonné d’éclairs.
Distribution rapide. Nous sommes rentrés par la route Avocourt-Esnes arrosés de balles de tir indirect. Le tir de barrage avait cessé mais dans le ravin nous trébuchions sur des cadavres frais que des brancardiers relevaient.
━ tention au machabée !
━ tention au machabée !
━ tention au machabée !
de bouche en bouche l’observation macabre gagne l’arrière de la file, mais dans l’ombre on ne peut éviter le mort. Impression pénible. Le pied s’enfonce dans le ventre mou qui n’oppose aucune réaction. Au fond du ravin nous croisons un pauvre bougre filant vers l’arrière en poussant des cris de bête. Un homme pris de panique ou de folie. À une heure du matin nous sommes de retour complètement épuisés.

Vendredi 13. ━ Journée calme.

Notre bon vieux Breton a été tué. La section compte 3 morts et 8 blessés.
Coups de fusil dans la nuit.

Samedi 14. ━ On parle de la relève pour ce soir.

Des officiers du 51e R. I. sont venus reconnaître le secteur dans l’après-midi.
Le soir des 75 tombent trop courts, presque sur nous. Je lance la fusée : « allongez le tir »
Nuit calme. Coups de feu. On relève la tranchée qui s’éboule.

Dimanche 15. ━ Ciel gris.

Les deux artilleries s’acharnent sur les premières lignes. Relève pour ce soir. Je suis désigné comme guide pour ramener la section qui doit nous relever.
À 7 h. du soir les guides sont rassemblés au P.C. de la Compagnie sous le commandement du sous-lieutenant Barcelot. Il fait encore jour et descendons le ravin par le boyau des zouaves. Une saucisse boche accrochée au ciel derrière le Mort Homme a vu la corvée et de suite les rafales rappliquent. Course folle à travers les entonnoirs.
Devant nous la terre frémit et se soulève en masses vaporeuses. Le Lieutenant hésite, puis fonce dans le rideau noir. Nous passons sans casse.
Au P.C. nous apprenons que la relève n’est pas pour ce soir.
Retour dans un calme complet.
Pendant mon absence, une patrouille ennemie s’est approchée du barrage. Le petit poste de droite s’est replié et Joutel a lancé de la tranchée quelques grenades. La patrouille s’est repliée en laissant quelqu’un sur le terrain ; pendant un grand moment on a appelé de la tranchée ennemie, mais le camarade ne rentrera jamais plus.
L’ennemi paraît toujours très inquiet.

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Lundi 16 juillet. - À midi, violent bombardement.

Le soir, second départ pour la relève. En 10 minutes le ravin est traversé sans incident.
Au P.C. de la Brigade, je prends en charge la section du 51e R.I. qui doit relever la nôtre. Il y a un guide par section et en tête, Vacher conduit la Compagnie qui nous relèvera.
Les hommes sont très chargés et la marche est lente. Derrière moi suit un gros adjudant chef de section. La nuit est si noire que je perds quelquefois la file. Dans le ravin où le boyau n’existe plus, c’est à tâtons que je dois me guider sur une piste indiscernable.
Le gros adjudant prend beaucoup de peine pour me suivre. Il ne cesse de dire : « Pas si vite ! ».
Je lui signale le danger que nous courrons dans le ravin. Peine inutile, le pauvre homme est essoufflé et je dois ralentir l’allure.
Enfin ! Dieu merci ! nous avons pu atteindre la tranchée sans tir de barrage.
Rapidement les hommes du 51 ont remplacé les nôtres. Ma mission est terminée, je prends fusil, sac, équipement et à vive allure je détale vers l’arrière. Nous venons d’apprendre par la relève montante que le 51e R.I. et le 87e R.I. sont montés pour attaquer à la pointe du jour, aussi s’agit-il pour nous de nous éloigner le plus vite possible pour éviter le duel d’artillerie.
Dans le boyau des zouaves je trouve un groupe de ma section. Très vite, le ravin de la mort est traversé puis grimpons sur l’autre pente. Malheureusement nous perdons la piste. La nuit est très sombre, et à force de louvoyer nous tombons sur un boyau situé sur la crête. Nous le suivons un grand moment sans rencontrer âme qui vive.
Est ce bien le boyau de la Cannebière ? Inquiet, je monte sur le parapet et c’est avec stupeur que je constate que nous sommes à peine à 1 km. de la première ligne. Nous marchons parallèlement au front et non vers l’arrière. Tous d’accord nous abandonnons le boyau et à terrain découvert marchons dos aux fusées.
Au P.C. du colonel, reprenons enfin le boyau de la Cannebière, puis le boyau Dhauteville. À 5 h. du matin le bois de Béthelainville est atteint, tous bien las, mais souriant.

Mardi 17. - Dans une cagna j’ai retrouvé mon escouade.

Manquent le pauvre Breton et Quéhu blessé.
L’attaque annoncée a été déclenchée à 6 h. du matin par les 51 et 87. On raconte qu’elle a parfaitement réussi. Les deux premières lignes seraient prises et 600 prisonniers seraient tombés entre nos mains.
Toute la journée des groupes de prisonniers passait sur la route. Dépenaillés, les traits tirés, ils sont mornes et silencieux. Des voitures sanitaires descendent chargées de blessés et de morts.
Repos complet pour nous. On astique et on dort.

Mercredi 18. - Les sections s’occupent au nettoyage des effets et des armes.

En fourbissant son pistolet Bocquet qui est assis sur sa couchette fait partir l’arme, la balle va se loger dans le sac qui sert d’oreiller à son voisin. Celui-ci a eu chaud.
À 11 h. du soir le régiment quitte le camp et embarque à Dombasle-en-Argonne.

Jeudi 19 juillet. - Nuit dans le train.

Allongés sur la paille d’un wagon à bestiaux, les hommes dorment profondément. Au matin, vers 10 h nous débarquons à Pargny-sur-Saulx dans la Meuse. Pays agréable et hospitalier.
À l’escouade un homme de renfort arrive. Le Coniat, pêcheur d’Islande. Brun, trapu, très porté sur le pinard.

Vendredi 20. - Les sections se réorganisent avec les renforts reçus.

Le Coniat vient de purger 1 mois de prison, ramassé lors des mutineries de mai. Surexcité par le vin, il a engueulé un officier. Il a compris et n’est pas près de recommencer, nous déclare-t-il.
Désigné pour une permission de détente, j’embarque pour La Réole.
……………..
Je n’ai rien noté sur mon carnet de route, durant l’aller.
……………..

++++

Mardi 7 août. - Pour la 5ème fois je quitte La Réole.

Mon frère Paul, guéri de sa blessure m’accompagne jusqu’à Bordeaux. Il rejoint son dépôt à Bourg-en-Bresse.

Mercredi 8 août. - Jessain, gare régulatrice.

On me dirige sur Revigny-sur-Ornain dans la Meuse.
Ici je renonce à coucher dans les baraquements pourris par la vermine et je passe la nuit sur le pas d’une porte tandis que les boches viennent jeter du côté de la gare de nombreuses bombes.
Au jour un train m’amène à Bar-le-Duc, passe à Commercy et me dépose à Sauvoy où je trouve une baraque pour la nuit.
Le régiment serait dans le secteur de St-Mihiel.

Vendredi 10. ━ Avec un groupe de permissionnaires, je rejoins à pied le petit village de Loxéville où une voie 60 nous conduit à Gondrecourt, station de la chevauchée de Jeanne d’Arc.

Tous les permissionnaires du 128e doivent rejoindre le " village nègre " au sud de St-Mihiel.
« Au village nègre », ma Compagnie est prête à monter ce soir en ligne, mais je ne peux la rejoindre, car mon sac et mes armes sont à Marcaulieu aux bureaux.

Samedi 11. ━ À Marcaulieu, j’ai récupéré mon matériel que le caporal fourrier Virton m’a remis et suis parti pour les lignes à 10 h. du matin.

Ce n’est plus cote 304. Paysage de paix, vallons frais, bois profonds et giboyeux. Le ciel est beau, les oiseaux chantent, pas un coup de canon.
Avec deux compagnons de route cheminons dans la forêt jusqu’au P.C. Pierre, P.C. du Colonel. C’est un village mi-troglodyte, mi-huttes. Devant un superbe abri le Colonel Berthouin est en conversation avec le Commandant Gentis. À sa hauteur, le Colonel nous interpelle :
━ Hé, là ! les permissionnaires ! venez un peu ici !
À chacun de nous il demande des nouvelles des nôtres, de nos enfants...
━ Et toi, me dit-il, es-tu marié ?
━ Non, mon Colonel.
━ Alors qu’attends-tu pour te marier ?
J’ai pensé en moi-même : que vous donniez l’exemple. Le colonel est vieux garçon.
Nous voici aux cuisines. Casse-croûte au milieu de nos vieilles connaissances : le caporal cuistot et sa bande de diables crasseux et gras.
Vers 3 heures de l’après-midi nous entrons dans les lignes par le boyau Joffre sous un soleil éblouissant. Le boyau Joffre est magnifique. Il peut être comparé à ceux des camps d’instruction, tout neuf, parois parfaitement étayées, caillebotis propres, alignés impeccablement. Il longe une crête qui domine toute la vallée de la Meuse, magnifique de beauté dans sa draperie verte. Jalonné par des peupliers, le fleuve coule ses eaux moirées devant la ville de Saint-Mihiel. Cette ville qui est derrière les lignes ennemies abrite paraît-il toute sa population civile. Sur notre gauche, l’éperon du fort des Paroches. Au pied du fort le village des Paroches traversé par nos lignes. Voilà notre champ de bataille. Cependant à mesure qu’on avance, on découvre dominant Saint-Mihiel la masse imposante du fort du camp des Romains livré honteusement par son commandant à l’ennemi en 1914.
Par un boyau nous descendons dans la vallée, et dans la tranchée Besson je retrouve mon escouade.
━ T’as rapporté de la gnôle ?
Le Coniat est le premier à m’interpeller.
Selon la tradition, je vide mes musettes et le paquet que mes parents ont eu la bonté de me préparer. Bruyamment l’escouade avale vin, gnôle et poulet.
━ T’ sais, me dit Dekoninck, ici c’est pépère. Deux fois la soupe chaude. On en écrase le jour et on garde la nuit à cause des gazs. Les boches sont comme nous, y s’en foutent. Deux ou trois 105 par jour et c’est tout. Un vrai filon.
À la nuit, sous un firmament bleuté, deux hommes restent dans la tranchée, le reste dort paisiblement dans une sape confortable.

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Dimanche 12 août. ━ Journée magnifique.

Quelques obus vont vers l’arrière rappeler qu’on est toujours en guerre.
L’après-midi, partons 4 et un caporal à la réparation de la tranchée de Toul. Du camp des Romains l’ennemi a repéré notre présence et nous envoie une salve de 105. Panique. Abandonnons les outils et fuyons vers les abris.
Ici trois malheureux obus nous chassent comme des lièvres. À Verdun l’orage de fer rend vain un pareil réflexe. Dans un secteur de repos, le poilu répugne à faire la guerre. La peur est plus difficile à maîtriser sous un ciel pacifique que dans le chaos d’une bataille.
Le soir, notre canon de 37 tire sur le fort du Camp des Romains. Étrange ce petit canon ; il pette sec avec son petit obus rapide. Capable de perforer du blindage, il est inopérant contre des tranchées.

Lundi 13. ━ Il pleut et l’orage gronde.

Avec Joutel je visite le village des Paroches enchâssé dans nos lignes, sur notre main gauche. Grimpons à l’observatoire du clocher. Vue magnifique sur la plaine de la Meuse. Dans les rues de Saint-Mihiel les civils vaquent à leurs occupations.
Sur nos lignes quelques 105 s’effritent. À notre retour, le capitaine Malgarny nous attend pour remettre à Joutel la Croix de Guerre gagnée à cote 304 lors du raid de la patrouille ennemie.
Notre caporal, vraisemblablement jaloux, le complimente en ces termes :
━ T’as à présent un brevet d’assassin.
Cette saleté nous met en rogne et l’escouade lui assène quelques dures vérités. Quel salaud !

Mardi 14. ━ Après le jus du matin chauffé sur de l’alcool solidifié, corvée au boyau des Limousins pour creuser des puisards.

Travail à la tâche. Pelles et pioches nous sont aussi familiers que les fusils. Le soir on ramène des caillebotis du P. C. du Commandant.
Nuit calme et claire. Veille pour le principe.
Nous avons appris que demain le 9e Chasseur à cheval viendra nous relever, à pied bien entendu.
À l’escouade on a rouspété un peu avec raison on espérait bien rester un bon mois dans ce lieux paradisiaque.
Au 9e Chasseur j’ai rencontré l’autre jour, à Marcaulieu, mon camarade d’école libre, Peyrebrune. Le front est vaste et cependant il n’est pas rare d’y rencontrer un « pays ».

Mercredi 15 août. ━ L’ennemi nous expédie quelques 105 pour saluer notre départ.

Ce secteur de Saint-Mihiel est vraiment exceptionnel.
Pour passer des messages à travers nos lignes les allemands utilisent des chiens dressés par les services d’espionnage. Une de ces bêtes a été repérée dans la brousse par un de nos postes du côté des Paroches.
Le chien a senti « l’ennemi » et a disparu dans les hautes herbes.
Dernière journée dans ce secteur.
L’escouade ne peut plus supporter son caporal. Ce pauvre homme qui a vraiment la tête un peu détraquée subit du matin au soir railleries et quolibets. Nous parions Dekoninck et moi de monter sur le parapet et d’insulter les boches. Le pari est tenu par le caporal qui croit à notre dégonflage. L’enjeu, un quart de vin.
Je grimpe subitement le premier sur le parapet et debout, face à la tranchée ennemie, petit liseré brun à 200 mètres d’ici, je lance dans mes mains en cornet un vigoureux : « À bas les boches ! »
Au loin l’écho répète le cri vengeur. Rien. Le boche n’a pas pipé !
Dekoninck répète la même scène.
━ Vous êtes complètement cinglés. À faire les louftingues vous ramasserez un jour une balle dans le c… et vous ne l’aurez pas volé... nous déclare rageusement le cabot.
━ À nous le pinard, lui crie sous le nez Dekoninck, et ne ramène pas ta fraise.
Le soir à 10 heures nous sommes relevés par de beaux cavaliers aux équipements frais. Retour au village nègre.

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Jeudi 16 août. ━ Au matin des camions enlèvent le Bataillon et le dépose à Velaines, près de Ligny-en-Barrois.

Pays ravissant et hospitalier.
Liberté quasi totale du 17 au 22 août. Nous mettons à profit ces journées de vacances pour nous rendre à Ligny, ville voisine. Un jour, avec Coutant de Blaye et le parisien Ilette, nous allons visiter les Américains qui occupent Ligny. La 1re D. I. d’ Amérique est dans la région pour y subir une instruction poussée. Chaleureuse réception. Au poste de police la fraternité d’armes est fêtée par de nombreuses libations. On vide avec les hommes du poste et son sergent de nombreuses bouteilles de vin bouché. Nous quittons le poste en y laissant les occupants complètement ivres.
Devant la guérite la sentinelle cuve son vin, accroupie le fusil entre les jambes.
Nous aussi nous avons notre compte. Nous rentrons à Velaines bras dessus bras dessous, braillant comme des forcenés. Je suis arrivé au cantonnement seul, mes deux camarades sont restés dans le fossé.

Mercredi 22 août. ━ Le repos est terminé.

Des camions nous enlèvent subitement. C’est encore pour Verdun. La bataille s’est ranimée avec force. Nos troupes ont déclenché une violente offensive sur la rive gauche. Tous les objectifs ont été atteints, sauf la cote 304. Nous avons compris.
À 11 heures du soir, le convoi est à Dombasle-en-Argonne et le Bataillon campe dans le bois du Defois.

Jeudi 23 août. ━ La forêt est farcie d’artillerie.

Si cette densité est la même jusqu’aux lignes, c’est un ouragan qui va passer sur les boches.
Dans l’air des dizaines d’aéros sillonnent l’air en un bruit sonore et continu. Ils passent, repassent comme les mouches au plafond d’une chambre.
D’ Avocourt à la Meuse, le 13e corps et un Corps africain ont attaqué. Le Mort-Homme est tombé, par contre 304, notre fameuse cote, n’a pu être prise à l’ennemi. À nous revient cette tâche pour demain.
Préparatifs. Tenue d’assaut, pas de capote, pas de sac mais toile de tente en bandoulière.
Deux jours de vivre en plus des deux jours de réserve, 1 bidon de café, 1 bidon de vin, enfin on nous distribue 1/4 d’eau-de-vie. Celle-ci présente une légère odeur éthérée.
En qualité de grenadier V. B., je touche 4 grenades V. B., véritables petits obus projetés par le départ du fusil et qui vont à 80 mètres. Ces grenades font du bon travail. J’ai en plus quelques fusées V. B. ; fusées pour demande de barrage, fusée pour allonger le tir et enfin les cartouches réglementaires.
Lorsque je rejoins ma tente je me sens plus alourdi que si j’avais le sac. C’est ce qu’on appelle la tenue légère d’assaut.
Par colonnes de files les sections s’enfoncent dans le bois. Il est 11 h. du soir.
À 2 heures du matin, après une pénible marche par l’itinéraire déjà connu, nous relevons le 139e R.I. à l’emplacement que la section occupait en juillet. Le coin est méconnaissable.
Plus de tranchées, plus de boyaux, plus de carrefour. Partout des excavations géantes. Un cataclysme est passé par là.
L’abri du barrage a tenu le coup et par les 2 entrées à demi obstruées, la section entière s’y installe en attendant l’heure H.
Vacher nous explique. Nous sommes deuxième vague, la première sera formée par le 3e bataillon.
Faiblement éclairés par des bougies, les poilus se sont accroupis silencieusement contre les parois.
Personne ne dit mot. Chacun respecte le silence de son voisin. Quelques soupirs d’angoisse s’échappent de poitrines oppressées. C’est ma première attaque et une sorte de curiosité domine tous mes sentiments.
━ Tu parles d’une connerie ! murmure mon voisin.
C’est bien le mot qui résume tout, c’est par c... des hommes que des centaines de milliers de jeunes Français meurent depuis deux ans. Dans quelques minutes, ceinturés de cuir et de fer nous irons fondre dans cette terre déjà engraissée de sang et de chair.

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C’est vers Vous, Seigneur, que monte notre suprême prière. En Vous, nous mettons tout notre espoir, tout notre faible espoir de vivre.
Dehors pas un bruit. On croirait la planète abandonnée par les humains.
Il reste encore quelques minutes avant le drame et c’est bien la peur qui ronge chacun de nous comme un chancre. Les mains crispées sur le fût du fusil, on appréhende la sortie lorsque la folie sera déchaînée ; ce moment où, pénétré de notre faiblesse, il faudra affronter la puissance terrifiante des outils de mort, risquer l’agonie, sans soin, sans secours, abandonné comme une bête sans vie, loin des siens, dans la souffrance de la chair meurtrie.
Je suis un des plus jeunes, mais ces hommes qui m’entourent et qui depuis deux ans vivent cette vie de damné, luttant contre la peur de la mort, de la blessure, contre la pluie, le froid, l’insomnie, la fatigue, la vermine, qui sont-ils ?
Ce sont les soldats de France, les mêmes que ceux de notre histoire ; ils continuent comme toujours à souffrir et à mourir en maugréant, mais avec la même âme et la même grandeur.
Une bouffée d’air frais descend de l’escalier.
Dehors, à l’entrée de l’abri, le Lieutenant Barcelot attend l’heure H.
━ À l’heure H-5, nous sortirons, annonce Vacher.
━ Vivement que ça finisse ! s’écrie une voix.
━ Et avec la bonne blessure... une autre voix.
Soudain un bruit sourd et prolongé déchire le grand silence.
━ Vl’à la danse qui commence, hurle Vitus.
Le déchaînement des cieux et de la terre a secoué notre abri qui vacille et tangue.
Est-ce le ciel qui s’écroule sur nous ? Est-ce la terre qui se soulève sous la pression d’un volcan géant ? Dehors, la nuit est chassée par le feu qui rugit en milliers d’explosions.
Du haut de l’escalier Barcelot a appelé et Vacher descend en bolide et hurle :
━ Tout le monde dehors !
D’un seul geste tous les hommes se sont dressés et en ordre se dirigent vers l’escalier.
Dersigny reste le dernier.
L’air frais du matin tonifie l’esprit et nous voici plongé dans un monde diabolique.
Vision d’apocalypse.
Aux premières lueurs du jour naissant se mêlent en sarabandes infernales les éclairs, les traînées de feu, les gaz âcres qui se déchaînent, tandis que sous d’énormes coups de pioche, la masse informe sur laquelle nous courons chétifs et hésitants, se disloque et s’affaisse ; spectacle terrifiant, inimaginable.
Le Lieutenant Barcelot nous a placé dans un immense entonnoir, face au gigantesque rideau de fumée qui barre l’horizon à 200 m. devant nous.
Nous mettons baïonnettes au canon et je serre bien ma jugulaire. Quelques obus nous rejettent dans le fond de l’entonnoir et font pleuvoir sur nos casques des moellons et de la terre. Trop alourdi pour courir, je vide une musette de vivres. Je bois un quart de vin.

5 h. 1/2. ━ Un bond, nous voici hors du trou.

On va courir, d’un geste Barcelot nous arrête. L’assaut se fera au pas.
━ En tirailleurs ! en avant ! au pas !
La section s’est déployée en ligne disloquée car le terrain est chaotique. À cent mètres devant nous une vague d’infanterie s’est dressée, s’égrène, ondule et fonce vers le Nord-Est. Nous accélérons pour suivre le 3e bataillon qui colle derrière le barrage.
Nous avançons au milieu d’un terrain mouvementé, creusé et boursouflé, grimpant, descendant des crêtes et des entonnoirs énormes. Aucune tranchée, aucun cadavre. Tout est fondu dans la terre grise. Panorama des premiers âges avant l’apparition de l’homme.
Aucun horizon, le rideau de barrage forme un immense écran. Plus trace de vie. Le 3ème bataillon a été comme nous, noyé dans le sol meurtri.
Je me trouve à l’extrême droite de la section avec Rogerie. Chacun s’assure de la présence

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d’un camarade voisin, aussi à gauche, un groupe forme troupeau autour du Lieutenant.
Peu à peu la progression nous échauffe. Le défaut de réaction de l’artillerie ennemie et l’absence absolue de son infanterie pulvérisée, blutée avec la terre, nous rassurent. Pas l’ombre d’un boche sauf quelques cadavres déchiquetés, mêlés à des poutres calcinées, le tout à demi-enfoui sous la terre.
Enfin ! des prisonniers... Ils passent rapides comme des fuyards, bras en l’air, titubants, hébétés. Nous avançons toujours sans aucune perte. L’effroyable rouleau de fer qui avance devant nous, nous ouvre le chemin, broyant tout devant nous.
La deuxième ligne est certainement dépassée. Toujours rien. Pas traces de défenses ni de vie.
Très légers, des sifflements doux et prolongés passent dans l’air. Des balles. Elles passent hautes et foncent vers l’arrière. Nous atteignons le versant nord de la Cote. Le terrain s’affaisse brusquement. En bas un ravin. Est-ce le ravin des Forges ?
Les premiers hommes se sont engagés sur la pente, lorsque Vacher, d’un signe arrête la section. Ici quelques éléments de tranchées subsistent. Nombreux cadavres, tous déchiquetés.
Maintenant les balles sifflent rapides et sont redoutables. Les hommes se couchent ; d’en bas l’ennemi doit nous voir, bien que le ravin soit submergé par une mer de fumée et de poussière.
Comme des météores des obus foncent sur nous. Ils viennent de nos arrières.
━ C’est le 75 qui tire trop court ! hurle quelqu’un.
Cette fois en plein, des corps culbutent... des cris. Remous, reflux vers l’arrière.
━ Des fusées, des fusées ! lancez des fusées !
Des hommes affolés s’égrènent dans les trous.
J’accroche mon tromblon et lance vers le ciel successivement 3 fusées à 3 étoiles.
━ Allongez le tir !
Là-haut des dizaines d’aéros vont-ils les voir pour transmettre. Joutel accroupi cherche à allumer un feu de Bengale, mais son briquet ne marche pas.
Obus et balles se rejoignent sur notre position. Avons-nous avancé trop vite ? Pourtant à gauche on reconnaît des unités amies du 121e R.I. et à droite le 272e R.I. est sur notre ligne.
Ordre de repli : 50 mètres en arrière.
Le jour éclaire maintenant le champ de bataille qui peu à peu se dégage de la fumée. Partout des débris humains. Pas de cadavres, mais des membres, des morceaux de membres, des os dans de vieux tissus, des tibias blanchis dans ses bottes, des têtes sanglantes ou des crânes lisses.
Nous sommes sur un ossuaire qui s’enrichit depuis un an de fragments nouveaux.
La section s’installe dans un élément de tranchée aux trois-quarts comblé ; un petit abri encore intact sert de P.C. au Lieutenant.
L’artillerie ennemie réagit maintenant avec violence. Par rafales soutenues les obus foncent sur notre coin. L’ennemi semble connaître admirablement les positions que nous occupons.
━ Allez vite ! Prenez vos outils et creusez ! ordonne Vacher.
Avec fureur nous piochons, creusons, soulevons la terre pour nous enfoncer. L’ennemi accélère son tir. Les explosions rejettent plus de terre que nous en enlevons, mais avec une ardeur désespérée nous creusons toujours en luttant contre l’envahissement. Ma pioche est entrée, molle dans de la viande. Un cadavre. Je tire. Une étoffe grise, sale... de la chair noircie. À trois, nous soulevons le machabée et le plaçons sur le parapet. Il servira de pare-éclats, et les obus foncent toujours sur nous et nous creusons toujours une terre qui dégage une odeur atroce.
Soudain des souffles brûlants, successifs, nous aveuglent et nous terrassent. Des cris déchirants. Je suis face contre terre. Un des nôtres a été jeté hors de la tranchée, en loque pantelante. L’heure du sacrifice est arrivée. Mal protégée, la section encaisse maintenant les coups directs d’un tir impitoyablement précis.
À plat ventre dans ce fossé évasé, haletants, crispés, agrippés à la terre, nous attendons la fin


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de ce massacre. Noireau est tué net à ma droite, près de lui, un homme se tortille comme un ver et les canons rugissent toujours tandis que des fusées multicolores éclatent dans un ciel rougeâtre.
Près de nous, des sapeurs du Génie, le long d’une tresse blanche, restent immobiles, figés par la mort.
Des brancardiers sublimes passent en courant, chargeant les blessés transportables et cela dure jusqu’au soir. Nous jetons sur le parapet trois des nôtres. Une toile de tente a recueilli les débris de l’un d’eux.
La terre a des relents de chair pourrie.
━ Désalbres ! à la tranchée Dorothay !
━ où c’est, la tranchée Dorothay ?
Et le sergent m’indique la ligne que nous occupions ce matin sur le bord du ravin.
━ Tu seras de garde aux fusées et aux gaz et attention ! le 3e bataillon attaque ce soir à 9 h. Faut bien veiller à répéter les fusées.
Je m’élance vers la position indiquée où je trouve un trou aménagé. Je m’installe avec mes fusées et scrute l’ombre du ravin. En bas, le 3e bataillon va reprendre l’attaque et poursuivre la progression jusqu’au ruisseau des Forges.
Brutalement la préparation d’artillerie se déclenche. L’ennemi répond par un puissant tir de barrage. En groupes serrés les obus déferlent sur nos positions. En bas les grenades crépitent, les mitrailleuses caquettent. Le combat doit être âpre.
La nuit est illuminée de milliers d’éclairs, le ciel est zébré de filaments de feu. Je répète toutes les fusées que les camarades lancent d’en bas. Le spectacle est d’une beauté tragique. À 11 heures le combat semble terminé, mais l’ennemi ne cesse de nous arroser d’obus de tous calibres.
J’ai passé toute la nuit accroupi dans ce trou, surveillant l’horizon céleste sous une grêle de fer et de pierres et plaqué contre le sol par le souffle des explosions.

Samedi 25 août. ━ J’ai rejoins la section au matin.

Nous apprenons que le capitaine Bonetti, Commandant le 2e Bataillon a été tué. C’était mon Capitaine au D.D.
Dans la nuit, l’escouade a reçu, venant de l’arrière, un nouveau. C’est un nommé Turgis, 41 ans. Il arrive de la Territoriale. Passé en Conseil de guerre pour indiscipline il a été condamné aux… tranchées. Nous sommes bien des bagnards.
Toute la journée nous creusons. On pioche toujours dans de la viande et des débris humains. Nous rejetons loin, dans les trous d’obus toutes ces chairs décomposées. Avec la chaleur l’odeur est insupportable.
Pendant la nuit, les brancardiers ont emporté les corps de nos camarades et des sapeurs du Génie.
L’artillerie a poursuivi son oeuvre de destruction et de mort. Deux nouveaux blessés à la section.
Vers le soir je saisis un instant de calme pour mettre à jour mon carnet de route.
━ Alors toi, t’es marrant, me dit Harquey. Tu veux écrire des livres sur ces trucs de boucherie ?
━ T’entraves queue d’al, pauvre couillon, lui répond Dekoninck, faut bien apprendre à la classe 37 ce qu’on a foutu.
━ C’est très bien, Désalbres, et je vous félicite.
Le lieutenant Barcelot est un homme cultivé. Il apprécie ceux qui essaient de penser, dans ces heures où l’animal est roi.
Notre artillerie n’a cessé d’écraser les lignes adverses et dans la nuit nous creusons pour rejoindre les éléments de tranchées occupés par les sections voisines.

Dimanche 26 août. ━ L’ennemi ne réagit plus.

Il a compris. Pour lui, la cote 304 est perdue. Il pleut à fines gouttes et notre tranchée aux bords évasés coule en boue liquide. Peu à peu nos vêtements s’imprègnent jusqu’à la peau et l’eau boueuse monte jusqu’aux chevilles.
Après le boche et les obus, après la fatigue et l’angoisse, après les totos voici la pluie et la boue.

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Ce soir corvée de soupe avec Turgis et Poteau. Le ravitaillement doit monter jusqu’à Esnes-en-Argonne.
Je charge les deux bouteillons et Turgis prend les bidons. Au P.C. de la Compagnie on nous indique vaguement la direction à prendre.
Arrivons très vite dans un ravin. Ce doit être le ravin de la mort. Pas de boyaux. La terre n’est que trous à la manière d’un dé à coudre ; trous de boue fluide. On avance grâce aux fusées. Quelques rafales de 77 font résonner le ravin.
Nous avons bien parcouru 2 km. et ne trouvons aucune trace de boyau, ni de village.
━ M... on est perdu, grogne Turgis.
━ Faut appuyer à gauche...
━ T’es pas cinglé, on va s’ foutre sur le mort Homme.
Derrière nous, à droite, à gauche, partout des fusées sillonnent le ciel. La pluie tombe toujours fine et avançons en louvoyant.
━ Houla ! ça schlingue, s’écrie Poteau... Attention aux machab !
Nous évitons un paquet de morts tordus, à demi enlisés.
J’ai remarqué devant nous la masse sombre d’une crête. Derrière, certainement nous trouverons Esnes-en-Argonne.
Enfin voici la route d’Esnes à Montzéville.
À un carrefour, un grouillement humain. C’est le ravitaillement.
━ Y a pas la 8e escouade ? Qu’est-ce qu’ils foutent ces mecs-là ?
━ Voilà ! Par ici la 8e !
━ Et démerdez-vous ! On n’attend plus que vous pour se barrer
Nous approchons de la boustifaille et on me remplit mes bouteillons de salade de haricots et de rata.
Turgis se charge du pain, du vin et de la gnole. Poteau prend le repas des officiers.
━ Hé ! Y’ a pas d’ rab ?
━ Y’ a pas d’ rab, tu peux te débiner, moi faut que j’ me barre avant le jour.
Retour toujours avec la pluie. Cette fois-ci nous suivons les autres corvées. Il s’agit maintenant de ne pas tomber et surtout d’éviter de s’enliser dans les trous liquides. Marche lente et pénible sur une piste glissante, qui serpente en mille lacets à travers les trous boueux. Les fusées éclairantes nous aveuglent, elles permettent d’éviter la chute dans les entonnoirs liquides qui prennent des reflets d’étain.
Cependant à mi-côte, mes semelles comme sur une pente savonnée fuient en arrière. J’évite de rouler dans une nappe fluide en plongeant mes bouteillons en avant et la vase est entrée dans les haricots.
L’ustensile pèse maintenant plusieurs kilos de plus. Tant pis ! Ils boufferont tout …
À 2 heures du matin, nous sommes à la section, les nerfs tendus, la tête vide.
━ Ben mince alors, ce qui vous en faut du temps, nous dit le caporal.
━ Tiens, bouffe ! T’as des fayots à la sauce cote 304 et par-dessus le marché ils sentent le machab.
Le vieux Turgis énervé et violent, plante ses bidons dans la boue et siffle froidement un coup de gnole avant distribution. Fou furieux Le Coniat bondit sur lui et lui arrache le bidon. Les deux hommes s’engueulent férocement.
Après avoir mangé goulûment des haricots vaseux, les hommes s’accroupissent dans l’eau, sous la pluie inhumaine, résignés ; ils attendent le jour, les paupières lourdes, sous les toiles de tente drapées sur leurs épaules.

Lundi 27 août. ━ Toute la nuit, la pluie est tombée fine et serrée, l’eau gluante est maintenant à mi-jambe et la terre fluide n’a cessé de dégouliner sur mon dos.

L’ennemi nous bombarde sans arrêt, chaque souffle nous jette crispés au sol et les statues d’argiles se redressent les yeux fixes et durs.
Depuis trois jours, pas une minute de sommeil ; les nerfs sont tendus par l’angoisse, la fatigue, et

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l’insomnie, et l’eau et la boue viennent ajouter à notre lamentable misère.
L’énervement nous gagne. Pour des riens, de violentes disputes éclatent entre les hommes. La bestialité primitive a refoulé l’homme du XXe siècle.
La nuit, je suis observateur aux fusées, dans notre tranchée.
Vers 10 heures, la première ligne lance une fusée rouge : barrage. Je la répète immédiatement. Ma fusée n’est pas encore éteinte que le ciel sur toute la ligne s’illumine de rouge et au même instant toute notre artillerie se déchaîne. L’horizon arrière se fige dans une immense ligne d’éclairs et en quelques secondes le secteur est de nouveau en folie. Le spectacle est indescriptible. Nulle imagination ne peut concevoir un pareil spectacle. Une lumière crue et permanente faite de milliers d’étincelles géantes, donne à ce paysage lunaire un aspect tragique, et cela sous un vacarme effroyable où se fondent toutes les explosions du bombardement.
Que se passe-t-il ?
Vers minuit le calme revient. Nous n’avons rien su. Un veilleur qui aura perdu son sang-froid.
À 2 heures du matin, ordre d’évacuer la position. La 2e Compagnie doit appuyer sur la droite, dans la direction du Mort Homme.
Silencieusement, les hommes chargent leur équipement glaiseux ; en file indienne nous glissons parallèlement au front.
Devant moi Le Coniat m’apostrophe
━ T’as pris les bidons de pinard qui étaient accrochés au parapet ?
━ Moi ! c’était pas à moi à les prendre.
━ Comment ? t’as laissé le pinard à la tranchée ?
━ Et toi ! tu pouvais pas le prendre ?
Turgis, vieux buveur, se joint à Le Coniat et Dandou aussi s’en mêle. Me voici pris à partie par les vieux de l’escouade.
━ T’as qu’à retourner les chercher
━ Tu peux toujours crever !
Et de désespoir Le Coniat s’écrie
━ Ah ! sale bleusaille, je te larderais de ma baïonnette si je ne me retenais pas.
━ Vous n’allez pas bientôt la fermer, bande de c.... s’écrie Vacher.
━ Y nous em... avec leur pinard, ajoute Dekoninck, vous avez de la flotte plein les trous, vous crèverez pas de soif.
La colonne est déjà loin du point de départ, aussi la gueule de Le Coniat ne vaut pas ma peau. Aux flancs d’une côte la Compagnie s’installe. Quelques abris permettent de nous sécher.

Mardi 28. ━ Nous sommes en réserve sur le flanc sud-est de la côte 304, derrière le 272e R. I.

Dans la matinée, la question du pinard travaille encore le crâne du breton. Dekoninck est maintenant pris à partie. L’eau des trous est imbuvable, elle sent le cadavre. Ni l’un ni l’autre ne reviendront à la tranchée chercher le pinard et cela est soutenu avec une telle vigueur que les autres n’insistent plus. L’escouade est devenue une bande de loups assoiffés.
Le soleil est finalement revenu. Mangeons du singe sans boire. Ça ne fait qu’augmenter notre irritation.
À l’abri de la vue de l’ennemi on peu tenter des sorties sur le flanc de la côte. Avec Wanlin je risque une promenade vers le sommet. Le terrain est effroyablement bouleversé. Des débris humains jonchent le sol. Beaucoup de cadavres récents. Quelques soldats du 272e R. I. achèvent de se décomposer. Voici un ancien abri ennemi. Je m’approche de l’entrée mais un spectacle répugnant m’en interdit l’accès. Devant la sape, un monceau de cadavres en pleine décomposition. L’un d’eux, cassé au niveau des reins, en équilibre sur une poutre, laisse couler de son ventre béant une matière noire d’où émerge des os déjà desséchés. Nous achevons l’ascension de la côte à travers un ossuaire. Arrivés au sommet nous découvrons le Mort-Homme qui profile sa masse écrasée. À l’horizon deux canons viennent d’aboyer et comme la vapeur d’un train qui s’annonce, deux sifflements rapides foncent sur nous. Deux shrapnells éclatent déchirant l’air. Nous détalons à toutes jambes vers notre tranchée. L’ennemi nous avait vu.

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Mercredi 29. ━ Le secteur est nettement plus calme, quelques obus dans la journée.

Le ravitaillement n’a pu monter la nuit dernière, coupé par le tir de barrage. Aussi la soif nous endolorit la gorge. Tous les trous sont déjà secs depuis ces deux jours de chaleur.
À chaque repas, Le Coniat grogne, ses moustaches noires pointant comme deux dards menaçants. Nous mangeons toujours de la conserve sans boire.
À 9 h. du soir la Compagnie se regroupe pour relever le 272e R.I. derrière le Mort-Homme.
Départ en colonnes par un, section après section, par la piste du ravin de La Hayette.
La relève s’exécute sous des harcèlements de fusants. À chaque rafale, la colonne s’immobilise, les dos se voûtent. Les éclatements déchirants l’arrosent de plomb. L’homme qui me précède pousse un cri, sort du rang, sautille sur une jambe et s’écroule. On accélère. Nous sommes sur une plaine où gisent les cadavres de ces derniers jours. Sous la lueur des fusées, leurs formes inertes et confuses se profilent en tous sens. On devine leur présence par l’odeur épouvantable qui alourdit l’air.
Nous approchons de la première ligne qu’on devine par les lueurs brèves qui rasent le sol. Les balles passent en piaulant et fuient vers l’arrière. Dans une petite carrière de sable, nous arrivons. C’est une petite excavation isolée dans une plaine profonde et sans trace de boyaux.
Il est 4 h. du matin et je prends la garde. Couché sur le talus, je surveille la direction de l’ennemi jusqu’au jour. Des 77 tombent çà et là, au petit bonheur.

Jeudi 30 août. ━ Il n’y a pas eu de ravitaillement, cette nuit, puisque nous étions relève montante.

Nous avons faim et surtout soif bien que partiellement désaltérés par des escouades moins infortunées que la nôtre.
Journée calme. L’ennemi nous fiche la paix. On déblaie la carrière : poutres et cadavres sont enlevés et rejetés sur la plaine. Le Coniat a passé plus d’une heure a déchausser un cadavre allemand ; il a réussi, grâce a une persévérance qui n’a d’égale que son estomac, a gagner des brodequins neufs qui emboîtaient des chairs décomposées.
Au soir le Lieutenant Barcelot me charge d’une mission. Il faut reconnaître le P. C. de la Compagnie et celui du Commandant ; la nécessité de la liaison l’exige. Il me donne une boussole et Poteau, son ordonnance, pour m’accompagner.
Pour m’orienter, le Mort Homme se profile à gauche lorsque je tourne le dos à l’ennemi. Je dois marcher vers le Nord-Ouest.
Nous quittons la carrière après que la lueur d’une fusée nous eût dévoilé la plaine.
Deux à trois cent mètre sont parcourus sans incident. À chaque fusée, nous sommes au sol. Nombreux cadavres. J’oblique à droite et avançons en louvoyant.
Un bruit... psst... psst... C’est à droite. Un léger appel. Nous avançons et deux ombres surgissent devant nous. C’est un poste de coureurs. Les deux hommes nous indiquent la direction à suivre et nous voici dans un boyau. Je prends contact avec le Capitaine Malgarny et file suivi Poteau jusqu’au Commandant. J’ai rempli ma mission. Reste le retour.
La nuit est toujours calme, ciel foncé mais étoilé. Nous nous guiderons avec la clarté des fusées. Le Mort Homme est maintenant sur notre main droite. Loin de nous éclairer, les fusées nous aveuglent à la manière de phares qui seraient face à nos yeux. Avec précaution, lentement et courbes, nous avançons. J’approche Poteau :
━ Poteau, si nous manquons la carrière, nous sommes foutus. Nous tombons chez les Boches.
━ Tas raison. Faut pas faire les couillons, ça serait la sale poisse.
L’ennemi nous a vu. Une gerbe de balles fait jaillir la terre devant nous. L’éclair intermittent de la mitrailleuse a percé la nuit, juste en face de nous. Avons-nous dépassé nos lignes ? Arrêtés, genoux à terre, angoissés nous discutons à voix basse. Poteau insiste pour appuyer à droite. Je tiens ferme pour la gauche. J’ai l’impression que nous nous sommes rapprochés du Mort Homme. En éveil, l’ennemi lance fusées sur fusées. Restons plaques au sol. Entre deux fusées nous bondissons dans le noir et dans la lueur d’une fusée montante, j’aperçois à ma gauche la dépression de la carrière. Nous respirons largement et d’un bond nous sommes chez nous.
Le Lieutenant me félicite,
Quelques instants après notre retour la section spéciale (section de discipline) nous apporte le ravitaillement. Joie sans borne. Nous n’avons presque rien bu depuis trois jours. Le Coulat a retrouvé sa belle humeur et la nuit s’achève par des travaux d’aménagement.

++++

Vendredi 31. ━ Journée très calme et chaude.

Le soleil embrase littéralement le fond sableux de notre carrière. On cherche l’ombre contre le talus sud. Vacher s’efforce de déblayer l’entrée d’un abri effondré. Je le seconde, histoire de se distraire et poussé par la curiosité.
Entrer le premier dans un abri abandonné, c’est l’espoir de pouvoir satisfaire les instincts pillards du soldat. On y trouve les menus objets laissés par l’occupant qui vont des jumelles de jusqu’au linge de corps. À la nuit, l’entrée n’était pas encore déblayée.
Vers 11 heures du soir une section du 51 vient nous relever.
Le Lieutenant Barcelot donne l’ordre de s’équiper.
À ma grande surprise je ne retrouve plus mon fusil. Je cherche dans l’obscurité, fouille la carrière. Pas trace de fusil. Ça. ne fait aucun doute, quelqu’un qui a perdu le sien me l’a pris. Le coup est classique et il ne me reste qu’à en faire autant, mais les copains serrant précieusement leurs armes et les gars du 51e R. I. qui voient le manège sont sur leurs gardes.
━ Vous n’avez pas trouvé votre arme ! s’écrie Barcelot. Et bien je vous laisse ici, et vous ne descendrez que lorsque vous en aurez une, et toute la section à la suite du Lieutenant escalade le talus et disparaît dans la plaine sombre.
Me voici seul de mon régiment avec les nouveaux venus. Je n’ai aucun espoir de trouver ici un fusil et je ne suis pas du tout disposé à faire du rabiot en ligne. Je trouverai une arme sur la plaine, près d’un mort.
Connaissant le chemin, j’accélère l’allure par bonds, entre chaque fusée. Cela me permet de tâter les morts dans l’espoir de trouver une arme. Ce ne sont que cadavres allemands. Le Lieutenant n’admettrait pas un Mauser entre mes mains, et cependant j’ai rejoint une tranchée sans avoir rencontré un Lebel. Il me faut un fusil... Derrière une file de soldats j’emboîte le pas, c’est la 1re Compagnie qui descend. Très à l’œil je surveille les gars du 51e R. I. qui montent en ligne à contre courant. Profitant d’un embouteillage du boyau, je saisis avec force un fusil qu’un soldat reposait crosse à terre et je file jetant le désordre dans les rangs. Je grimpe rapidement sur le parapet et forçant l’allure je finis par rattraper la 2e Compagnie avant la route d’ Esnes-en-Argonne.
Je redescend avec mon arme. Ici l’ennemi arrose la piste avec du shrapnell, des blessés étendus jettent des appels. Le Lieutenant que je rejoins me demande si j’ai mon fusil :
━ Le voici, mon Lieutenant.
━ Très bien ! Vous aurez la Croix de guerre.
━ Je ne vois à cela aucun motif de citation. Je pense que le Lieutenant veut plaisanter.
À la route d’ Esnes-en-Argonne la section se regroupe. Vacher et Dersigny cherchent à reconnaître leurs hommes. Péniblement, la cote 309 est gravie, par file de sections aboutées.
En queue de file une voix geignarde s’élève :
━ Attendez-moi ! attendez-moi les gars !
C’est Lafuste qui gémit. Accroupi au sol, il est pris par de violentes coliques.
En ricanant une voix lui crie :
━ T’as pas besoin de quelqu’un pour te torcher le c... ?
Le pauvre Lafuste abandonné à sa piteuse position, jette des appels pitoyables sous les rires nerveux des hommes qui poursuivent leur avance.
Au sommet de la côte, de solides abris nous attendent, mais les tranchées sont encore pleines d’eau.
Pour la première fois depuis 8 jours nous nous étendons sur des couchettes de fer, pour enfin dormir...

Samedi 1er septembre. ━ C’est à ne pas y croire, on nous laisse encore dormir.

Il me semble que jamais je ne rattraperai le sommeil perdu pendant ces derniers 8 jours.
Pas de corvées, par contre l’après-midi on astique les armes, les effets. On fait sécher capote, molletières, souliers recouverts de croûtes et de blocs de boue.
Nous sommes tous pris par de violentes coliques. Lafuste était l’avant-garde des accroupis sur le parapet, c’est un chapelet d’hommes qui se soulagent. On est à 2.500 m. de l’enfer, on ne risque rien.

++++

Dimanche 2 septembre. ━ Le soleil est revenu et ses rayons bienfaisants nous permettent de sécher nos vêtements boueux.

La cote 309 est un point qui domine une large étendue de terrain. D’ici on découvre le secteur qui s’étend du bois d’ Avocourt au Bois des Corbeaux. Ces bois n’existent plus. Entre ces deux points extrêmes, la cote 304 avec sa crête arrondie va se fondre sur le plateau de Pommerieu en direction d’ Avocourt. Plus à droite, les deux bosses sèches du Mort Homme. La vue est belle et embrasse le champ de bataille de la rive gauche.
L’escouade occupe un abri profond où l’eau suinte par toutes les parois. Des couchettes en treillis de fil de fer permettent des sommeils confortables.
Le temps passe en palabres et surtout en disputes. La fatigue, l’insomnie, les coliques nous ont rendus irritables et férocement égoïstes.
Dandou, notre caporal, incapable de s’imposer est devenu la tête de turc de l’escouade. Le plus acharné c’est Turgis, le vieux. Ce dernier se défend avec fougue d’une grave accusation.
Pendant que ses camarades dorment, il chauffe chaque matin le jus de l’escouade, et chaque matin il s’acquitte avec zèle de cette besogne ; mais voilà... il manque toujours la part du dernier. Cela ne peut durer car le quart de jus du matin est terriblement apprécié.
━ Salaud ! tu es volontaire pour le jus, mais c’est pour le siffler ! lui lance Joutel.
━ T’as qu’à le faire chauffer toi-même le jus et tu verras si c’est pas la corvée de soupe qui le sirote. Je ne suis pas dégueulasse à ce point.
━ Ecoutez ! Y’ en a marre ! s’écrie Dandou, ça ne peut plus durer, vous ferez le partage à l’arrivée de la corvée de soupe.
━ Ta gueule ! lui répond Dekoninck ; t’as qu’à nous exempter de garde et de corvées de nuit pour être présent à l’arrivée de la soupe. Et comme Le Coniat n’avait encore rien dit, celui-ci enchaîne avec véhémence :
━ N’y a pas que le jus qui manque, y manque même des sardines dans les boites.
Si le nombre des sardines n’est pas divisible par six, c’est chaque fois un drame pour le partage.
Turgis est constamment sur la sellette, c’est une tête encore plus dure que celle du breton Le Coniat.

Lundi 3 septembre. ━ Le bataillon est alerté.

On craint une attaque ennemie. Nous recevons du 105 par rafales périodiques.
Les repas sont toujours très animés et Vacher a dû y mettre bon ordre en intervenant énergiquement.

Mardi 4 septembre. ━ Journée très chaude.

On aspire à la relève, à revoir de la verdure, des maisons, des champs fleuris, des civils.
Dans la nuit, l’ennemi arrose d’obus à gaz le ravin d’Esnes-en-Argonne, l’air nocif monte jusqu’à nous. Après avoir bien pleuré et éternué nous mettons les masques.

Mercredi 5 septembre. ━ Violent tir d’artillerie et violente dispute entre Turgis et Le Coniat au sujet d’un morceau de viande élastique.

Suis de corvée de soupe. Ravitaillement à Esnes-en-Argonne. Pas d’incident.

Vendredi 7 septembre. ━ Combat aérien.

Un taube est mis en fuite par un des nôtres.
Violent tir de barrage sur la rive droite, par contagion la rive gauche s’enflamme. À 11 h. du soir le 272e R. I. vient nous remplacer.
Départ par escouades. Esnes-en-Argonne est traversé avec le masque sur la figure. Sur la route de Montzéville des ambulances américaines passent à vive allure, à travers trous d’obus et obstacles variés. Ces voitures sont d’une solidité extraordinaire.
Nous avons accéléré le pas jusqu’à Montzéville afin de sortir de la vue de l’ennemi avant le lever du jour.
Les premières lueurs barrent l’horizon vers l’Est. En compagnie de Thévenin je fais une pause sur le bord de la route. À deux nous cassons une croûte. Une boîte de singe y passe, mais rien à boire. Mon estomac est devenu dur comme une pierre.

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À Dombasle-en-Argonne, nous rattrapons l’escouade et la marche vers Jubécourt se poursuit silencieusement. Les hommes avancent cahin-caha sur des jambes molles. Le spectacle que nous offrons est pitoyable. S’agit-il d’une armée moderne ou de bandes de mercenaires au retour d’une expédition lointaine ?
Les capotes boueuses sont informes et incolores. Les visages souillés de boue sèche et de sueur semblent rongés par une lèpre visqueuse. Les poils de la barbe en pointes de hérisson, percent curieusement la couche de crasse et de terre qui masquent le visage. Sous les casques ternes et bosselés les cheveux plumeux retiennent des crottes de terre cuite. Les orbites laissent passer des regards de fièvre.
Dandou ressemble à ces guignols comiques qui dodelinent la tête à chaque mouvement du corps. À chaque pas, sa tête oscille, comme une boule folle entre ses deux épaules.
Féroce, Dekoninck ne peut s’empêcher de railler :
━ Zyeute le cabot ! il a sa boule qui s’dévisse.
Le Coniat au visage impassible ricane derrière le pauvre diable. Ce rude breton bâti comme un roc avance d’un pas puissant et régulier.
Quant à moi, je tire sur le sac que nous avons retrouvé à Béthelainville, le cou tendu, comme une bête d’attelage.
J’arrive à Jubécourt sur des jambes fléchissantes et je m’effondre dans une baraque, terrassé par la fatigue et le sommeil.

Samedi 8 septembre. ━ Je n’ai pas vu le jour revenir.

J’ai dormi jusqu’au soir. Près de moi, des hommes jouent aux cartes en buvant du vin.

Dimanche 9. ━ Nettoyage des armes et des effets.

Au rapport, après l’appel des vivants et des morts, on annonce les citations. Je suis sur la liste.
Le soir j’arrose la croix de guerre avec toute l’escouade. Le pinard arrive à pleins seaux. Le Coniat a sa cuite habituelle, un peu plus forte cette fois-ci. Dekoninck y va de son répertoire, chansons sentimentales et guerrières. Les toutes dernières. Soirée très gaie.

Mardi 11 septembre. ━ Il fait à peine jour et la baraque est en émoi.

Vitus « le poisse » Vitus tempête comme un charretier.
━ Alors m... ! y veulent nous faire crever ! On va faire les c... longtemps comme ça ? Non... mais des fois ! On va remonter en ligne ?
━ N’allez pas là-bas ! N’allez pas là-bas ! hurle un énergumène du fond de la baraque.
━ Huuuu... tue-le ! tu-le... le... ! répond un troisième.
━ T’as gueule ! laisse-nous pioncer ! s’il est louf le Vitus y n’a qu’à se faire soigner les méninges.
Et Vitus reprend dans le chahut :
━ Ah ! vous en avez plein le tiroir vous autres. Vous remonterez chez les fritz si vous voulez, moi j’en ai marre. J’ me fais porter raide et j’ me calte à l’housteau. J’ai des hémorroïdes.
━ Ah ! Ah ! des hémorroïdes, s’esclaffe un autre, t’en a de bonnes. Une balle dans la rondelle t’en guérira des hémorroïdes.
Magadoux, l’ordonnance du capitaine, nous confirme que nous remonterons en ligne.

Mercredi 12. ━ Dans la nuit des aéros nous ont lancé des bombes.

Journée de repos.

Jeudi 13. ━ Le 2ème bataillon nous rejoint, il a dû abandonner son cantonnement de Brocourt-en-Argonne trop bombardé.

Même pas tranquille au repos.

Vendredi 14. ━ Sous une forte pluie le bataillon part pour les lignes.

À travers pistes et chemins défoncés, dans la boue et la nuit noire, nous atteignons le camp C déjà fatigués. On a évité Dombasle où tombe du 420.

Samedi 15. ━ Journée passée dans les cagnas du camp.

Ce soir nous relèverons le 87e R. I. entre cote 304 et Avocourt.
Relève pénible dans les boyaux pleins d’eau. En certains endroits la boue liquide atteint le ventre. Pas d’obus, mais pluie fine et froide.
Dans ces fossés fangeux et glacés les jambes tendent tous leurs muscles pour se libérer de l’étau de boue.
Nous atteignons une tranchée de seconde ligne dans un état pitoyable et fourbus. Pas un pouce de peau qui ne soit imbibée et un abri trop petit pour recueillir toute la section. Pas même une pierre pour s’asseoir. Nous nous accroupissons dans l’eau glacée, les chairs molles et froides, pendant que le ciel lourd déverse ses cataractes durant toute la nuit. Je demeure dans cette position jusqu’au jour, grelottant, la tête penchée et ruisselante, les mains engagées dans les manches de la capote.

++++

Dimanche 16 septembre. ━ Le secteur est redevenu calme et le ciel, qui a eu pitié de nous, nous verse une douce chaleur.

Journée ensoleillée.
Nous occupons la tranchée des Aunes, en seconde ligne. Devant nous à 7 km., la formidable positions de Montfaucon-d’Argonne offre à l’ennemi un poste d’observation qui domine toutes nos lignes. À notre gauche, le bois d’Avocourt, et à notre droite, un peu en retrait, la cote 304.
Dans la nuit la section est de corvée de grenades. Nous devons porter en premières lignes des caisses de 50 kg. Aidé par Wanlin, je traîne une caisse sur une centaine de mètres. On doit y aller prudemment pour éviter un enlisement dans les trous débordants d’eau.
Sur une glissade ces gros entonnoirs peuvent tout engloutir, hommes et caisse. Retour rapide. Soupe à l’arrivée.

Lundi 17. ━ Au lever du jour les sergents nous mettent à la réfection de la tranchée.

Nombreux Tauben dans les airs. Dans la nuit, nouvelle corvée de grenades pour la première ligne. Je fais encore équipe avec Wanlin. Au retour notre guide s’égare ; nous errons par groupes sans retrouver notre tranchée. L’incertitude du guide nous inquiète sérieusement. Nous nous sommes à n’en pas douter égarés. Flottement, désarroi, pagaille. Les 40 hommes de la corvée se dispersent, les uns à droite, les autres à gauche. Certains retournent en arrière. Il doit exister une solution de continuité dans les lignes. Au moindre bruit nous risquons d’alerter les deux lignes et nous faire massacrer. Près de moi, un petit groupe tombe sur du barbelé. Au grincement du fer une voix française jette l’alerte.
━ Halte-là ! Qui est là ?
De l’ombre 40 voix étouffées s’écrient :
━ Ne tirez pas ! Ne tirez pas !
Nous sommes tombés sur la première ligne du 120e R. I. au secteur d’Avocourt.
Depuis un moment une mitrailleuse braquée sur nous suivait nos allées et venues dans l’interligne. Le sang-froid d’un officier a évité de justesse le massacre de la section.
À 1 heure du matin, nous étions de retour au complet.

Mardi 18. ━ Temps superbe.

Interdiction de rester dans la tranchée pour éviter notre repérage par les aéros ennemis. Il fait si beau que je trouve navrante cette décision.
━ C’est vraiment malheureux de ne pouvoir profiter de cette belle journée.
Le lieutenant m’a entendu, il me lance du fond de la sape :
━ C’est vraiment malheureux qu’il y ait une guerre en ce XXe siècle.
La nuit, corvée devant la première ligne. Ordre de creuser une nouvelle tranchée. Départ en colonne par un avec pelles et pioches. Je fais équipe avec Dekoninck ; je prends la pioche, lui, la pelle. Nous sommes à 200 mètres des boches et devant nous, un réseau de patrouilles nous couvre. Le travail est à la tâche, chaque équipe a 2 mètres de tranchée à creuser.
L’ennemi a deviné notre présence. Des rafales de 77 arrosent au petit bonheur le ravin où nous travaillons. Les obus tombent sur notre droite, mais suffisent pour stimuler notre ardeur au travail.
À 2 heures du matin, la tranchée est terminée. Retour et soupe.

Mercredi 19. ━ Beau temps.

Activité de l’aviation. Travaux nocturnes au boyau. Ces travaux de nuit seraient monotones si nous n’avions la possibilité de fumer la pipe grâce à une astuce. On place sur le fourneau un capot de grenade, on évite ainsi toutes lueurs.

++++

Jeudi 20. ━ Bombardement des deux côtés.

Suis de corvée de soupe. Nuit très noire.
En file serrée, la corvée se dirige par une piste vers le carrefour de la route d’Esnes-en-Argonne à Montfaucon-d’Argonne et du boyau de la Cannebière. Turgis est avec moi, je porte la salade de pommes de terre et les boules de pain. Retour sans incident ; quelques rafales de mitrailleuses et de 77 sur les pistes.
Nous ramenons bien entendu les tuyaux du jour, les tuyaux des cuisines, Rien d’important à signaler.

Vendredi 21 septembre. ━ À la nuit, notre Compagnie reçoit l’ordre de relever la 1re Compagnie en première ligne.

Opération simple ; 150 mètres à parcourir.
À l’arrivée, je prends la garde avec Wanlin à un petit poste, simple trou placé à 50 mètres devant la tranchée. Nous sommes sur le versant sud du ravin des Aunes et l’ennemi sur le versant opposé à 200 mètres. En bas un petit ruisseau coule en murmure étrange. On ne peut concevoir une eau vive en ces lieux de mort.
Nuit claire, silencieuse. Le ciel étincelant est notre panorama nocturne. On entend travailler en face, chez ce peuple de terrassiers. Retour au petit jour.

Samedi 22. ━ La section occupe un immense abri à trois sorties.

C’est un ancien poste de secours allemand, profond de 12 mètres et capable de résister à du 210. Malheureusement les sorties font face à l’ennemi. L’intérieur cimenté est formé de multiples couloirs desservant des chambres à couchettes. Dans la salle d’opération du matériel de chirurgie et des médicaments gisent dans tous les coins. Nos prédécesseurs n’ont pas tout pillé. Nous ramassons évidemment notre part et à côté de moi l’aide major se bourre les poches de médicaments avec l’espoir de les vendre à son potard à sa prochaine permission.
J’empoche 3 boîtes d’ampoules de morphine, histoire de faire comme les autres.
Dans un coin de l’abri, une source d’eau potable a été aménagée et une pompe à bras permet d’évacuer le trop plein du puisard.
Dehors la tranchée est très évasée, mais profonde. On ne peut y rester le jour, car du versant opposé les guetteurs allemands peuvent nous voir.
Sur notre droite on distingue le ruisseau des Forges qui descend de Montfaucon. Au carrefour des deux ravins, une poussière de maisons : les villages de Malancourt et Haucourt.
Au petit jour je suis de garde à l’entrée de la sape et j’entends nettement les Allemands parler et creuser. Il semble que le brouillard qui inonde le ravin amplifie les voix.
Ici, notre position est précaire, notre gauche est complètement en l’air, la tranchée ne se poursuivant pas. La seconde ligne devient première ligne entre notre position et les défenses d’Avocourt. Aussi devons-nous nous couvrir par 3 petits postes ; devant nous, sur notre gauche et derrière nous.
Devant nous c’est le PP 1, à gauche c’est le PP 2, et derrière le PP 3.
À la nuit, Vacher me désigne avec Boquet, Bréhan et Dekoninck pour une patrouille.
À 9 heures du soir, les 5 hommes sont dans la tranchée, prêts au départ. Tenue : veste, revolver au poing et 2 grenades.
Un ordre arrive du capitaine : interdiction de sortir ce soir. On craint un coup de main de l’ennemi.
Vers 10 heures, l’ennemi déclenche sur notre tranchée un violent tir d’artillerie, mais notre droite est nettement plus marmitée.
Barcelot fait sortir toute la section ; hâtivement les hommes s’égrènent dans la tranchée, grenades en mains. Par rafales serrées, des 88 foncent sur nous, émiettent les parapets ; à n’en pas douter l’ennemi cherche les entrées de l’abri.
Barcelot hurle :
━ Demandez le barrage !
Je lance deux, puis trois fusées rouges. Lentement, comme à regret, les 75 jettent leurs cris rauques, et peu à peu notre artillerie s’anime, comme au réveil d’un lourd sommeil. En quelques instants le secteur est déchaîné.

++++

Si le coup de main est pour nous, l’ennemi sera bien reçu. Pour le moment la section n’a pas écopé et bien que les 88 s’acharnent sur notre position, les hommes gardent bien leur sang-froid. Quel gaspillage d’obus faut-il pour obtenir un seul coup au but ! Un seul de ces projectiles qui s’égrènent autour de nous suffirait pour anéantir notre groupe.
Enfin rien de grave n’est survenu et tout est rentré dans le calme. L’ennemi n’est pas venu.
La même comédie se renouvelle au matin, ce qui maintient en alerte toute la section. Le ciel étoilé s’éclaire en blanchissant et le silence reprend possession du secteur.

Dimanche 23. ━ J’ai pu dormir dans ma couchette jusqu’à 2 heures de l’après-midi.

J’espérais poursuivre ce repos, mais à la suite d’une discussion violente Vacher me fixe un travail dans la tranchée sitôt la nuit venu. Me voici donc occupé à déblayer le boyau ébréché par le bombardement d’hier. Avec pioche et pelle j’assure mon travail consciencieusement lorsqu’une foudroyante rafale de 88 s’émiette autour de moi. Dans le noir, des flammes rouges. J’ai lâché ma pelle et plonge dans l’entrée d’une sape voisine. Celle-ci est à demi comblée et entraînée par une coulée de terre, je glisse jusqu’au fond du gouffre. Suis-je enterré vivant ? Là-haut un petit orifice laisse filtrer une faible clarté. À tâtons, au milieu d’éboulis, je découvre l’entrée d’un couloir. J’arrive ainsi dans une petite salle éclairée par une bougie où le sergent Dersigny joue à la manille avec 3 poilus. C’est l’abri de la section voisine. À minuit je rejoins ma section. Dans la tranchée, une mitrailleuse a été détruite par un 88.
De minuit à 6 heures du matin, je prends la garde au PP 3 avec un camarade. Nuit belle et froide. Je me distrais à compter les étoiles. Retour à l’abri au petit jour. L’ennemi cherche visiblement à atteindre l’entrée de notre abri. Si un 88 y pénètre, quel grabuge !

Lundi 24. ━ Toute la journée l’ennemi bombarde la position Lorraine sur notre droite, par gros calibres.

Ici c’est toujours du 88. Obus redoutables, ils arrivent sur nous avant la détonation du départ, véritables météores rageurs comme le 75.
À 7 h. 1/2, garde au PP 2 jusqu’à minuit. Nuit froide et claire. Premières gelées d’automne. Le ciel scintillant arrose l’ombre de la nuit d’une lueur bleutée. Je porte toute mon attention sur le fond du ravin. L’oeil ne peut rien discerner mais le moindre bruit déclenche les réflexes du veilleur. Mon compagnon le vieux Turgis n’est d’aucun secours, il est recroquevillé au fond du trou et s’efforce de mettre sa tête à, l’abri des éclats d’obus qui forent le sol autour de nous. L’ennemi tape toujours sur Lorraine, l’air vibre et siffle.
À minuit nous sommes relevés par deux camarades et à ce même moment le marmitage s’étend sur notre position. Toute la section est dehors en alerte. Barcelot nous égrène sur un front de 30 mètres.
Je lance une fusée rouge, puis une seconde ; le barrage se déclenche encore avec retard, nos artilleurs doivent dormir. Par paquets, des 77, 88, 105 foncent sur notre tranchée. La terre tremble et gémit, l’air vibre avec fracas, les oreilles choquées par les explosions successives baignent dans un océan sonore. Lueurs rouges, fumées âcres, pluie de fer et de moellons. Affolés, les petits postes rentrent précipitamment. Barcelot bondit sur le parapet et revolver au poing les renvoie à leur trou.
Sur notre droite, des grenades crépitent, les mitrailleuses rentrent dans le concert. À n’en pas douter on se bat du côté de Lorraine. Courbés sur le parapet, anxieux, grenades en mains, nous attendons l’ennemi qui ne vient pas, puis c’est le grand silence de la nuit. Du ravin, vers Haucourt un appel prolongé et lugubre s’élève :
━ Brancardiers français ! Brancardiers français !
Au matin, nous apprenons que l’ennemi a fait un coup de main sur notre droite et a ramené 12 des nôtres.
Mardi 25 septembre. ━ Journée ensoleillée.
Repos dans l’abri. On joue aux cartes à la lueur des bougies. Un maladroit a laissé rouler une caisse de grenade dans l’escalier. Panique.
Nous nous jetons à terre, les mains sur les yeux. Par miracle aucune n’a explosé.

++++

Le soir nous retrouve dans la tranchée avec nos pelles et pioches. Une mitrailleuse d’en face nous arrose de balles, la pièce fait un tir d’éventail sur notre parapet. Barcelot empoigne un F. M. et répond. Après quelques coups, l’arme ne veut plus rien savoir, le chargeur à demi-lune est encrassé comme à l’habitude. Dépité, Barcelot engueule vertement son propriétaire.
Ces incidents de tir sont fréquents, avec cette arme. Ce n’est pas la mécanique de la Hotchkiss. Cette dernière, moins rapide que la Saint-Etienne, est une merveille de simplicité et de solidité. Elle fonctionne bien qu’ encrassée par de la boue.
On a retiré la demi-section de mitrailleuse qui était sur notre droite, elle doit s’installer en seconde ligne. Le commandement estime que la première ligne ne doit pas être défendue par des armes à cadence rapide.
Cette nuit, garde au PP 3. L’ennemi arrose nos arrières d’obus à gaz, les projectiles passent en sifflant et s’écrasent comme des pots de fleurs. Vraisemblablement l’ennemi croit à la relève, indication fausse donnée peut-être par un des 12 prisonniers.
Les hommes des corvées de soupe arrivent harassés, le masque en permanence sur la figure.

Mercredi 26 septembre. ━ journée ensoleillée.

Les 88 ne nous quittent plus. Notre position en flèche intrigue l’ennemi.
Garde à l’entrée de l’abri jusqu’à minuit. Ensuite je suis de corvée de soupe. Les cuisines nous rejoignent au carrefour de la route d’Esnes-en-Argonne et du boyau Cannebière. Rafales sur les pistes.
Je rentre fourbu pour reprendre jusqu’au jour, la pelle et la pioche.

Jeudi 27. ━ L’activité de la section s’exerce la nuit.

Une patrouille boche nous appelle du ravin :
━ Kamarades Vrançais ! Kamarades Vrançais
Silencieux, nous attendons grenades en mains. De nouveau le patrouilleur lance
━ Vrançais, pas répondre ? Oh là là !
Sur l’ordre de Vacher je lance une grenade V. B. dans la direction de l’appel.
Du tromblon incliné la grenade s’échappe et fuse, elle éclate vers le fond du ravin avec fracas. Pour toute réponse, un rire ironique monte jusqu’à nous.
On annonce la relève pour cette nuit. De garde au PP 1, je suis relevé avec mon camarade par deux soldats du 87e R. I. Il est minuit.
━ Au revoir, les gars, et bonne chance !
Avec Thépaut, mon camarade de garde, je rejoins l’abri, déjà occupé par nos remplaçants. On charge sacs et musettes et filons vers l’arrière par les pistes qui sillonnent le plateau.
La nuit est si claire que les veilleurs ennemis ont jeté l’alerte. Encadrés par des faisceaux de balles, relevons deux blessés aux jambes que nous laissons au P. C. du commandant.
Nous avons rattrapé la section au P. C. de la Brigade et à 3 heures nous sommes au camp de Béthelainville.

Vendredi 28. ━ On s’est installé dans les abris du camp déjà bien connus.

Nettoyage des effets et des armes. Les F. M. sont entièrement démontés et huilés. J’ai l’avantage de posséder un fusil lance-grenades. C’est moins lourd et c’est plus facile à nettoyer.
Tous les soirs, éclairée par une bougie, la section écoute les chanteurs bénévoles. Deckoninck, le Parisien, nous pousse une série de chansons sentimentales et guerrières, les toutes dernières :
━ Le Chant de la Marne,
━ La relève,
━ Tu reverras Paname, etc.
Chaque fois notre chanteur obtient un franc succès et le pinard aidant les soirées sont très gaies.
Par ordre du lieutenant on a dispersé la 5e escouade, la nôtre. Mesure de discipline, contre le désordre qui ne cesse d’y régner.
Je passe à la 7e escouade, sous les ordres du caporal Puysalinet. C’est un solide gaillard, originaire de l’Auvergne et soldat de l’active. Il est très aimé de ses hommes.
Voici mes nouveaux camarades : Bocquet, Harquey, Thépaut, Drouin, Cazemayou et Peynaut. Le plus ancien est le Périgourdin Cazemayou, il a 28 ans.
Nous sommes restés au camp jusqu’au 10 octobre. De temps en temps, quelques obus de 105 tombaient au petit bonheur.
Le jour on flânait dans les bois et la nuit on chassait les rats.

++++

Mercredi 10 octobre. ━ Tenue de tranchées.

On relèvera le 87e R.I. au soir. Départ à 6 heures pour le même secteur.
Il pluviote et dans le silence coupé de grognements les sections s’égrènent dans le boyau plein d’eau. La boue froide monte parfois jusqu’au bas ventre et cela produit une pénible sensation. On tire, on arrache chaque pied de cette colle noire qui nous aspire.
À 11 heures, nous arrivons à la tranchée du ravin des Aunes. La boue fluide et piquante a pénétré dans mon pantalon et les molletières sont réduites à l’état de papier buvard. Dès l’arrivée je prends la garde jusqu’à minuit. Mes membres inférieurs sont sans vie et ankylosés par le froid.
Rentré au gourbi, je me déchausse et frotte énergiquement la plante du pied droit avec de l’alcool de menthe, l’épiderme était insensible. Début de pied gelé.

Jeudi 11 octobre. ━ On évacue plusieurs hommes pour pieds gelés.

J’ai évité de justesse la perte du pied droit, une heure de plus de garde suffisait.
Le froid s’annonce par du brouillard pénétrant. Au matin, il submerge de sa nappe cotonneuse le ravin des Aunes et se dissipe vers onze heures.
Les gardes aux P. P. sont pénibles et longues.
Le ciel est couvert et nous ne pouvons plus nous distraire à compter les étoiles.
Cette nuit, une patrouille ennemie a surpris un poste de la 3e Compagnie. Deux des nôtres ont été blessés par des pétards à manche. Elle a été finalement repoussée par deux hommes du poste voisin.

Vendredi 12 octobre. ━ Il pleut.

Journée glaciale. On évacue pour pieds gelés.
Je suis chargé avec Wanlin de surveiller les lignes adverses. Barcelot nous cède ses jumelles. Ce travail est passionnant. Nous consignons sur une feuille ce que nous observons.

Samedi 13. ━ Observation.

Je note le passage d’un officier allemand dans la tranchée qui serpente sur la crête d’en face. Wanlin le tire et le manque.
Ces jumelles nous permettent de connaître dans ses détails le secteur ennemi. Le boyau du Piré qui dessert toute la première ligne boche est dans l’axe de notre vue. Tous les passages sont relevés et consignés.
À la nuit, je me rends à la section voisine faire une partie de manille avec Vacher et Dersigny. Subitement des grenades explosent là-haut à l’entrée de notre abri. D’un bond nous sommes sur nos armes et hors de la sape. Dans la tranchée des ombres filent vers la gauche.
━ Qu’y a-t-il ?
━ Les boches ! les boches !
━ Où les boches ? tas d’enflés !
Barcelot, revolver au poing, apostrophe un homme debout sur le parapet. Il hurle
━ Qu’est-ce que vous foutez ici ? Retournez immédiatement à votre poste !
━ Mon lieutenant, voilà... qu’on vous explique... les boches sont venue, on leur a jeté des grenades et ils sont partis.
━ Comment, et c’est pour cela que vous foutez le camp ? Retournez à votre poste... En avez-vous amoché ?
━ Aucun, mon lieutenant.
━ Ah ! bande de c... ! Vous les aviez à quelques mètres et n’avoir pas su en descendre un. Faut-il que vous ayez eu une trouille ! …
Les deux hommes sont repartis dans le noir.
La patrouille ennemie a eu une veine qui n’égale que son audace.
Dix à quinze hommes sont passés devant trois de nos postes, marchant d’un pas alerte comme des promeneurs sur un boulevard. Les nôtres médusés par une telle assurance ont cru avoir à faire à une patrouille française. Arrivée devant le PP 2, la patrouille s’est arrêtée, un homme s’est détaché, s’avançant vers nos deux guetteurs tapis et anxieux. Hésitant, l’homme a tâté les fils de fer, le petit poste a jeté l’alarme :
━ Qui est là ?
Surpris, les boches se sont débandés dans le ravin sous les explosions de grenades.
Pendant toute la nuit notre lieutenant n’a cessé de maugréer de colère et de dépit.

++++

Dimanche 14. ━ Beau temps mais froid.

Le brouillard s’attarde dans le ravin jusqu’à midi. Bombardement sur la droite. Un cri dans la nuit suivi d’un coup de feu.

Lundi 15 octobre. ━ Notre droite est toujours fortement bombardée.

On apprend que l’ennemi a encore fait irruption chez le 2e bataillon. Le barrage s’est déclenché trop tard et quarante des nôtres ont été ramassés dans une seule sape. Il y a parmi eux 2 officiers et 2 aspirants.
Vers minuit, corvée de soupe. Aucun incident.

Mardi 16. ━ Journée calme.

Le soleil est revenu et réchauffe le sol humide. Je suis toujours en service d’observation et j’évite ainsi les corvées de nuit. Je relève sur la crête d’en face de nombreux travaux.

Mercredi 17. ━ Profitant du brouillard qui le masque, l’ennemi travaille hors de sa tranchée.

Dès que le brouillard se dissipe, on distingue les hommes de corvée qui rejoignent précipitamment leur ligne. Ce brouillard est vraiment redoutable, il coule parfois du ravin avec une rapidité surprenante.
La nuit garde au PP 3. Il fait très froid et il est interdit de tousser.

Jeudi 18. ━ Pluie fine, le brouillard ruisselle.

Calme absolu. Dans la nuit, une rafale de 75 rase notre position et s’écrase dans le fond du ravin. Notre artillerie cherche à détruire un petit poste ennemi près du ruisseau.
À propos de ce ruisseau, nous sommes très intrigués par un phénomène surprenant. Du PP 1 l’oreille distingue nettement le bruit d’une petite cascade dont le murmure monotone domine le lourd silence des nuits de veille. Cependant, par moments, le bruit s’arrête comme si le ruisseau cessait de couler. J’ai signalé le phénomène au lieutenant qui soupçonne l’existence d’un dispositif de barrage actionné d’un petit poste ennemi. L’arrêt de la cascade replonge le ravin dans un grand silence.
Le commandement a voulu en avoir le cœur net. Une patrouille conduite par le lieutenant Petit est sortie la nuit dernière et le phénomène a bien été confirmé.
On pense que la vanne est placée près d’un ponceau qu’on aperçoit d’ici avec des jumelles.
L’affaire prend de l’importance ; un officier d’artillerie est arrivé cet après-midi et par un fil spécialement déroulé s’est mis en communication avec sa batterie. Jumelles en mains il repère le ponceau, donne la hausse et commande le départ. Un coup double fait vibrer l’air et comme un météore l’obus frôle notre crête et va exploser près du pont.
━ Trop long de 2 mètres
Le tir est rectifié, feu !
Cette fois-ci le coup est trop court. Enfin au 3e, le ponceau vole en éclats.
Les hommes de la section ont suivi avec passion cet exercice de tir et en face on aura jugé de la qualité de notre artillerie et des cadres.

Vendredi 19. ━ Hé Désalbres ! Viens avec nous ! On va fouiller les abris boches abandonnés.

Il y a du brouillard dans le ravin, on n’y voit pas à 2 mètres.
Je suis réveillé sur ma couchette par Cazemayou et bien qu’un peu las, je suis disposé à tenter cette expédition. Gallais est de la partie.
Dehors une brume épaisse voile toute la vue. Il est 8 heures du matin. Il y a de gros abris inoccupés dans le fond du ravin vers Avocourt. Que risque-t-on ? Les patrouilles et les petits postes sont tous, rentrés. Cependant nous signalons notre sortie à l’homme de garde. Nous avons chacun 3 grenades OF. Après quelques 200 mètres, trois masses de terre se dressent devant nous. Avec précaution, nous nous en approchons. Il y a trois entrées que nous inspectons bien.
━ Allez-y, dis-je. Je monte la garde !
Par prudence, je ramasse quelques grenades à œuf que les boches ont abandonnées devant la sape.
Mes deux camarades sont au fond, au pillage ; j’attends, sondant la masse cotonneuse qui m’entoure. À quelques mètres des cadavres achèvent de se décomposer.
Mais ai-je une vision ? Voici que le terrain se découvre presque subitement. Comme un torrent, le brouillard dévale et roule vers le fond du ravin. La crête ennemie va apparaître.
Je hurle dans l’escalier de la sape :
━ Remontez vite ! Le brouillard fou le camp, vite... vite...
D’un bond mes deux compagnons sont remontés et nous filons vers notre tranchée en course folle.
━ Allons-nous arriver trop tard ? La crête ennemie va apparaître et la mitraille nous fauchera avant d’atteindre notre tranchée !
Un coup de feu... une balle passe sur nos têtes, mais le coup est bien parti de chez nous.
Encore un effort déchirant et nous voici sauvés.
━ Quel est le salaud qui a tiré sur nous ? s’écrie Cazemayou essoufflé.
━ Le salaud ? C’est moi ! et le lieutenant apparaît un fusil à la main, et la prochaine fois, si vous recommencez je ne tirerai pas en l’air.
L’incident en est resté là.

++++

Samedi 20 octobre. ━ Temps toujours brumeux, mais avant midi le soleil parvient à crever la croûte blanche et la masse crémeuse s’écoule en ondulant vers le ravin des Forges.

Dans la journée observation, le soir corvée de soupe.
Au retour on me désigne pour une patrouille. Vacher en prend le commandement. Nous sortirons à 4 hommes : Deckoninck, Bocquet, Bréhan et moi. Tenue : veste sans cartouchière, pistolet automatique, musette avec 5 grenades OF. Départ à 3 heures du matin. Les 3 petits postes sont alertés.
Ordre de marche, en losange. Bocquet est en tête, moi à droite, Bréhan à l’angle gauche et Dekoninck à l’arrière. Vacher sera au centre, distance 4 mètres, car la nuit bien qu’ étoilée est très noire. Sitôt le PP 1 passé on avancera en rampant, on devra éviter de se perdre de vue de manière à suivre les gestes de Vacher et surtout ne pas tousser.
Nous franchissons les 40 mètres qui nous séparent du PP 1. Un signe aux deux camarades qui veillent et la reptation commence.
Il est difficile de se tenir à la distance fixée car le sol est effroyablement crevassé, aussi instinctivement nous serrons sur Vacher.
Minutes longues. Tension de tout l’être.
On avance vers le fond du ravin à l’allure de tortues et ma respiration est oppressée comme après un gigantesque effort. Par moment une fusée chuinte dans l’air, nous nous immobilisons sur le sol, fondus dans la terre comme des cadavres. J’avance sur le ventre, usant du coude gauche et des deux jambes, mon bras droit allongé, le pistolet prêt à faire feu en cas de rencontre nez à nez.
Vacher fait un signe, il faut obliquer à droite et me voici en pointe de la patrouille. On entend très nettement la cascade, nous devons être à une vingtaine de mètres du ruisseau et guère éloigné des postes boches. Une pause de quelques minutes et Vacher me rejoint pour mieux écouter. Rien, pas un bruit. La petite cascade égrène son chant monotone. Un bruit... nous avons entendu quelqu’un tousser légèrement... là... près du ruisseau. Le cou tendu, l’oreille cherche absorber quelque chose. Du silence...
Que du silence. Vacher avance et coule comme un ver près de moi. Je le suis. Mon nez heurte un objet mou, c’est une botte de cuir. J’avance et longe un squelette, c’est un boche qui n’a plus que les os. Son fusil est près de lui. Lentement, le sergent caresse l’avant-bras. J’entends un bruit sec et le bracelet montre a cédé. Le sergent s’est payé la corvée. Encore une pause, l’oreille tendue. Le PP ennemi est certainement de l’autre côté du ruisseau à portée de grenades ; c’est certainement lui qui a toussé. Je ne distingue que le bruit de mon cœur qui bat avec force. Jamais je n’aurai pensé qu’il puisse cogner de la sorte.
Vacher fait signe de remonter, il doit freiner notre marche qui prenait une allure accélérée. À mesure que la tranchée approche, ma respiration se détend et mon cœur reprend son rythme normal. J’éprouve une véritable joie de revenir en première ligne et loue Dieu de sa miséricorde.
━ Halte-là ! Qui vive ?
━ Hé m... c’est nous, la patrouille.
━ Quelle patrouille ? N’avancez pas ou je tire.
Et nous distinguons la voie de Dersigny qui ajoute :
━ Faites-vous connaître ou je tire.
━ Non, mais des fois ! T’es pas cinglé ? répond Vacher : Vacher et la patrouille.
Pendant cet incident, nous nous sommes aplatis dans un trou, n’ayant nulle envie de nous faire massacrer par les nôtres.
Dans la tranchée nous trouvons Dersigny furieux parce que nous ne lui avons pas donné le mot de passe.
━ Qué qu’ ça fou, s’écrie Dekoninck, ce qui compte c’est qu’on a ramené sa bidoche.
En rentrant à la section nous apprenons que le lieutenant Barcelot nous a quitté pour suivre un stage à l’arrière.
Nous le regrettons, c’est un homme de valeur, d’un courage extraordinaire. Élève de l’École des Mines.
Le lieutenant Pouey, de la C.M.I., le remplace en attendant son retour.
Violent bombardement sur la droite.

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Dimanche 21 octobre. ━ Beau temps.

Notre 75 tiraille toute la journée et les flocons bleus s’égrènent sur la crête d’en face.
Le soir vers 9 heures, le 87e R. I. nous relève.
Départ par groupe et par les pistes, afin d’éviter les boyaux boueux. On traverse Esnes-en-Argonne et Montzéville et à 1 heure du matin nous sommes au bois.

Lundi 22. ━ Toute la Compagnie loge dans un immense abri.

Repos complet. Le lendemain nettoyage des effets et des armes.

Mercredi 24. ━ Déménageons pour rejoindre le Camp de Béthelainville.

Repos jusqu’au 4 novembre.
Ici, aucune distraction, C’est le demi-repos de troupe en réserve. On passe les journées à déambuler dans le camp caillouteux et sur la voie 60 qui le traverse. On rencontre ainsi les camarades connus des autres Compagnies. Le soir dans les abris, jeux de cartes.

Le 1er novembre. ━ Fête de la Toussaint, nous assistons à la messe des morts, de nos pauvres morts.

L’autel est dressé dans le cimetière militaire situé sur la crête boisée qui fait face à notre camp. Ce cimetière est occupé uniquement par des morts de notre Division. Le nombre des petites croix est impressionnant. Un grand crucifix de chêne étend ses bras sur leurs lignes profondes. Sur chaque tombe, léger tumulus de terre fraîche, une bouteille renferme le nom et le matricule du soldat tué.
Je lis avec émotion des noms bien connus, camarades hier encore pleins de vie.
L’office a été dit par l’abbé Hénocque, aumônier de la D. I. Nombreuse assistance.
Près du cimetière, l’ambulance divisionnaire assure les premiers soins aux blessés évacués et la corvée des morts. Devant la grande tente, 8 cadavres descendus cette nuit attendent sous les toiles de tente la fin des formalités pour rentrer dans la terre.

3 novembre 1917. ━ Le bataillon remontera ce soir en ligne, relever le 87e R. I., je passe fusillier-mitrailleur.

Je quitte mon tromblon lance-grenades pour prendre le F. M. Je n’y gagne pas, cette arme est encombrante et exige beaucoup de soins pour fonctionner.
La relève s’ébranle dans l’ombre du soir, et la longue chenille bleue des fantassins s’allonge dans le boyau de la Cannebière. Relève sans incident, secteur calme et boyaux secs.
Cette fois-ci la Compagnie occupe une position de seconde ligne sur la piste qui s’est substituée à la route d’ Esnes-en-Argonne à Malancourt. À 100 mètres sur notre droite, le ravin du Bois Canard. De bois, pas la moindre trace, même pas de traces de souches.
Ici on ne prend aucune garde, mais on effectue des corvées.

++++

Lundi 5 novembre. ━ La tranchée est bonne, la section occupe un petit abri, peu profond mais solide.

Sur notre droite le Mort-Homme est très bombardé. Dans la journée un agent de liaison du colonel a photographié toute l’escouade et durant la nuit 4 hommes vont placer du barbelé devant la première ligne. Le reste de la section s’occupe à approfondir la tranchée, il s’agit de la tranchée Blond.

Mardi 6. ━ Une brume épaisse recouvre toute la cote 304 et le plateau de Pommerieu.

On peut ainsi parcourir à loisir le champ de bataille. Celui-ci est littéralement raviné, creusé, soulevé, perpétuellement modifié par les bombardements. Les cadavres sont morcelés, déchiquetés, broyés et souvent enfouis.
Dans la nuit, les 4 hommes préposés à la pose des barbelés reviennent affolés. En rentrant dans nos lignes, ils ont été reçus à coups de grenades. Dispersés dans le ravin, ils ont pu se faire connaître après mille précautions et nombreux appels.
La piste qui passe près de nous est arrosée d’obus. De la tranchée nous admirons les superbes geysers noirs qui s’élèvent dans un bruit de tonnerre.
Pendant que je parcourais le champ de bataille, le général de brigade Nérel est passé accompagné par l’abbé Hénocque. Celui-ci a distribué des cigares à mes camarades.
Sous les ordres du caporal Puysalinet, l’escouade creuse pour élargir l’abri. Travail pénible. Les gros blocs de pierre sont hissés par l’escalier et évacués sur le parapet.
Dans la nuit, rafales de 77 sur la piste. Au petit jour, on aperçoit les cadavres des hommes des corvées, surpris par ces tirs nocturnes.

Mercredi 7 novembre. ━ Calme relatif.

Toujours rafales sur la piste. Bombardement vers Avocourt.

Jeudi 8. ━ Bombardement violent sur notre position.

Impossible de mettre le nez dehors. Notre artillerie cogne dur aussi sur les boches. On parle d’un coup de main pour ce soir et par malchance je suis juste de corvée de soupe, la piste sera dangereuse à parcourir.
Avec Wanlin je file vers l’arrière à 9 heures du soir. Toutes les 2 ou 3 minutes une rafale de 105 s’émiette en bloc sur la piste. Blottis dans un trou nous surveillons la fréquence du tir. Dans la fumée d’une dernière rafale nous fonçons têtes baissées. Voici la zone battue et ziou... craouou... la rafale d’un seul coup nous a couché à terre. Je perds mon camarade. D’un bond le file droit devant moi, culbute sur un corps, me redresse nerveusement et rejoins les cuisines d’un trait de course. J’y trouve Wanlin indemne comme moi. Nous chargeons rapidement le ravitaillement, et repiquons de suite vers les lignes. Nous voulons rentrer avant le coup de main, sinon nous risquons le tir de barrage.
Le barrage s’est déclenché à 2 heures du matin. Nous étions de retour 1 heure avant. Les deux artilleries hurlent à la mort avec une frénésie diabolique. La mitraille s’entend du côté d’Avocourt, un concert de grenades l’accompagne. Cela dure une bonne heure puis tout rentre dans le calme.

Vendredi 9 novembre. ━ Aucune nouvelle du coup de main de la nuit dernière.

Il a été exécuté par le 18e bataillon de chasseurs à pied. Grâce au brouillard, nous portons du matériel au P. C. du commandant. La piste est arrosée par du 105 mm, nous passons entre deux rafales, personne d’amoché.
En rentrant à la tranchée, nous apprenons une nouvelle vraiment sensationnelle.
Demain le 87e R. I. nous relèvera et nous quittons la 3e D. I. pour rejoindre une nouvelle Division. On annonce que les Divisions d’ Infanterie sont réduites à 3 régiments et c’est le 128e R. I. qui est désigné pour partir. Nous quittons donc nos trois frères d’armes, liés par les mêmes combats depuis 1914.
Adieu, 87e R. I. , 272e R. I. et 51e R. I. Adieu, camarades de Picardie ! Nous allons rejoindre, toujours dans le même drame, des poilus d’un autre coin de France.

++++

Samedi 10 novembre. ━ Relève par le 87e R. I., sans histoire.

À 5 heures du matin, sommes au bois. Le lendemain nettoyage général des armes et des effets et apprenons notre nouvelle affectation, 7e corps d’armée, Région de Belfort-Besançon.

Mercredi 13. ━ À 4 heures du matin, les unes après les autres, les Compagnies quittent définitivement le Bois de Béthelainville.

Depuis le 7 juillet, nous sommes dans ce secteur à guerroyer sans arrêt, aussi nous ne le regrettons pas. Nous y laissons plusieurs centaines des nôtres, lourde contribution aux combats victorieux de ces derniers temps.
Sur le bord de la route qui conduit à Dombasles, les camarades du 272e R. I. nous crient leur dernier adieu.
La marche s’achève à Waly après 25 kilomètres de route.

Les 14, 15, 16 novembre. ━ Le régiment attend des ordres.

On astique. A partir de ce jour nous passons au secteur postal 194. J’avise de suite mes parents de ce changement d’adresse. Nous ferons partie de la 41e D. I.

Samedi 17. ━ Une file de camions boueux nous emporte vers la rive droite de Verdun.

Nous n’en sortirons donc jamais de ce secteur ! On passe à Ippécourt, à Nixéville et débarquons à Glorieux.
Couchons à la caserne Niel en partie détruite. C’est l’étape des régiments qui montent vers Bras-sur-Meuse.

Dimanche 18. ━ Nous rejoindrons les lignes ce soir, pour nous associer à nos deux nouveaux camarades de Division le 23e R. I. et le 41e R. I.

Le premier est de Bourg-en-Bresse, ancien régiment de mon frère Paul où il fut blessé pendant la bataille de la Somme. Le 41e est de Belfort. Troupes de l’Est.
Nous quittons la caserne Niel à 6 heures du soir pour relever le 229e R. I. qui est dissout. Nous montons sans sac, couverture et toile de tente roulées en sautoir. Il y a 15 km. à parcourir dans un secteur très accidenté. Je suis premier pourvoyeur de F. M., l’homme le plus chargé de l’escouade ; sur le dos un sac de chargeurs d’un poids de 18 kg.
En colonnes par 2 les sections suivent le chemin de halage du canal. La nuit est descendue froide et brumeuse. Dans un calme général, la longue file d’ombres avance lentement. En maints endroits le canal est crevé et des péniches enlisées se profilent sur la vase. Certaines sont occupées et de faibles lueurs s’échappent de leurs flancs.
Nous avons quitté le canal avant Bras-sur-Meuse que nous trouvons sur la droite. Le village est rasé des décombres, de la pierre et des poutres. Contre le flanc d’une côte qui s’élève sur main gauche, quelques lueurs falotes marquent la présence de cagnas d’artillerie. C’est la Côte du Poivre bien connue des communiqués. Ici plus de convois, c’est la zone d’infanterie.
Par une ancienne route nous contournons la Côte du Poivre pour descendre ensuite dans un ravin chaotique. La nuit est très noire et c’est avec peine qu’on suit la file constamment désarticulée par le bouleversement du terrain boueux.
Une côte à monter : c’est paraît-il la cote 344 où nous allons prendre ligne. Jusqu’à présent il n’y a pas eu la moindre trace de boyaux.
Le sol est glissant et l’ascension commence dure, lourde, écrasante. À mi-côte, épuisé par le poids de la ferraille que je porte, je me laisse couler sur le côté. Étendu sur le sol, je laisse passer la série des sections.
Au dernier homme, je me redresse et reprends l’ascension. Au sommet, avec beaucoup de mal, je retrouve ma section égrenée dans un petit boyau de 40 cm. de profondeur, petit fossé de boue et d’eau. Il y a bien un petit abri, un escalier de 10 à 15 marches entièrement occupé par les premiers arrivés. Je n’ai plus qu’à m’accroupir dans le fossé ruisselant sans aucune protection contre la pluie. Avec deux camarades, je vais à la recherche d’un abri, au moins pour se protéger de la brume qui fond à fines gouttes. Rien. Nous passerons la nuit accroupis sous une tôle ondulée.

++++

Lundi 19. ━ Vers 2 heures du matin, l’ennemi déclenche sur nous un violent tir de barrage.

Nous sommes en seconde ligne, aussi nous encaissons le gros du marmitage. Des mitrailleurs en batterie près de nous viennent s’abriter sous notre tôle. Sous la violence des explosions, elle se soulève comme feuille morte et c’est l’avalanche de fer, de pierres, de terre. Le fossé peu à peu se comble, les souffles chauds balaient nos visages, contractent la respiration, oppressent la poitrine.
━ Vingt Dieu ! On va y passer à ch’ t’ heure, s’écrie le mitrailleur Quénéhin.
━ Ah ! quel putain de secteur, s’exclame le Bordelais Nicolas.
Et les éclatements qui déchirent les tympans, les coups de pioche monstrueux qui menacent de nous engloutir se succèdent sans répit. Notre tôle vibre et sursaute comme si elle partageait notre angoisse.
Enfin l’orage cesse, et il nous semble de suite que le bonheur est avec nous. Avant que le jour n’apparaisse, nous rejoignons la section avec notre morceau de tôle, les jambes raides, transis de froid.
La journée se passe accroupis dans la boue collante et glacée sous un bombardement impitoyable qui achève de nous écraser. C’est une pluie de fer, de pierres, de terre, de boue et d’eau. La nuit est revenue et nous a retrouvé dans cette position, tandis que la pluie froide pénètre les chairs gluantes. La petite tranchée fond lentement et coule en boue liquide. Notre état est vraiment misérable, le ruissellement boueux est entré par le cou et circule à l’intérieur de mes vêtements.
La nuit se passe ainsi, assis dans cette vue fluide sous le cataplasme glacé de mes vêtements fangeux. Nuit très pénible sans sommeil possible. Nuit de désolation. A chaque instant, les obus qui s’acharnent sur nos positions, menacent de tout anéantir. Trois cadavres s’enlisent lentement dans la terre liquéfiée, les blessés ne peuvent plus s’arracher à l’élément qui les aspire et nous restons comme des bêtes muettes, insensibles à leurs appels.
Plusieurs fois dans un délire de désespoir j’ai jeté des cris incohérents. Je grelotte comme un fiévreux, heures vraiment cruelles.
À 5 heures du matin, la corvée de soupe arrive. Tout est froid. Je bois toute ma part de gnôle. J’ai bu comme une brute et j’ai senti un peu de chaleur gagner ma carcasse.

Mardi 20. ━ Journée plus calme mais pluie continuelle.

Sur notre droite, vers le bois Le Chaume, bombardement violent. Nous sommes transformés en statues de boue. À la nuit corvée de soupe. Je pars à 3 heures du matin avec Wanlin et Joutel. Nuit d’encre. Sur la piste glissante, nous avançons, nous tenant par le ceinturon. je suis en tête. Subitement mon pied flotte et je culbute tête la première dans le vide. Je suis rentré jusqu’aux épaules dans un bain visqueux qui lentement me happe. Par mes pieds restés en l’air, mes deux camarades m’arrachent de cette position où malgré tous mes efforts je n’arrivais pas à maintenir la tête hors du bouillon. Cette fois-ci j’ai mon compte, de la tête aux pieds je ruisselle de boue et la corvée continue.
À 6 heures du matin, nous étions de retour. Je n’ai jamais connu une corvée aussi dure. L’horrible boue nous dispute à l’obus.

Mercredi 21. ━ La pluie tombe toujours, sans arrêt, fine, serrée et froide.

Les obus arrivent par rafales. Recroquevillés dans notre fossé où l’eau arrive à certains endroits à mi-jambe, nous attendons la relève. Cette attente est déprimante. Le soir l’ennemi fait un coup de main sur la 1re Compagnie, il emmène 2 prisonniers et tue le sergent Caron, de la C. M. I.

Jeudi 22. ━ L’ennemi a attaqué sur notre droite.

Toute la journée son artillerie n’a cessé de nous marmiter. Le brouillard est très épais et on en profite pour se désankyloser les jambes. Coup de main de l’ennemi sur notre gauche. Il a échoué, la pluie a cessé de tomber. Demain relève.

++++

Vendredi 23. ━ Journée claire.

Un peu de soleil, c’est un bonheur d’en sentir la douceur. Violentes rafales sur les pistes.

À 10 heures du soir, le 3e Zouaves nous relève ; il doit parait-il attaquer au lever du jour pour s’emparer de grandes carrières que les boches possèdent dans leurs lignes.
Nous dévalons la cote 344, avec la hâte de fuyards. À Bras-sur-Meuse, je suis littéralement vidé. J’ai la chance de trouver une place sur la plate-forme d’un Decauville qui nous ramène à Verdun. Tous les wagonnets sont chargés de poilus du régiment.
Individuellement les hommes rejoignent la caserne Niel.
À l’entrée, le colonel Berthoin assiste debout à notre arrivée. Sa bonne figure paternelle est émue jusqu’aux larmes en voyant passer cette procession de spectres aux visages émaciés et cireux, d’automates « »aux yeux fixes. Il contemple avec émotion ces hommes, ses hommes à lui, qui arrivent écrasés par le poids des souffrances qu’ils viennent d’endurer. Ces hommes qui marchent toujours et qui toujours rouspètent, il les voit cette fois-ci éreintés, rendus. Leurs os et leurs chairs ont été torturés par le froid, la pluie, la boue glacée, la vermine, la fatigue, l’insomnie, les obus et par la mort qui à chaque minute venait porter l’angoisse dans leur esprit.
Depuis deux ans ils vont ainsi et pourtant chaque fois qu’il le faut et sont toujours prêts à gravir le même calvaire. En nous voyant le colonel a senti une nouvelle fois tout le drame, et un instant il en a été bouleversé.

Samedi 24. ━ Au matin, des camions nous enlèvent et roulent pendant 12 heures.

À 10 heures du soir nous arrivons à Thonnance-lès-Joinville, en Haute-Marne.
Nous pensons avoir gagné un grand repos. Nous logeons dans les granges qui bordent la grand-rue du village.

Dimanche 25 novembre 1917. ━ Nettoyage général.

Tous les vêtements doivent être lavés à grande eau.
La boue a séché et forme une carapace dure, cassante.
Ici la campagne est belle, cuivrée par l’automne. La population est affable, hospitalière. Quelle joie de revoir des prairies, des arbres, des maisons et des civils. C’est un monde nouveau qui s’offre à nos yeux éblouis. Depuis le 23 août nous guerroyons sous Verdun. Nombreuses excursions. Cinéma le soir, messe le dimanche. Les après-midi, la musique du régiment joue sur la place du village. Poilus et civils se mêlent pendant que s’égrènent les airs de la « Fille du Régiment » et du « Salut au 85e ». Le soir au cantonnement, on chante et tout le répertoire y passe.
Tu reverras Paname - que le Parisien Dekoninck chante avec nostalgie.
Sur les bords de la Riviera qui fait rêver à la lumière du midi.
Celle que j’aime est parmi nous - et que nous chantons invariablement : Celle que j’aime est pleine de poux…
Le Chant de la Marne
Lorsqu’ on est mort on est foutu ━ chant macabre qui montre bien notre insouciance.
Le pinard c’est de la vinasse ━ qui déclenche un véritable tonnerre.
Voilà les poilus ━ qui chante déjà l’épopée que nous vivons.
Voilà la relève ━ qui a toujours un franc succès car ça se termine par la relève de l’ embusqué.
Enfin : Quand on s’en va en permission.
Tous les refrains sont repris à pleines gorges. Ces soirées sont très gaies.

1er décembre 1917. ━ Départ en permission.

Je passe à Troyes, puis Orléans et arrive à La Réole le 2 décembre à 11 h. 30 du soir. La petite ville est endormie. Je longe les quais déserts, remonte la rue du Sault et surprend mes parents au lit. Joie immense et quelle émotion ! Je leur raconte les derniers événements ━ ils veulent tout savoir, j’escamote nos souffrances qui de viendraient les leurs.
Je passe 14 jours à La Réole avec mes amis du cercle, mes camarades du collège : Malaroche, Cathala, les frères du Chelas, les frères Genêt, Mondou, Lalanne, Bonnac. Je participe à leur activité, à leurs discussions politico-philosophiques, au cercle d’études et au cagibi Royaliste.
À deux reprises je vais à Marmande, embrasser mon frère Jean qui est chez les Frères. Malaroche et Pierre Genêt m’accompagnent.
Retour le 17 décembre. À Bordeaux, rencontre André Mondou qui est entré à la Banque de France et arrive à Joinville le 20 décembre.
À l’escouade, le Caporal Puysalinet vide mes musettes et on fête mon retour par de nombreuses libations.

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21 décembre. ━ Exercices.

Sur les petits coteaux qui dominent Thonnance-lès-Joinville, nous jouons à la petite guerre, pour ne pas oublier l’autre. Je suis à nouveau désigné comme fusillier-mitrailleur, exercices de tir.

Samedi 22. ━ Tirs au F.M. sur la butte, tir toujours couché.

Malgré les deux poignées, il est difficile de maintenir l’engin dans la ligne de tir, les reculs sont violents et le canon tend à lever le nez.
Évidemment ce n’est pas la précision de la mitrailleuse, mais c’est pour une escouade un accroissement de feu considérable.
À midi, déjeuner à Joinville ━ petite ville gaie et accueillante ━ avec Ilette et Coutant. Ce dernier vient du 107e R. I., il est d’origine Blayaise.
Gros événement à l’escouade, notre caporal Puysalinet nous quitte. Il est désigné pour Salonique où on y relève les troupes qui y sont depuis un an. Nous perdons un excellent caporal. Puysalinet est un magnifique soldat, solide, brave et juste. Il nous a tous embrassé et l’escouade a noyé sa douleur dans le vin. Le Coniat quitte aussi la section et même le front ; il retourne à son métier, celui de marin. C’est un homme dur, solide et impavide qui s’en va ━ il était par contre féroce aux partages du pinard et de la gnôle.
Le caporal Billan, autre breton, prend la tête de notre escouade ; c’est un garçon à l’esprit ouvert, très chic au feu comme à l’arrière.

Dimanche 23. ━ On se promène ; la campagne parait toujours belle et colorée, et pourtant c’est l’hiver, mais quelle harmonie dans le paysage.

Quelle douceur dans l’air ! Quelle paix à côté du monde apocalyptique que nous avons vu !
À 10 h., messe à la petite église du village et le soir le régiment est informé qu’ il embarquera demain en chemin de fer.

Lundi 24 décembre. ━ Embarquement dans des wagons à bestiaux à 8 h. du soir à Rupt.

Quarante hommes par wagon. On se case, on se tasse et bientôt, dans le wagon fermé, tous les hommes s’endorment roulés dans la paille.
Nuit de Noël dans un wagon à bestiaux, mais nous sommes encore mieux que l’ Enfant Jésus.
Le rythme saccadé du wagon s’est peu à peu évanoui et les vieux cantiques résonnent en ondes sonores dans ma tête alourdie. Je revois la messe de minuit, à La Réole, avec ses mille lumières. J’entends l’allégresse des chants et la douceur des orgues. Là-bas, à cette heure-ci, mes parents, mes amis, supplient le Sauveur de regarder cette terre où Il a voulu souffrir pour y faire régner l’amour et la paix.

Mardi 25. ━ Au matin, le train passe à Toul.

Il neige. Paysage de Noël avec ses tapis blancs et ses sapins coniques argentés. À 5 h. du matin nous débarquons à Vézelise en Meurthe-et-Moselle.
La neige tombe en flocons lourds et serrés. Tout le pays est drapé de blanc.
━ Colonne par quatre ! En avant... marche !
━ Pas de route !
La longue théorie des fantômes blancs glisse sur une ouate chantante. Peu à peu la neige alourdit le sac et la marche se poursuit à la même cadence.
À Ceintrey arrêt pour faire chauffer le jus.
À 5 h. du soir le bataillon est à Velle-sur-Moselle, village de 800 âmes, peu hospitalier. Nous avons couvert 25 km.

Mercredi 26 décembre. ━ Repos toute la journée.

Le froid est si vif, la neige si abondante que je ne quitte pas la paille de la journée. Enroulés dans la couverture, sous la capote et la toile de tente, serrés comme des sardines, nous réussissons à nous défendre contre le froid.
Entre voisins on fait des parlotes tout en restant immobiles comme des momies.
━ Contre ce sacré froid, y a qu’à en écraser, jette Drouin, sous sa couverture.
━ C’est facile à dire, répond Peynaud, moi j’ai les panards gelés.
Chacun a amoncelé sur son corps le matériel disponible : paille, godillots, sac, outils. Il y a certainement -10° dans notre grange.
La moustache se prend en glaçons et demain il n’y aura personne d’ enrhumé.

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Vendredi 28. ━ Ordre de rejoindre le front de Lorraine, mais on ne partira que demain.

On aura tiré 3 jours sous la paille.

Samedi 29. ━ Le Bataillon se met en mouvement à 9 heures du matin par une température glaciale.

Le vin gèle dans les bidons. Ça me rappelle l’hiver dernier dans cette même région. Passons au village de Saffais où nous défilons au son des cors de chasse du 45e Chasseur Alpin.
━ Ces c... de chasbis auraient, pu nous foutre la paix avec leurs trucs à pécher les anguilles, clame un poilu excédé.
━ T’en fais pas. Tu vois pas qu’ c’est la marche des patineurs qu’ils nous jouent.
C’est bien un patinage à petits pas que nous menons et non un défilé. La glace et le froid qui nous voûtent obligent une progression par glissades successives.
On repasse à Deuxville que nous connaissons bien et arrivons à Einville-au-Jard à 10 km. des lignes. Nous avons fait 30 km. de glissades.

Dimanche 30 décembre. ━ Nous monterons en ligne ce soir pour relever le 77e R. I. du 9e corps d’armée.

Les 42e R. I. et 23e R. I. nous ont déjà précédé.
Depuis sa descente de cote 304, le régiment forme avec les 42e et 23e Régiments, la 41e division d’infanterie (Division de Granit). Le général Guignabaudet en est le chef et le colonel Bablon commande l’Infanterie Divisionnaire.
Notre bataillon a perdu son commandant, le commandant Meunier, blessé à cote 304 et c’est le capitaine Péralda qui le remplace. Le capitaine Péralda a 25 ans, c’est un officier de grand avenir.
La Compagnie est toujours sous les ordres du capitaine Malgarny, secondé par les lieutenants Mansart, Kadrul, Barcelot (en stage), l’adjudant Devillard et le lieutenant Hocquet qui viennent d’arriver.
Le sergent Vacher, secondé par le sergent Baubeault commande notre Section (la 2e) en l’absence de Barcelot ; Dersigny nous a quitté pour l’instruction de la classe 18.
De Salonique sont arrivés des renforts.
La compagnie comprend encore le sergent-major Virton (aîné), le Caporal-fourrier Virton (cadet), les sergents Meyer, Vilmo, Amiel, Verdier et Regouby.
Relève sans histoire. Secteur calme. Nous occuperons les lignes dans le village de Bures après la traversée nocturne de plaines blanches.
Spectacle étrange, du type épopée napoléonienne : une file sombre de soldats serpentant sur un immense tapis de ouate, sous un ciel figé par le froid.
Est-ce le retour de Moscou de la grande armée ?
Sans aucun boyau, on arrive dans les tranchées de plein champs. C’est un secteur voisin de la forêt de Parroy. La Compagnie s’abrite dans une immense sape creusée contre une colline qui domine le village de Bures. Les avant-postes sont égrenés vers le nord à quelques 200 mètres d’ici, sous la protection de deux barrières profondes de barbelés.
À l’arrivée, je prends la garde devant l’abri. Tout est clame. De-ci, de-là, les coups de feu dans la nuit ; les sentinelles veillent. Quelques fusées à parachute métallisent pendant une minute le paysage de glace. C’est vraiment féerique. Loin dans la plaine, les fusées allemandes éclairent un horizon ondulé.

Lundi 31 décembre 1917. ━ Contrairement aux autres secteurs, pas de tranchées continues ; des points fortifiés et isolés, qui croisent leurs feux.

L’ennemi est à 1.500 mètres, il est possible d’allumer des feux et de conserver les cuisines avec les compagnies. Secteur confortable.
Garde de nuit au P.P. de droite. Joutel est avec moi. Nuit très claire, froide, air vif. Nous aurions paraît-il des Bavarois devant nous. Rien ne bouge, la, vaste plaine neigeuse est bien endormie. Je termine l’année 1917 isolé sur ce coin de France, aux avant-postes, en compagnie d’un Normand. Depuis le Légionnaire d’Aétius la garde continue.
Toute la nuit, les Bavarois ont chanté. Leurs cris et leurs chants sont venus distraire nos quatre heures de garde. Une patrouille de chez nous est sortie vers les étangs sur notre droite, quelques coups de canon ont rappelé que nous étions en guerre et non à une partie de chasse aux canards.

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L’année 1918

Mardi 1er janvier 1918. ━ On s’habitue au froid.

Je descends au village de Bures. Dans la cave d’une maison un chat sauvage se ramasse en boule, prêt à bondir. Ses yeux lumineux me fixent férocement. Je l’abats d’un coup de feu.
A midi soupe chaude.
Dans la nuit, garde au P.P. central. Le petit poste, une baraque de planches à la lisière d’un bois. C’est la guerre de 1870. Deux hommes se reposent à l’intérieur près d’un feu de bois, deux autres veillent dehors, debout, face à la plaine.
Dandou est chef de poste. On se relève toutes les 4 heures. Le froid est si vif qu’on ne peut rester immobile. On chausse d’énormes bottes de toiles caoutchoutées, à semelles de bois. Elles sont si lourdes qu’elles nous rivent au sol et rendent impossible un déplacement rapide. Sans elles, l’immobilité dans la neige durant 4 heures serait impossible.
La tête est emmaillotée dans un cache-nez de laine, le casque recouvrant le tout.
Il neige peu, mais la plaine est sinistre. Le ciel est gris et du sol s’élève une clarté diffuse. Pas un souffle d’air, mais l’atmosphère brûle la peau par sa température sèche et glaciale.
Le froid ne diminue en rien la vigilance. Secteur de patrouilles, de guet-apens, où l’ennemi use de microphones, qu’il place la nuit devant nos réseaux de barbelés.

Mercredi 2 janvier 1918. ━ Rafales d’obus.

De garde toute la nuit, devant l’abri. De temps à autre une fusée à parachute éclate et descend lentement, le paysage scintille sous la lueur magnésienne. Des oiseaux de nuit au vol argenté, fuient effarouchés.

Jeudi 3. ━ Le froid est de plus en plus vif.

Dans les postes des feux brûlent. Les petites fumées décèlent leur présence sans discrétion. Il en est de même chez l’ennemi. C’est notre consolation. Nous descendons à Bures faire du bois. Les poutres des maisons sont descendues et débitées c’est un excellent combustible et il est vain de le laisser perdre.
La nuit, garde au P. P. de l’aile droite ; c’est le plus isolé, le plus dangereux. Devant nous des marais gelés. Les patrouilles ennemies peuvent les traverser. Il y a quelques jours, ce même poste occupé par des Territoriaux a été enlevé par une forte patrouille boche.
Quelques coups de feu dans la nuit.

Vendredi 4 janvier. ━ La neige ne cesse de tomber et ça devient monotone.

On s’occupe à entretenir les tranchées et la propreté la plus complète est exigée. Les habitudes de la caserne reviennent au galop.
Dans l’après-midi, le soleil fait une timide apparition. Un moment un air rosé a teinté le tableau hivernal, puis le voile gris est retombé.
L’ennemi nous salue par une rafale de 77 mm. On se demande pourquoi.
Le Colonel Berthoin suivi du Commandant Halarey et du Lieutenant Donion est venu inspecter les lignes.
Nuit de garde au P. P. Bihan, celui du centre. À gauche la 12e escouade occupe un poste sous la responsabilité du caporal Cluzeaux. Je vais leur rendre visite. Toute l’escouade est plongée dans un sommeil profond. Je sais bien qu’il y a 50 mètres de barbelés devant eux, mais je trouve cette insouciance un peu forte. Ce sont tous des anciens.

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Samedi 5. ━ Froid toujours très vif.

Le nez et la bouche sont les seules parties du corps au contact de l’air.
Le Général Guignabaudet est venu lui aussi visiter les lignes. Sommes-nous donc un secteur tellement intéressant ?

Dimanche 6 janvier. ━ Dans la matinée le bruit court que le général Mangin est aux petits postes.

Nous en rigolons tous ━ c’est si peu vraisemblable...
Suis de corvée pour porter une caisse de grenades au P.P. Bihan et dans le boyau je croise une file d’officiers. Ils remontent vers l’abri. Je pose ma caisse et me fige au garde-à-vous contre la paroi.
Le général Mangin ━ car c’est bien lui ━ me fixe de ses yeux perçants :
━ Où vas-tu ainsi ?
━ Au petit poste, mon Général, porter des grenades.
━ Ah ! Ah ! du dessert pour les boches.
━ Es-tu bien nourri à la compagnie ?
━ Très bien, mon Général.
━ L’abri est-il convenable ?
━ Très convenable, mon Général.
━ C’est bien... vas au petit poste !
Plein d’émotion, je laisse passer la file de généraux et d’officiers supérieurs, qui sourient en passant.
Au P.P. je trouve les camarades encore émus de cette visite inattendue. À l’abri, la section est surexcitée, chacun a vu Mangin et Mangin a parlé à chacun.
━ J’ te dis qu’à moi il m’a serré la main ; et à moi, s’écrie Drouin, y’ m’a dit : Hein ! mon gars, t’es mieux
ici qu’ à 344 !
Toute la journée on a mille détails sur cette visite. Mangin est le dieu du jour.
Le soir je rejoins le P.P. Bihan gardé par mon escouade. Dans le boyau, un frou-frou lointain attire mon attention, puis un chuintement énorme s’amplifie, terrifiant. Je me plaque au sol et le gros noir tombe sur le parapet, juste au-dessus de moi. La tranchée s’éboule, le clayonnage a fléchi et obstrue le passage. Je saute d’un seul bond l’obstacle et arrive essoufflé au P. P.
Mes camarades sont agités. Il est tombé 4 obus autour du P.P., un à chaque angle d’un carré de 40 mètres de côté. C’est à n’en pas douter un tir d’encadrement. L’ ennemi ajuste son tir pour un éventuel coup de main.
Discussion très animée sur le parti à prendre. Pas question de se replier vers l’abri, le tir de barrage l’interdirait. Il faut trouver très près une cachette, car le but de l’ennemi est de nous enlever vivants, tous les cinq.
Bihan, propose de monter dans les arbres. Wanlin est contre. Risque d’être amoché par l’artillerie. Je propose de tenter le repli sur l’abri, on ne lutte pas à 5 contre 50 Sturmtruppen. Thépaut qui fouillait depuis un moment revient triomphant :
━ Vous en faites pas les gars, j’ai trouvé à 50 mètres d’ici, une cave dans une maison ; on y rentre par une trappe.
En effet vers le village, nous trouvons une cave solide accessible par une trappe dallée. En cas de coup de main, dès la fusée rouge lancée, on se réfugiera ici. Un risque : un obus sur la maison et nous sommes emmurés.
La nuit est arrivée et il neige à gros flocons. Wanlin prend la garde le premier. A l’intérieur de la cabane bien close, nous veillons. Un petit feu entre nos jambes jette une légère lueur et un peu de tiédeur. Têtes penchées sur la flamme nous écoutons le grand silence. Va-t-il être brutalement déchiré par la tornade de fer ?
Voici mon tour de garde. Je trouve Wanlin immobile sous la neige. Je chausse à mon tour les grosses bottes de caoutchouc qui me fixent au sol. La nuit est très noire niais le sol neigeux irradie une légère clarté. Je ne distingue cependant pas les piquets de barbelés. Devant la visière de mon casque, de grosses houppes blanches descendent lentement.
Dans les barbelés en face, un léger bruit ! Est-ce une illusion ? J’ai bien entendu le bruit d’un fil métallique que l’on frôle. Dois-je alerter le poste ? mais mon imagination est déjà au travail. Je vois l’ombre humaine, la longue cisaille prête à couper les fils - vais-je tirer ? Mais déjà la peur, l’horrible peur me serre la gorge, crispe mes mains sur le fut du fusil, m’immobilise comme une bête traquée. Lentement je me suis glissé vers la cabane et les 4 hommes se joignent à moi, cous tendus, haletants... pas un bruit.
À minuit Thépaut me remplace. À 2 heures c’est au tour de Joutel et à 6 heures du matin nous respirons, détendus, souriants.

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Lundi 7. ━ Repos toute la journée et je reste couché dans mon lit de treillis, enroulé dans les couvertures, pieds déchaussés.

Malgré le poêle qui rougit à blanc, le gourbi conserve plusieurs degrés au-dessous de zéro. Au-dessus de moi, mon voisin se gratte furieusement toute la journée. Il se gratte en grognant d’énervement, les totos eux aussi doivent avoir froid.
À la nuit, garde au P.P. Bihan. Nuit impénétrable. Mon tour de garde arrive à 2 h. du matin. Tout est calme, de loin en loin un coup de canon. Cette fois-ci j’entends un bruit très net dans les barbelés, quelqu’un semble empêtré dans les fils et cherche à se dégager. Je repère bien la direction car le grincement du fer ne cesse pas. Je tire. Au coup de feu, le poste entier arrive et tire. Nous jetons des grenades OF et pendant quelques secondes les flammes rouges zèbrent les ténèbres.
Puis c’est de nouveau le silence - plus le moindre bruit. Au jour nous discernons le cadavre d’un énorme sanglier pris dans le premier réseau de barbelés.
À Verdun un pareil incident aurait déclenché une tornade de fer.

Mardi 8 janvier. ━ Ce soir, le 23e R. I. nous relèvera.

Journée calme occupée aux préparatifs de départ. Couvertures et toiles de tente sont ficelées sur le sac. Il neige toujours.
À 9 h. du soir la relève arrive et partons vers l’arrière à travers de vastes plaines blanches qui craquent sous les souliers lourds. Le village abandonné de Bauzemont est traversé et cantonnons à Valhey pour 9 jours.

Mercredi 9. ━ La Compagnie est installée dans des baraques sur la route de Valhey à Einville-au-Jard.

Pour lutter contre le froid on reste couché, mais dans l’immobilité les totos nous dévorent. Le lieutenant Barcelot est revenu de son stage et reprend le commandement de la section.

Jeudi 10. ━ Armés de pioches et de pelles travaillons sous les ordres d’un officier du Génie à organiser la défense du village.

On creuse des sapes et des tranchées. Dispute professionnelle entre Barcelot et l’ officier du Génie. Les deux officiers échangent leurs points de vue avec sécheresse. Barcelot est élève de l’ École des Mines et il n’entend pas recevoir de leçons même de la part d’un officier du Génie.
Jusqu’au 17 janvier nous creusons dans la neige et dans la boue. Le poilu des tranchées est bon à tout faire. Si la mort ne veut pas de lui, il doit de toute manière en « baver » pour que sa carcasse ne connaisse pas de repos.

Jeudi 17. ━ Départ à ’7 heures du matin.

Nous allons au secteur des Jumelles d’ Arracourt. Il s’agit de deux gros mamelons situés à l’ouest de ce village.
Ces deux bosses sont fortifiées et chacune d’ elle est traversée par un tunnel de 100 mètres, solidement étayé, éclairé électriquement par un groupe électrogène.
L’ entrée de chaque tunnel donne vers nos arrières et la sortie vers l’ ennemi. Ces deux positions séparées par une légère dépression sont à 200 mètres l’ une de l’ autre. Une tranchée profonde ceinture le tout.
La Compagnie entière occupe toute la position. Les 1re et 2e sections sont dans la Jumelle est, celle qui domine le village d’ Arracourt et les 3e et 4e sections sont dans l’ autre tunnel.
Nous avons relevé une Compagnie du 42e R. I. Nous occupons des chambres éclairées qui donnent sur le couloir souterrain. Sous les voûtes basses, fortement charpentées et ruisselantes d’eau, c’ est un grouillement confus d’hommes qui entrent et qui sortent ; l’ atmosphère y est lourde et saturée de toutes espèces de relents. Odeur d’hommes mouillés, de moisis et d’urine.

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Vendredi 18. ━ Garde à la sortie nord.

L’ennemi est sur les coteaux, en face, à 2 km. Devant nous une plaine ou serpente un ruisseau.
Le pays a peu souffert de la guerre. Comme à Bures c’ est un secteur calme. Au niveau des tunnels une robuste tranchée aux parois de planches entoure les Jumelles. En bas de la pente, les petits postes avec leurs réseaux épais de barbelés.
Sur la sortie sud, vers nos arrières, une baraque abritée de la vue de l’ ennemi sert de réfectoire en période calme. L’organisation est prévue pour soutenir un siège.
Dans l’après-­midi, je descends avec Gallais à Arracourt pour y préparer du bois.
Bien qu’ en première ligne, le village est presque intact. Les soldats occupent des maisons fortifiées et le Génie construit deux blockhaus en ciment sous le toit de deux paisibles maisons.
À la nuit, retour au village pour y chercher le bois. On le charge sur une charrette à bras et le remontons ensuite par Wagonnet jusqu’au tunnel.

Samedi 19. ━ Harquey, Jaffrézic, Contant et moi-même sommes désignés pour occuper un poste d’observation situé sur le versant ouest de l’autre jumelle.

Le caporal Bihan prend le commandement. À 10 h. départ avec armes et bagages.
Cette nouvelle position est un vrai filon : indépendance, tranquillité, isolement. Notre rôle consiste à surveiller les lignes ennemies avec une paire de jumelles. On observe à tour de rôle et c’est très distrayant. La nuit tout le monde peut dormir sans souci ; nous sommes protégés par un chapelet de petits postes.
Chaque matin Jaffrézic prépare un succulent chocolat au lait concentré, tandis, que chacun chante dans l’ombre humide du gourbi, saluant les premiers rayons solaires de l’année. Depuis mon arrivée au front ces heures comptent parmi les meilleures.

Dimanche 20. ━ Activité assez forte de notre artillerie.

Des 75 mm explosent en petits flocons blancs sur la ferme de Harlauville. Celle-ci est devant nous à 1 km. dans la plaine, près d’un ruisseau, la Loutre.
Relevons une circulation de groupes d’Allemands dans le village de Juvrecourt. Rafales d’obus sur la route d’ Arracourt. On a l’ impression d’assister à une bagarre du haut d’un balcon.
Pendant toute la, nuit, des feux d’herbes sèches brûlent chez l’ ennemi, en lisière de la forêt de Bezange. Bihan prend un F. M. et tire sur le feu le plus proche. Il veut nous persuader avoir coupé la flamme en deux.

Lundi 21. ━ C’est au tour de l’ ennemi à bombarder la ferme ; il n’y a pourtant rien dans cette ferme.

Un aéro ennemi nous a survolé de si bas que notre artillerie antiaérienne a cessé de tirer.
Durant cette nuit, une de nos reconnaissances a rencontré une patrouille ennemie. Celle-ci s’est retirée précipitamment.

Mardi 22. ━ Des feux brûlent- toujours dans le bois de Bezangues, les Boches font du nettoyage d’herbes hautes.

Il a plu toute la journée et la tranchée s’est éboulée. Nous la relevons pendant la nuit. Une reconnaissance est sortie. Rien a signaler.

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Mercredi 23. ━ Les jours s’écoulent fort paisiblement.

Relevons une forte fumée chez les Boches, dans la tranchée du Gué.
Nos 75 mm cognent dans les barbelés adverses et l’adversaire répond avec du 77 mm sur le ruisseau.
Pendant cette nuit une reconnaissance forte de 30 hommes commandée par Barcelot visite la ferme et se pose en embuscade jusqu’à 2 h. du matin. Ils ont attendu en vain, mais reviennent les pieds glacés. Notre mission nous évite ces ballades nocturnes.
Malheureusement ça ne pouvait pas durer ; le 25 au matin, 5 hommes viennent nous remplacer et nous rejoignons notre tunnel. Sommes reçus froidement par les camarades, on nous traite d’embusqués.
Le soir, suis de garde à un P.P. à 200 m. de l’entrée du tunnel. Je veille dehors avec Harquey et pendant ce temps Bihan, notre caporal, nous prépare du chocolat au lait dans la petite cagna qui sert d’abri. Ici, comme à Bures, on a devant soi plusieurs lignes de réseaux de barbelés. La garde est de 3 heures et elle se passe à faire 20 pas dans les deux sens.

Samedi 26. ━ Journée brumeuse.

Pour éviter toute surprise car la visibilité est nulle, une sentinelle est placée en bas de notre position sur la route d’ Arracourt à Athienville.
Je suis désigné pour cette garde. Un sergent ouvre les chicanes et me conduit sur la route. Devant moi le dernier réseau, puis la plaine aux hautes herbes, propice aux patrouilles et embuscades. Le brouillard masque toute vue. Fusil à la bretelle, mains aux poches, pipe à la bouche, je déambule jusqu’à midi sur la petite route bordée de jeunes arbres.
En cas d’alerte, je dois rejoindre le tunnel en fermant derrière moi les chicanes. La matinée est douce.
Du ciel brumeux descend peu à peu une clarté tamisée qui s’étale sur le chemin. Pas un bruit, quelques oiseaux s’élèvent bruyamment des herbes sèches et s’évanouissent dans le brouillard. L’air est frais et léger, des oiseaux chantent, mais la mort est toujours là, prête à vous saisir dans ses griffes.
Pendant la nuit garde au P.P. Bihan avec Harquey. Durant 3 heures c’est le manège du lion en cage ; j’ai fait 15 km. sur un espace de 20 m.

Dimanche 27. ━ Fête du Kaiser.

Nous le savons. Elle ne passe pas inaperçue. Là-bas, dans la Lorraine envahie les cloches sonnent à toute volée et ce sont les cloches de France ! Bientôt elles sonneront le carillon clair de la délivrance. Vers 10 h. c’est une fanfare de cuivre qui jette ses notes de défi jusqu’à, nous. N’y tenant plus, Dekoninck, Harquey, Thépaut et moi montons sur le parapet et de nos mains en cornet lançons vers l’ennemi ce cri vengeur - A bas Guillaume !
Le soir une reconnaissance sort et ne rencontre rien. Le lendemain, je suis encore de garde sur la route car le brouillard est toujours épais.

Mercredi 30. ━ Toujours ce damné brouillard qui nous prive de soleil.

Une reconnaissance ennemie a dû venir cette nuit nous tendre une embuscade ; au matin les traces d’herbe foulée en sont le témoignage.

Jeudi 31. ━ journée très calme.

Garde au PP Bihan où on nous prépare toujours un excellent chocolat.
Une reconnaissance est sortie cette nuit visiter la ferme. L’ennemi semble énervé, il brûle de nombreuses fusées et toutes les 5 minutes il lance un obus sur la route d’ Arracourt ; on pense que c’est du 120 mm français.
Dans la journée, à la faveur de la brume, avec Harquey et Thépaut, je lance quelques grenades V. B. sur la route du bas ; il va sans dire que la sentinelle n’y est plus.
Ce sacré Thépaut ! pour nous faire une niche, il percute devant nous une grenade défensive et la garde dans la main. Terrifiés, nous nous jetons à terre, les bras sur la figure. Je le somme de jeter l’engin. Debout et immobile, le Breton nous regarde en riant, nous attendons le drame provoqué par ce fou et la grenade n’éclate pas. Une chance sur dix mille. Ce Breton primitif est un danger pour l’escouade.

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Vendredi 1er février 1918. ━ rien de spécial.

À 2 heures du matin, violente fusillade vers la droite.

Samedi 2. ━ Nous apprenons que le secteur de Bures a reçu la visite de 200 Sturmtruppen.

Ils ont été repoussés par les camarades du 42e R. I. . Un des visiteurs a même été ramassé, empêtré dans les barbelés.
Notre commandement craint un coup de main de l’ennemi. Des indices font croire qu’il serait pour cette nuit. Barcelot me convoque avec Thépaut et Cazemayou. Nous trouvons le lieutenant au bureau de la Compagnie à l’autre extrémité du tunnel.
━ Voici, nous dit Barcelot en présence du Sergent Vacher ; je vous ai fait venir pour vous charger d’une mission très sérieuse ; c’est même une mission de sacrifice. Je n’ai pas à vous le cacher. Nous craignons un coup de main pour cette nuit et pour y faire échec, vous passerez tous les trois, la nuit sur la route du bas.
Le sergent Beaubault vous y conduira et fermera au retour toutes les chicanes, donc pour vous aucune possibilité de repli. Sitôt que vous décèlerez la présence de l’ennemi, vous lancerez la fusée rouge et vous vous débrouillerez - ce que je vous demande c’est de lancer la fusée. J’y compte. C’est bien compris ?
━ Oui, mon lieutenant !
Je crois que nous avons bien répondu avec fermeté, mais il y avait quelque chose d’anormal dans notre
voix.
Dans le tunnel, j’entends Cazemayou :
━ Ben m.... ! pour un truc à la c... c’est un truc à la c… !
À 5 h. du soir le sergent Beaubault nous rassemble et après nous avoir donné le pistolet lance fusées, il nous entraîne vers la route. Nous avons serré les mains des camarades et dans les yeux j’ai trouvé de la commisération.
La nuit est tombée. Beaubault a soigneusement refermé les chicanes derrière lui. Tout repli est impossible, a dit le lieutenant Barcelot, la sécurité de toute la position l’exige. Aussi ai-je mesuré toute la détresse de notre situation. S’il ne se passe rien nous serons libérés demain au petit jour, mais s’ils viennent ? Je n’ai jamais senti l’angoisse peser comme en cet instant.
Si nous ne lançons pas la fusée nous pouvons sauver notre peau car l’ennemi nous fera prisonnier, mais nous trahissons.
Si nous tirons la fusée, nous serons broyés par notre artillerie dont le feu doit se concentrer sur la route.
Nous lancerons la fusée, mais nous voudrions bien quand même nous sortir de ce guêpier.
Thépaut qui est un fouinard déniche un caniveau sous la route.
━ Venez voir, je crois qu’on pourra tous s’y foutre les uns derrière les autres.
Cazemayou le plus gros des trois y passe, nous y passerons tous.
━ Ça va, ça colle, murmure le Périgourdin, en sortant de l’égout ; ou premier pet, on lance la fusée et on se planque là-dessous. Ça tiendra bien à un 120 et puis les Fritz ne nous verront pas.
Il n’y eut pas de tour de garde, nous étions liés par la même menace et pour une nuit semblable il fallait mettre nos 6 oreilles aux aguets.
Nous avons ainsi passé une nuit bien longue, les oreilles tendues, les yeux grands ouverts, debout et immobiles contre un petit arbre. Nous n’avons senti ni le froid pénétrant du brouillard, ni la fatigue ; nos muscles étaient raidis par la tension nerveuse. J’ai tenu 9 heures durant, le pistolet à fusées dans la main droite, le doigt sur la gâchette, adossé à l’arbre. J’ai connu ici les heures les plus longues et les plus angoissantes de ma vie de soldat, et ils ne sont pas venus, pour notre salut, pour le salut de notre malheureuse peau.
Au petit jour, Beaubault est venu nous délivrer. Je préfère l’ivresse de l’attaque que ce cauchemar froid.
Garde de nuit et de jour jusqu’au 9 février. Au P.P. Bihan, avec Harquey, je passe une partie des nuits.
À voix basse pendant notre manège nous échangeons nos souvenirs de potache ; il y a deux ans nous étions sur les bancs du collège.
Parfois dans l’ombre, quelqu’un glisse le long du boyau et pénètre dans la petite cagna. C’est Vacher qui fait sa ronde et vient prendre son chocolat chaud.
Je passe la seconde partie de la nuit sur un hamac que j’ai pu confectionner dans la baraque, afin d’éviter les godillots des hommes de garde.
La garnison est toujours sur le qui-vive, on craint un coup de main. Les patrouilles ne sortent plus et des signaux mystérieux ont été relevés chez l’ennemi. On raconte que celui-ci ferait une tentative de sortie derrière des civils de la zone envahie.
Les journées sont plus claires, aussi les gardes sur la route du bas sont supprimées.
Le vendredi 8, nos aéros lancent sur les lignes ennemies des proclamations du Président Wilson. On leur conseille de capituler avant que l’ Amérique ne mette tout en oeuvre pour détruire leurs armées.
On parle beaucoup d’une grande offensive allemande et on pense qu’elle se fera ici, en Lorraine. La capitulation des Russes a libéré de nombreuses divisions du front oriental, et celles-ci vont certainement déferler sur nous en masses compactes, selon les méthodes pratiquées par l’état-major prussien. Perspectives de batailles gigantesques et peut-être décisives.
Derrière nous de nombreuses réserves se rassemblent.

++++

Samedi 9 février. ━ À 8 heures du soir, la 3e Compagnie nous relève et passons en réserve au village de Serres à 5 km. derrière nous.
Dimanche 10. ━ Repos et nettoyage.

La section occupe une grange et pour la première fois depuis mon arrivée au front, nous dormirons sur des paillasses. On nous destine à des travaux de défense. Subitement, le 12, le régiment au complet se concentre à Valhey ; une colonne de camions nous emporte et nous dépose le lendemain au camp de Saffais. Nous avons traversé Deuxville, Saint-Nicolas et c’est à Ferrières que nous cantonnons.
De nombreux hommes de renfort arrivent, les compagnies sont complétées et à l’ escouade nous recevons deux nouveaux :
Beuzelin, solide gars des Ardennes, classe 15, et Thévenin, Auvergnat, classe 12.
Ce sont deux anciens blessés qui reviennent de convalescence, vieux combattants.
L’escouade est donc constituée comme suit : Bihan, Caporal, Joutel, Turgis, Thépaut, Harquey, Deckoninck, Beuzelin, Thévenin, Désalbres.
On nous informe que le régiment est ici pour se préparer à un coup de main ; c’ est sur le terrain du camp de Saffais que nous devons nous entraîner.
Du 15 au 19 février, le régiment répète l’ assaut qu’il doit donner aux positions ennemies. L’affaire semble bien étudiée et bien réglée. Le général Guignabaudet a rassemblé les 3 bataillons et nous explique le but de l’ opération et les moyens mis en œuvre.
Nous le 1er Bataillon devrons pénétrer de 2 km. dans les lignes ennemies jusqu’ au grand Moulin de Réchicourt-la-Petite où se trouvent 2 batteries d’ artillellerie. Nous devrons les faire sauter. Il nous faudra détruire l’ouvrage des 4 doigts, ramener le maximum de prisonniers et cela en 1 h. 30 afin de rentrer dans nos lignes avant la nuit, l’ attaque étant pour l’ après-midi.
À notre gauche, les 2e et 3e bataillons opéreront parallèlement.
Avec grande simplicité le général continue son exposé au milieu des 3 bataillons serrés autour de lui ; toutes les dispositions seront prises pour assurer le succès de l‘ opération. Trois cent mille obus percutants et 100.000 obus asphyxiants seront déversés en 8 heures sur un front de 5 km. Un barrage puissant de tir indirect effectué par 40 mitrailleuses pourvues chacune de 80.000 balles fixera les réserves ennemies.
Récompense pour le régiment : la fourragère. Le général ne peut nous garantir que l’ opération se fera sans casse, mais il nous assure qu’ elle sera réduite dans toute la mesure du possible.
C’ est la première fois qu’un chef parle ainsi à ses hommes. Il a gagné leur confiance et il a fait passer sur eux un souffle d’enthousiasme.
Le dimanche 17 février, troisième répétition de la manœuvre. Le lieutenant Barcelot est adjoint au Capitaine Peralda, chef de bataillon. La section sera commandée par le sergent Vacher secondé par un nouveau sergent gros et poussif.
Dernière répétition le 18.
Sortie de l’ attaque en colonnes et progression par deux jusqu’aux barbelés ennemis. On collera ensuite au barrage à la vitesse de 50 mètres à la minute, la vitesse passera à 25 mètres à la minute dès la première ligne ennemie traversée.
Derrière nous des sections du 3e Génie suivront. À l’ aide de paquets de cheddite, ils feront sauter les ouvrages et avec des appareils lance-flammes devront liquider les défenseurs résistants.

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Mardi 19. ━ À 6 heures du soir, des camions nous embarquent dans un grand enthousiasme.

Nous sommes tous confiants. Le soldat est prêt a tous les sacrifices lorsqu’ il en connaît la raison et si on l’ associe aux problèmes tactiques.
Tenue d’assaut, deux bidons de 2 litres, vin et café, un jour de vivre.
Le vieux Turgis est désigné comme brancardier du bataillon.
Nous débarquons à Einville-au-Jard en pleine nuit. Pas un civil dehors. Insouciant, le grand village repose dans la paix de la nuit. On décèle cependant quelques mouvements d’artillerie.
Colonnes par un les Compagnies montent vers Bauzemont. La nuit est claire et tout est silence. Arrêt au village. Dans l’ ombre, les sections passent devant de grosses caisses éventrées. C’ est la distribution des grenades explosives, asphyxiantes, incendiaires. J’ ai mon compte. Mes musettes sont lourdes chargées de plomb.
Dans ma collection, j’ai deux grenades destinées à faire sauter des canons.
La marche vers les lignes est reprise et par une piste nous débouchons dans une tranchée située à gauche de Bures.
Les escouades se tassent. Un chapelet d’hommes s’égrène ainsi sur près de 2 km. Nous sommes au coude à coude et nous pensons à quel grabuge nous assisterions si l’ennemi se doutait de cette concentration.
La nuit est calme. Sur la plaine qui s’étale au ru du parapet rien encore ne paraît. Cependant à quelques mètres des hommes s’occupent à cisailler nos barbelés pour nous permettre le passage.
Dans le ciel bleu sombre vers l’orient, une légère bande pourpre s’élève très lentement. Quelques nuages légers y flottent et peu à peu une douce lueur chasse le croissant argenté. Dans un vrombrissement un avion boche surgit rapide dans le ciel. L’oiseau de fer semble flairer quelque chose d’anormal. Comment ont-ils su ? Dans la tranchée c’est l’immobilité complète, mais l’oiseau à croix noire a du vite comprendre car sitôt sur nos têtes, il vire sur l’aile et rentre précipitamment. L’alarme a été donnée. Un sifflement perce l’air et un 77 mm percute devant nous. C’est le signal qui déclenche la première phase de l’opération.
Avec une cadence lente, par coups séparés, notre artillerie commence son travail de destruction ; le son de chaque explosion se répercute en modulations musicales sur la chaîne de coteaux où l’ennemi invisible est alerté. Maintenant les coups de tonnerre se précipitent, se suivent puis se fondent progressivement dans un roulement qui ressemble au déchaînement d’un océan furieux. L’allure du bombardement augmente avec rapidité. Il devient en quelques instants un grondement assourdissant d’une puissance extraordinaire, ponctué de craquements effroyables qui agitent l’air.
En moins de 20 minutes, les lignes adverses disparaissent et se transforment en cratères géants ; une fumée épaisse et noire s’élève et se dilue dans le ciel bleu d’une journée de printemps.
Ceci est un très bon travail et nous nous en réjouissons.
Vers 10 h. l’ennemi a réussi à pointer une pièce sur notre tranchée. Un obus de 130 mm est venu s’écraser à une trentaine de mètres devant nous et la pièce renouvelle son exploit toutes les 10 minutes. Un coup dans la tranchée et c’est la boucherie.
Le lieutenant fait appuyer à droite toutes les sections qui sont dans la ligne de tir. Un officier d’artillerie appelé par téléphone est arrivé, il repère la direction. C’est de la forêt de Parroy que le canon allemand tire. La forêt est sur notre droite. Notre artillerie a de suite été alertée et une demi-heure plus tard la pièce devenait muette. L’inquiétude est passée.
━ Si on cassait une croûte ? propose quelqu’un.
━ T’as raison, s’écrie Beuzelin, pour foncer dans le brouillard, il faut avoir le coffre plein. Avant la sortie je siffle tout le pinard et à moi le Fritz.

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Je fais comme les camarades. J’avale une sardine, un bout de bidoche et un morceau de chocolat. On noie cela par un coup de pinard et on se sent paré pour l’heure H.
Seconde alerte. Sur nos têtes, dans le vent d’acier, un crépitement furieux agite l’atmosphère. Les dos se voûtent contre une menace invisible, mais vite nous comprenons ; ce sont les 40 mitrailleuses qui, de derrière, viennent d’ouvrir le feu sur les arrières ennemies.
Le bombardement est à son maximum vers 12 h. L’adversaire submergé, écrasé, ne réagit plus.
Nous sortirons à 3 h. 28. A 3 h. les sections se préparent. La tranchée s’agite, les culasses claquent nerveusement, les magasins sont approvisionnés et les jugulaires ajustées.
Vacher passe et donne les dernières instructions :
━ Espacez-vous par escouade. On sortira un par un comme à Saffais.
J’allume une pipe. Beuzelin, Harquey, Thépaut font de même. Les jeunes veulent crâner.
━ Nous sortirons tous la pipe à la gueule, hurle Beuzelin et le premier qui la rentre est bon pour le litron.
Le pari est tenu.
L’heure H approche et plus personne ne parle.
Sanglés dans les cuirs, armes aux pieds, immobiles comme des statues, les hommes fixent leurs yeux sur Vacher. Le sergent est debout sur le parapet, surveillant le geste ultime du capitaine Malgarny. Minutes lourdes
━ Allez !
Le bras de Vacher s’est tendu en avant et un par un, sans fièvre, les poilus montent sur le parapet par des escaliers de terre. Ce mouvement s’effectue sans à coup, dans le calme, comme à l’exercice.
La sortie de ces 1.500 hommes sur la plaine plate et nue offre un spectacle de désordre mais dès les réseaux franchis, chaque compagnie prend la formation de lignes d’escouades et alors sur la plaine grise, ondoyée de lumière, l’oeil embrasse un ensemble grandiose et émouvant.
C’est un régiment d’infanterie en formation de combat, qui part à l’assaut froidement, comme à la parade, sous les éclairs d’une forêt de baïonnettes.
Derrière nous des hommes déroulent des tresses blanches, indicatrices de direction pour le retour des isolés : les cailloux du Petit Poucet.
Le duel d’artillerie a atteint son paroxysme. Devant nous, à 1.500 m., la redoutable position des Quatredoigts nous fascine. Ma compagnie forme l’aile droite de l’attaque et vers la gauche, les files innombrables de petites colonnes s’avancent vers la chaîne de coteaux où dansent en une sarabande infernale les obus de tous calibres.
Nous voici près des réseaux adverses et l’ennemi terré sous le déluge de fer ne nous a pas encore vu. Sur un signe, la compagnie s’est déployée en tirailleurs. Des lièvres surpris s’échappent devant nous et le Breton Congue en descend un. La vague d’assaut est à mi-côte et les barbelés sont là, presque intacts. Avec d’énormes cisailles des hommes s’avancent et ouvrent des brèches. Rapide et courbé un homme passe, puis deux, puis trois. A côté, d’autres brèches sont faites.
C’est le moment de l’assaut. La tranchée allemande est à 100 mètres. En passant les barbelés, j’ai laissé des morceaux de capote et de pantalon, et j’ai rejoint la ruée qui monte en paquets, sans ordre, sans un cri, le fusil tendu en avant. Sommes vus ! Une fusée rapide s’élève. Vite on accélère... une explosion brutale souffle le visage, un deuxième obus percute et fauche une grappe humaine ; près de moi Le Polès pousse un cri, vacille et s’écroule - sa jambe projetée avec force heurte ma musette. Lelièvre et Texier culbutent.
━ En avant ! En avant !
Ce cri retentit sur toute la ligne et les hommes s’échauffent. L’ assaut est irrésistible, et les jambes se tendent nerveusement pour franchir les derniers mètres.


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Je saute dans une tranchée bouleversée, évasée. Pas âme qui vive, mais des cadavres frais et un enchevêtrement de poutres. Dans l’escalier d’une sape je jette mes grenades, explosives, incendiaires, asphyxiantes. Une fumée noire et des flammes rouges sortent comme d’un chalumeau. Sur le plateau la vague d’assaut s’est élancée pour un nouveau bond en avant, mais il faut ralentir l’allure ; sur la gauche le 26e bataillon n’a pas encore franchi les réseaux.
Les unités sont mélangées. Des gourbis flambent et sautent. Le Génie arrose le terrain de flammes. C’est la pleine action, l’ivresse de la bataille, le désordre des actions individuelles. Par endroits la terre se boursoufle, s’enfle, et s’affaisse. La lutte est aveugle et sans pitié. Des allemands surgissent du sol en torches vivantes ; les uns se jettent terrifiés dans nos rangs, d’autres hébétés, l’oeil halluciné, titubent et tombent.
Sur l’horizon volcanique, dans un seconde de répit, je surveille le barrage qui fuit devant nous. Soudain, dans un éclair, un souffle chaud me couche comme un soldat de plomb. Je n’ai rien, mais la respiration coupée. Sur le terrain des corps immobiles et tordus forment un cercle autour du point de chute. Des cris, des appels. Un sergent hurle et racole des brancardiers volontaires. Sur un brancard Barcelot est emporté grièvement blessé. Le corps à demi dressé, il donne les dernières instructions.
Parmi les morts, je relève avant de partir en avant, le capitaine Peralda, le capitaine Malgarny, le sergent Beaudelot, Turgis, notre vieux Turgis de l’escouade. La liaison du Bataillon et les brancardiers sont ou tués ou blessés et Thépaut qui était à mon côté, s’est replié avec une blessure à la cuisse.
À droite, la vague d’ assaut stoppée, hésite. Des rafales d’ obus arrivent tangentiellement au sol et ricochent ; ils labourent la terre en sillons profonds et jettent la confusion dans les sections : culbutes, cris, jurons. Des Sous-officiers se détachent et entraînent les hésitants. Vacher, la joue barrée par un filet de sang s’élance en hurlant, et les hommes galvanisés foncent vers l’avant.
Le lieutenant Hocquet a pris le commandement de la Compagnie et le capitaine Cléry celui du Bataillon.
Par un boyau l’avance est reprise. Sur le terrain nu, les balles balaient les sections. L’ennemi s’est ressaisi et tente d’arrêter notre progression. Cependant toutes les unités progressent par le boyau et pour combler le vide qui s’est fait sur notre gauche, Vacher nous lance sur le parapet. Suivi par Joutel, Harquey et Colin, je file courbé en deux sous des gerbes de balles. Je plonge dans un petit boyau où se trouve Thévenin tirant avec son F.M... sur les mitrailleuses ennemies.
Du Grand Moulin, marqué par un bouquet d’arbres sur la droite du village de Réchicourt, une pièce de 77 tire de plein fouet sur nous. Les obus météoriques rasent le sol à hauteur d’homme. Ici le boyau est un cul-de-sac et pour progresser il faut sortir. Nous sommes sur un plateau qui s’incline en pente douce vers le village de Réchicourt enfoui dans ses ruines. Thévenin saute le premier sur le parapet et sous une grêle de balles, disparaît. C’est mon tour. D’un bond je suis sur le terrain. Rafales de balles, gerbes de terre, claquements secs m’accompagnent. Je sens en plein visage le souffle des mitrailleuses. Je culbute... plat ventre... j’avance en rampant.
Les tireurs ennemis me croyant touché, ne tirent plus. Sur le ventre, fondu dans la terre, je progresse à la manière d’un reptile et finalement je roule dans une tranchée sur des têtes casquées.
Je suis avec quelques hommes en flèche de la progression et l’avance se poursuit. Mais ici le boyau s’évanouit. À 50 mètres la route de Réchicourt à Parroy nous sépare de l’ennemi disséminé dans des trous d’obus. J’ai l’impression que nous ne dépasserons pas la route. Penchés sur le parapet, nous ouvrons le feu sur les mitrailleurs qui nous barrent le chemin.
Dans les deux camps la mitraille crépite avec rage. Devant nous, sur la gauche comme sur la droite les armes tonnent en un roulement furieux. Des hommes touchés à la tête s’affaissent sans cris. Soudain le lieutenant Hocquet saute sur le parapet en hurlant
━ En avant ! À la baïonnette.
Les aciers scintillent, les hommes sortent. Une rafale passe, terrible et meurtrière. Hocquet s’écroule, le sergent Verdier culbute et roule dans le boyau, des hommes touchés s’affaissent. Soufflée par le fer, la section se replie dans le boyau et la lutte reprend au fusil.


++++

Devant nous une vague allemande est sortie du Grand Moulin. Les hommes portent le sac et se dirigent vers nous baïonnettes hautes. C’est la contre-attaque. Notre feu se précipite et crache la mort. La vague qui montait au pas de course fond sous nos yeux. Décimée, elle se disloque et se terre. Subitement des groupes séparés surgissent de terre. Les hommes gris précédés d’un officier - un géant de bataille - s’avancent en courant sous le déluge de fer. La mitraille en hurlant fauche tout devant nous, les grappes humaines disloquées, fondues, disparaissent pour la seconde fois.
━ Ne tirez plus ! hurle quelqu’un ; voyez, ils se rendent !
Devant nous, à 200 mètres, un groupe important d’Allemands s’est dressé, brais en l’air, sans armes.
━ Cessez le feu ! ils se rendent
Ils sont une cinquantaine. À genoux sur le parapet, nous leur faisons signe d’avancer. Ils avancent et confiants nous leur faisons des signes d’apaisement, mais subitement, ils disparaissent tous avec un ensemble stupéfiant. Ces salauds viennent de réussir à progresser en simulant une reddition. Nous reprenons notre tir avec plus de rage. Je vise avec précision un point d’où partent des coups de feu. J’ai certainement placé ma balle dans la tête du tireur car je ne remarque plus les petits flocons blancs qui caractérisent les coups de Mauser.
Le combat se poursuit dans les deux camps à faire des cartons, lorsque j’entends un cri :
━ Le bataillon s’est replié ! Vite ! Caltons les gars !
Stupeur. Nous étions en pointe et l’ordre a été donné de rompre le combat sans nous toucher.
Nous sommes six avec l’adjudant Devilard et le sergent Vacher. L’ennemi est à 200 mètres.
━ En retraite ! hurle Devilard, mais ramenons le corps du lieutenant. Ces salauds de brancardiers ont foutu le camp en laissant les morts et les blessés ; ils entendront parler de moi. Allez ! vite !
Le corps du lieutenant Hocquet est allongé contre la paroi du boyau, la tête sanglante étoffée de linge. Il nous faut l’ abandonner avec trois autres cadavres et tenter de ramener le sergent Verdier blessé au ventre et au bras. Talonnée par l’ennemi, à 2 km. de nos lignes, sans brancards, harcelée par les balles, la petite troupe s’efforce de ramener le blessé.
Joutel soulève Verdier par les épaules, deux hommes le tiennent par les jambes, Vacher soulage les reins meurtris et le triste convoi se met en marche. Marche difficile, pénible, lente, dans un boyau éboulé, plein d’obstacles. En arrière-garde, je tire mes dernières cartouches sur l’ennemi qui approche avec prudence. Mais le malheureux blessé gémit de douleur, chaque pas lui arrache un cri déchirant et cependant, il nous faut accélérer l’allure si nous ne voulons pas tomber aux mains de l’ennemi.
Pâle, les yeux fiévreux, Verdier nous supplie d’arrêter la marche. Sa douleur en s’amplifiant devient une prière. Que faire ? Il refuse de continuer.
━ Partez ! partez vite ! laissez-moi, je vous en supplie ! ne me touchez plus !... Je souffre trop !
Minute déchirante. Nous allons l’abandonner. Pitié pour lui, mon Dieu !
Nous sommes partis, sans regarder en arrière, fuyant son dernier regard. Je cours comme un halluciné, en criant après des brancardiers qui sont déjà loin. Je cours en refoulant mes larmes, honteux d’abandonner une pauvre créature, un camarade qui va peut-être mourir dans quelques instants, faute de soins, dans l’abandon et la froide nuit qui descend. Mais où sont mes compagnons ? Me voici seul dans ce boyau, perdu dans les lignes ennemies.
Pour m’orienter je me hisse sur le parapet et de suite sur ma gauche une mitrailleuse m’accroche de sa gerbe. Le champ de bataille est désert et silencieux. Les derniers coups de feu claquent du côté de Réchicourt et à l’occident, le soleil s’enfonce lentement dans la terre.
Voici une pente douce. C’est la première ligne ennemie, dominant toute la plaine. Là-bas dans la vallée assombrie, vers nos lignes, un long serpent gris glisse et s’éloigne. C’est le bataillon En arrière, quelques isolés cherchent à le rejoindre. Mais où sont mes camarades ? J’appelle. Rien, pas même l’écho de ma voix ; plus un seul bruit dans ce chaos de décombres, mais un silence hideux qui éveille le spectre de la peur dans l’ombre du crépuscule.
━ Si les boches arrivaient ?


++++

À cette pensée mon esprit se trouble et j’accélère la course. Soudain, derrière moi un homme apparaît, essoufflé, le regard terrible, le visage en feu. L’adjudant Devillard s’arrête sur la crête et d’une voix tragique lance une bordée d’injures à l’adresse des brancardiers et se tournant vers moi, il me reproche violemment de ne pas être resté. Je lui rappelle qu’il m’a donné lui-même l’ordre de rattraper un brancard. L’adjudant est dans un tel état de surexcitation qu’il en perd la mémoire.
À deux nous descendons l’ouvrage des Quatre doigts. Une tresse blanche nous indique le retour.
Avant les premiers barbelés, un officier du 23e R. I. surgit et nous demande s’il n’y a plus personne derrière nous. C’est le chef d’une compagnie de soutien qui se retirera lorsque Vacher et ses hommes que nous lui signalons seront passés.
Au même instant Vacher apparaît sur la crête avec 3 hommes. L’arrière-garde est sauve.
Sur la plaine où nous commençons à souffler, les mitrailleurs allemands du secteur voisin nous recherchent. En forçant l’allure nous rattrapons quelques isolés. Je dépasse Beuzelin qui se traîne péniblement dans les hautes herbes, complètement épuisé.
Peu à peu, à mesure que nous nous rapprochons de nos lignes des groupes se forment, vrais cibles pour l’ennemi. Les balles passent bas et grattent le sol. Comme des jets d’eau, la terre sautille par endroits.
Instinctivement nous sautons ces geysers de poussière. Des blessés aux jambes s’écroulent. On les empoigne par les bras et on les traîne à deux.
Je suis à bout de souffle, complètement épuisé. Haletants, traits crispés, bouches écumantes et sirupeuses, yeux rouges et révulsés nous courons vers notre première ligne, notre salut. Devant moi, notre gros sergent s’écroule sur le sol. Deux hommes l’accrochent et le traînent. Enfin ! la tranchée.
Des soldats du 23e R. I. nous reçoivent compatissants. Ma tête est lourde et sonore, mes jambes vont céder et mon corps subitement détendu fléchit, prêt à s’écrouler. Je me suis senti croulant dans le fond de la tranchée. On m’a relevé de suite et l’ordre est formel : pas d’arrêt, mais immédiatement rejoindre l’arrière. Sur une banquette, l’aide-major, corps renversé, délire dans une crise nerveuse et je suis reparti comme un automate dans le boyau.
C’est la nuit. Une colonne lourde se traîne dans un grand silence sur la route d’ Einville-au-Jard. Comme une Légion Romaine le Régiment ramène ses morts et ses blessés. Ici, un officier soutient un homme éclopé, là deux hommes se tiennent par la taille. Des dizaines de prisonniers grossissent cette cohorte muette ; ils portent sur leurs épaules les brancards où gisent les morts.
Le ciel est illuminé. Pas un bruit. Il semble que rien ne s’est passé. Sur les bords du chemin, à l’entrée du village, les soldats de l’arrière font la haie. Un silence religieux salue cette phalange de morts et de vivants.
Dans la grand’rue d’ Einville-au-Jard, des cris, des appels fusent au milieu d’une foule mouvante. Chacun cherche sa Compagnie et dans le brouhaha je reconnais la voie du sergent fourrier Virton :
━ Par ici, la 2e, par ici !
La Compagnie s’est regroupée et un bilan rapide est établi. Le capitaine Malgarny et le lieutenant Hocquet ont été tués, le lieutenant Barcelot grièvement blessé. Parmi les sergents, Verdier tué et le gros sergent dernier venu, blessé. La 8e escouade a en partie disparu. Cluzeaux tué, Le Polès, Texier, Lelièvre blessés.
Une colonne de camions nous a enlevés et déposés à Ferrières à 4 heures du matin. À l’arrivée un repas chaud et copieux nous attendait et nous nous sommes endormis dans un sommeil fiévreux.

Jeudi 21 février. ━ Sur les hommes endormis des appels retentissent.

Il est midi. Les sections se regroupent dehors paresseusement. Le fourrier fait l’appel, il y a 35 manquants à la Compagnie. À ma section, 15 hommes sont portés tués ou blessés ━ c’est la plus éprouvée. Elle était en flèche lors de la progression vers le Grand Moulin et c’est elle qui est sortie baïonnette, haute derrière Hocquet.
Repos toute la journée. Je replonge dans le foin.

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Vendredi 22 février. ━ À l’actif de l’attaque : 215 prisonniers.

Un gros renfort arrive du D.D. Ce sont presque tous les soldats relevés de Salonique. D’après eux la vraie guerre c’est à Salonique qu’on la voit. Le front Français serait de tout repos. Les pauvres ! ils vont vers de dures désillusions.
À l’escouade est affecté un Breton, Gorgue. Il n’arrive pas de Salonique, c’est un retour de blessure.

Samedi 23 février. ━ Service funèbre pour nos camarades tués à Réchicourt-la-Petite.

Assistance considérable.

Dimanche 24. ━ Repos complet.

Cartes, pinard et pipes. On nous a changé nos effets. Ils étaient loqueteux.
L’après-midi, le régiment est rassemblé avec le drapeau. Le Colonel passe sur le front des compagnies déployées et remet des décorations.
Légion d’honneur au Capitaine Cléry,
Médaille militaire au Sergent Vacher.
Vacher est toujours le guerrier splendide, calme en toutes circonstances. Je ne l’ai jamais vu s’abriter, ni hésiter dans les cas les plus dramatiques. Depuis 14, il fait la guerre avec cette simplicité qui fait l’admiration de ses hommes.
Je suis proposé pour une nouvelle citation.
On n’est pas entièrement satisfait de la 2e Compagnie à l’ État-Major. On enquête sur la mort du lieutenant Hocquet et des quatre autres tués restés dans les lignes ennemies.
On nous reproche de les avoir abandonnés.
Ces Messieurs n’avaient qu’à venir pour les ramener, nos morts.

Lundi 25 février 1918. ━ Le régiment a pansé ses blessures.

Des camions nous déposent le soir à Valhey où la neige nous accueille. Cantonnons à Serres, à 5 km. derrière les Jumelles. Dans 4 jours nous monterons à la Patte d’ Oie.

Mardi 26 et mercredi 27. ━ La Compagnie pose des barbelés et creuse des tranchées devant le village.

Nous travaillons dans la boue froide et glissante.
Bihan, notre caporal est nommé sergent et Harquey passe caporal de l’escouade.
━ Si ça dure, déclare Beuzelin, on aura bientôt des ficelles. Faut arroser ça !
Le soir l’escouade chante et hurle autour du seau de pinard payé par Harquey.

Jeudi 28. ━ Le commandant Jeantis, du 3e Bataillon, prend le commandement de notre Bataillon.

Repos. Activité de l’aviation et canonnade de nuit.

Vendredi 1er mars. ━ La nuit dernière, l’ennemi a fait un coup de main sur le 42e R. I. .

Il a emmené 14 des nôtres. Le secteur devient plus agité.
Jusqu’au 5 mars la Compagnie ne bouge pas et reste au repos.

Mardi 5 mars. ━ À 7 heures du soir, la Compagnie quitte Serres sous une neige pourrie.

Après la Patte d’Oie quittons la route d’ Arracourt et sur notre droite grimpons sur une crête boisée. À travers pistes et chemins de terre les sections traversent des bois touffus. La nuit est calme, mais près de nous un 75 mm crève le silence de sa gueule hargneuse. La détonation s’éloigne en modulations harmonieuses dans le sillage de l’obus.
Nous arrivons et occupons un immense abri : tous les hommes de la Compagnie s’installent dans des couchettes superposées.

Mercredi 6 mars. ━ Nous sommes entre la route d’ Arracourt et le village de Bathelémont, à 500 mètres de la première ligne.

Le lieutenant Mansard de la 1er Compagnie prend le commandement de la 2e en remplacement de Malgarny.
Abrités par la forêt posons du barbelé au bas de la côte. Nombreux 75.

Le soir, le sous-lieutenant Artanse du 3e Bataillon prend le commandement de la 4e section à la place du lieutenant Hocquet. Vacher assure le rôle de chef de section par intérim.
Toute la nuit les 75 poussent leurs coups de gueule mais nous ne recevons aucun obus.

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Jeudi 7 mars. ━ Travaux de défense.

L’ennemi cherche à atteindre avec du 105 mm la batterie de 75 mm qui est au bas de la côte.
En dehors des corvées sommes assez libres, aussi accompagné de Joutel et Bocquet, par un matin doux, je vais chercher de l’air et de la lumière. Nous nous dirigeons vers la sortie du bois qui donne sur la plaine de Bathelémont. Un soleil pâle dans un ciel légèrement bleuté efface les dernières flétrissures de l’hiver. La nature se réveille et les bourgeons s’épanouissent en petites feuilles d’un vert frais. La forêt est déjà belle et des oiseaux effarouchés s’échappent en sifflant. À la lisière du bois, nous découvrons la plaine et le village de Bathelémont. Soudain un sifflement aérien accourt, et la rafale de 105 mm s’émiette avec fracas autour de nous. Une volée d’éclats vient taper avec force contre les troncs d’arbres, suivie de craquements et de froissements dans les hautes branches. Retour précipité à l’abri où toute la Compagnie est rassemblée.
Travaux de défense jusqu’au 13 mars.
Ce secteur si calme est devenu fiévreux depuis l’affaire de Réchicourt-la-Petite.

Mercredi 13 mars. ━ Sous les ordres d’officiers et d’hommes du 7e Génie, la Compagnie travaille à la construction d’un observatoire d’armée en béton.

Peu à peu le pays se transforme en nids de résistance.

Jeudi 14 mars. ━ Mêmes travaux.

Toute la journée, je pousse des brouettes de gravier, le Génie préparant le béton. Le travaille avance rapidement. Une corvée est fauchée par une rafale de 77 mm. Un sergent tué et 4 hommes blessés.
Jusqu’au 19 même chantier.

Mardi 19 mars. ━ Nos aviateurs descendent deux aéros boches. Bravo !

Dans la nuit la Compagnie relève la 3e aux Jumelles. Il n’y a rien de changé dans ce secteur, l’artillerie est par contre beaucoup plus active.

Mercredi 20. ━ La section est de corvée.

Nous aménageons le boyau qui descend vers Arracourt. Pelles et pioches se lèvent sans arrêt. J’arrive à être expert dans l’art de creuser et de balancer la terre avec le minimum d’efforts. Même dextérité pour planter des piquets droits et solides comme de dérouler du barbelé sans s’écorcher les doigts. Le fantassin est l’homme de tous les métiers : il se bat, il marche, il trime, il creuse, il soulève, et il crève. Je n’ai pas évidemment la manière des solides paysans qui m’entourent, mais peu à peu le métier rentre.

Jeudi 21. ━ L’ennemi marmite sérieusement la route d’ Arracourt et notre Jumelle reçoit des rafales de 105 et de 77.

Le séjour est devenu moins agréable. Plus de promenades nocturnes aux P.P. Le P.P. II ou ancien P.P. Bihan est particulièrement visé. On veille dans la tranchée et non plus sur le parapet.
Gros émoi à la Compagnie. La cave des vivres de réserve a été fracturée et cambriolée. Le chocolat et surtout la gnôle ont été visés. Enquêtes, fouilles, etc... On n’a pas trouvé les coupables.

Vendredi 22. ━ L’ennemi arrose notre position d’obus de 105 et de 77.

Ceci n’augure rien de bon. Les sorties du tunnel deviennent, périlleuses. On redouble de vigilance, surtout pendant les nuits ; on renforce la solidité des boyaux.

Samedi 23. ━ Les deux sorties du tunnel sont particulièrement visées par l’artillerie ennemie.

À chaque instant les téléphonistes sont alertés pour la réparation des fils coupés. Une pièce d’un calibre inconnu tire sans arrêt sur la sortie sud. On pense qu’il s’agit d’un canon russe. L’obus arrive très lentement et chute dans une explosion étouffée, sans grands dégâts. De jour et de nuit, pelles et pioches creusent et soulèvent la terre. Mes mains calleuses sont dures comme de la pierre.
On signale de nombreuses réserves sur nos arrières. Allons-nous vers une grande offensive ?

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Lundi 25 mars. ━ De bon matin, la mitraille crépite furieusement sur notre droite.

Est-ce une sortie de l’ennemi ? Le soir est très calme. Réparons un abri effondré.

Mardi 26 mars. ━ Calme absolu.

On nous annonce que l’ennemi a déclenché une grande offensive sur la Somme, en secteur Anglais.
La menace qui pesait sur nous n’était qu’une diversion, nos travaux n’auront servi à rien.

Mercredi 27 mars. ━ Très beau temps.

Le soleil est chaud. On relâche l’état d’alerte. Cependant le duel d’artillerie se poursuit et il n’est pas prudent de sortir du tunnel. Dans la nuit nous réparons les dégâts produits par le bombardement.

Jeudi 28. ━ Le temps est magnifique et c’est une invitation de la nature à l’admirer.

Je sors du tunnel. Dans la barraque qui sert de réfectoire quatre hommes jouent aux cartes autour d’une table : Galais, Congue, Bréhan et un poilu de la 4e section. Soudain dans le ciel un sifflement léger, l’obus russe. Je plonge dans le boyau, contracté, grimaçant, car l’obus fonce sur nous. Une tôle trouée, puis un choc sourd dans la terre suivi d’un vol de frelons. De la porte du réfectoire une fumée noire et âcre jaillit et un homme expulsé roule sur moi. Je cours au tunnel et appelle du secours. Des brancardiers arrivent et nous relevons Congue blessé au bras droit, aux deux jambes et à la tête. Dans la baraque, c’est une boucherie. La table des joueurs est pulvérisée, et à nos pieds un morceau de chairs rouges. La tête de Bréhan est plantée sur un tronc sectionné à la hauteur des reins, les deux jambes rabattues en arrière - et ce regard bleu d’enfant donne à cette vision un intolérable aspect de détresse.
On a rassemblé les morceaux de notre jeune camarade et il est parti sur le dos d’un brancardier, dans une toile de tente. Il avait 20 ans. Quant aux deux autres joueurs, ils sont indemnes. L’obus a traversé le corps de Bréhan au niveau de la ceinture, l’a coupé en deux, pour ensuite traverser la table et exploser entre les huit pieds. Un 77 aurait tout anéanti.

Vendredi 29 mars. ━ Vendredi Saint.

Journée triste, il pleut à fines gouttes.
Satisfait de son dernier coup, l’ennemi semble plus calme.
Le soir l’escouade s’installe à l’entrée Nord du tunnel, dans une petite pièce qui sert de salle de garde. À minuit un obus blesse Dekoninck à l’entrée du tunnel, d’un éclat à l’épaule.
━ C’est un coup d’filon. J’ vais ramasser quelques mois d’ houstos. Adieu les copains !
Refusant tout pansement, il file dans le tunnel vers le poste de secours.
À minuit je suis de garde à quelques mètres devant l’entrée avec Jaffrézic. Pour remplacer Dekoninck je fais 2 heures de garde supplémentaires. Dans la vallée la nuit est profonde. Au loin, derrière les lignes ennemies, le ciel s’illumine d’éclairs rougeâtres, ponctués par des déclics sourds. Les salves légères et chantantes vont se briser en éclats vibrants derrière notre Jumelle, vers la sortie Sud.
Derrière nous à quelques mètres, la silhouette d’un homme s’est dressée droite sur le parapet. L’homme est immobile comme une statue :
━ Qu’est-ce qu’y fout, le Lieutenant ? me demande Jaffrézic.
━ Je n’en sais rien. Il est là depuis un moment, immobile et muet.
━ Y n’est pas gonflé ce nouveau Lieutenant. J’te fout mon billet qu’y viendra pas jusqu’à nous. Il a vu Dekoninck blessé et je crois qu’il a les colombins. Tiens, zieute ! Y mets les bouts...
Une rafale s’annonçait et piquait sur notre Jumelle. L’ombre du Lieutenant avait disparu.
Aux premières lueurs du jour, nous regagnons le tunnel.

Samedi 30 mars. ━ On discute ferme sur l’offensive allemande qui se développe dans la Somme.

Vacher pense que tout est foutu. Je ne suis pas de son avis, j’espère bien que les Boches seront arrêtés lorsque les Français seront devant Amiens.
Toute l’escouade est devenue anglophobe.
Le soir la 7e Compagnie nous remplace. Retour à Serres. Par glissades on avance sur les pistes boueuses. La voix du nouveau Lieutenant s’affermit à mesure que nous nous éloignons de la première ligne. Avant d’arriver à Serres, la voix du nouveau Lieutenant, le Lieutenant D., tonne avec énergie :
Jugularisez-vous !
Personne ne bronche.
━ Je vous dis de mettre la jugulaire au menton !
Nous mettons la jugulaire.
━ Çui-là, il est pur, souffle quelqu’un derrière moi, y ramenait pas tant sa fraise y a un moment.
Beuzelin reprend
━ On verra au prochain casse-pipe, s’il s’intéressera à la jugulaire ━ le pôvre ! Il croit qu’on rentre à la caserne.

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Dimanche 31 mars. ━ Jour de Pâques.

Repos complet. Messe au village. Civils et militaires remplissent la petite nef où les chants religieux s’élèvent sous les voûtes.
Nous avons passé la journée dans nos baraques Adrian, à jouer aux cartes, à discuter sur l’offensive Allemande, dans une atmosphère de tabac et de paille mouillée.

Lundi 1er avril. ━ Repos toute la journée, par contre la Compagnie est de corvée de nuit à la Patte d’Oie.

Sous une pluie torrentielle à travers des terrains boueux, armés de pelles et de pioches nous nous rendons au chantier nocturne. Égrenés sur une ligne droite nous creusons un boyau qui se transforme rapidement en un ruisseau boueux. À mesure que nous creusons la boue liquide monte, et chaque coup de pioche soulève des gerbes d’eau. Nous sommes dans l’élément liquide par les pieds, par le corps et par la tête qui reçoit les cataractes du ciel, et par les poumons saturés d’air humide. Il a fallu quatre heures pour atteindre la profondeur voulue et la boue arrivait aux genoux.

Mardi 2 avril. ━ Repos et inspection des vivres de réserve.

Il est interdit sous peine de sanctions de toucher à ces vivres rangés dans nos sacs. La théorie prévoit 30 jours de prison mais comme nous sommes en première ligne, il n’est pas question de nous en sortir pour purger cette peine à l’arrière, aussi on se contente de nous les remplacer avec un bon coup de gueule du Lieutenant.
On nous distribue de nouveaux masques. C’est une copie du masque Boche - le museau de porc qui nous portait tant à rire. Chaque section passe dans la chambre à gaz pour l’épreuve. De la porte, un major, à l’aide d’un pistolet lance dans la pièce les ampoules de poison. Ce masque est un gros progrès sur le tampon étouffant que nous avions.

Jeudi 4 avril. ━ On nous apprend qu’une Division du 7e Corps est partie pour la Somme.

Nous restons pour garder le secteur.

Samedi 6. ━ Départ le soir pour relever le 42e R. I.

Par Valhey et la Patte d’Oie nous avons rejoint le fortin Foch.
Nous sommes arrivés sur une crête boisée dominant le village d’ Arracourt. La Compagnie occupe de nombreux abris bétonnés entourés de baraques confortables : réfectoires, infirmerie, cuisines, dépôt et cantine.
C’est un des nombreux centres de résistance qui s’échelonnent sur toutes les crêtes de cette région.
Ici c’est le centre du bois de Bénanont.

Dimanche 7 avril. ━ Y a-t-il des volontaires pour conduire des ânes ? demande Vacher en entrant dans l’abri.

━ De quoi s’ agit-il ?
━ Ben, faut assurer matin et soir le ravitaillement de la Compagnie avec des bourricots d’ Algérie. Les cuisines sont au fortin Nicolas II et il faut en ramener la soupe.
━ D’accord, je, marche.
━ Et moi itou, ajoute Joutel et ensuite Gorgue. Conduire des ânes n’est pas déplaisant. Cela me changera du métier de terrassier. Dans un abri solide, à 500 mètres de la Compagnie, les 3 âniers s’installent confortablement. Nous sommes seuls, sans gradés, près du pare à bourricots. Nous avons dix pensionnaires, ce sont ces petits ânes qui trottinent avec leurs pattes grêles et raides sur les bleds algériens, le jour des marchés.
Nous devons assurer leur entretien et leur nourriture.
Dans les secteurs agités les territoriaux les conduisent pour le ravitaillement en vivres et en munitions des premières lignes.
À 11 heures du matin, le parc s’anime ; nous chargeons percots, sacs, bidons sur les 10 bourricots. Gorgue conduira la première corvée. Il enfourche l’âne de tête, pieds traînant, et toute la petite bande suit gentiment comme pour le marché. Derrière la lisière du bois la petite troupe a disparu.
Le soleil est très haut et chaud. Au delà de la zone d’ombre la plaine de Bathelémont s’étend avec ses hautes herbes aux coloris variés. Gorgue sera de retour avant 1 heure et avec Joutel je rejoins l’abri. Le P. C. de Nicolas est à 1.200 mètres. Une heure passe et pas de Gorgue. Quelque peu inquiets nous sortons, car là-bas du côté de Nicolas des rafales de 77 s’émiettent en nuages légers sur la piste qui longe la lisière du bois.
━ J’ crois que la corvée se fait sonner, me crie Joutel en courant vers la lisière.
Nous distinguons bientôt trois points immobiles au milieu des flocons de poudre.
Nous arrivons au pas de course sur le lieu du drame, et trouvons trois ânes blessés, debout et figés par la douleur et la peur. À Nicolas, le reste de la troupe s’est replié et Gorgue est au Poste de Secours blessé à la cuisse.
━ Allez ! hue ! hue ! À coups de triques nous ramenons la caravane, mais les bêtes intelligentes refusent d’avancer à l’approche de la zone dangereuse. Nous avons dû faire un long crochet pour les ramener à Foch. Nous sommes ensuite revenus sur la piste pour ramener les trois bêtes blessées, nous avons pu les arracher à l’immobilité en brisant la raideur des pattes par une marche forcée.
━ Pour un filon c’est un truc à la c.... me confie Joutel.

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Lundi 8 avril. ━ Pour éviter ces corvées périlleuses, la Compagnie abandonne Foch et s’installe au fortin Castelnau où les cuisines peuvent accéder.

Nous appuyons un peu sur la gauche et notre métier d’ânier va prendre fin.
Les ânes ont rejoint leur parc et j’assure avec Joutel leur nourriture jusqu’à leur évacuation vers l’arrière. Dans la nuit une voiture est venue chercher les 3 blessés. Nous les avons chargé à bout de bras comme des sacs de farine. Les malheureuses bêtes avaient leurs membres raides et gémissaient lamentablement.

Mercredi 10 avril. ━ Hier, notre artillerie a pris sous son feu le secteur d’en face.

Aujourd’hui, l’ennemi nous rend la monnaie de notre pièce en écrasant Nicolas II sous du 280 mm. Abrité derrière des troncs d’arbres j’assiste avec Joutel à ce furieux pilonnage. À intervalles réguliers les grosses pièces ébranlent l’horizon d’un bruit sourd et prolongé, puis l’air frisonne ; alors un frôlement lointain s’annonce, s’amplifie et fonce sur le fortin avec un bruit terrifiant. À chaque fois, le sol vibre sous le choc monstrueux. Dans le ciel d’énormes champignons noirs s’élèvent zébrés de paraboles variées, poutres, arbres, tôles, pierres, ciment se détachent du sol et se fondent dans le nuage sombre.
Nous sommes à 1.200 mètres et d’énormes éclats viennent en huhulant heurter les arbres de la forêt avec un bruit mat et c’est avec l’angoissante pensée que demain ça sera peut-être notre tour que nous rejoignons notre abri.
Le soir on apprend que le capitaine de la 3e Compagnie, deux officiers et six hommes ont été tués par ce pilonnage.

Jeudi 11 avril. ━ Nous ramenons notre troupeau vers l’arrière.

Sur la route de Valhey, deux territoriaux nous attendaient pour reprendre nos pensionnaires. Les petites bêtes sentaient venir le salut, elles trottinaient avec courage devant nous sans que nous fussions obligés d’user de nos bâtons. Nous avons quitté notre abri pour rejoindre celui de la Compagnie ; à l’escouade on fête notre retour par des " hihans " retentissants.
La vie reprend avec la monotonie des secteurs calmes. Cependant Beuzelin, toujours débrouillard, a repéré une petite baraque en planches. Elle est hermétique, placée à quelques dizaines de mètres de la tranchée. Beuzelin l’a transformée en salle de jeux. C’est le " home " privé de l’escouade et on y passe des heures plus agréables que dans l’abri souterrain où grouillent 120 hommes. On y fait des parties de manille, du bon chocolat et on y discute le coup.
Le mobilier : une table, deux bancs et un fourneau à bois. On peut y veiller le soir à la lueur d’une bougie car la cabane est bien close. L’atmosphère y est joyeuse et on se croirait à un rendez-vous de chasse. Les parties de manille se succèdent avec acharnement entre Beuzelin, Bihan, Joutel, Harquey et Rogerie. Avec Vacher je fais chauffer le chocolat et tard dans la nuit, nous rejoignons l’abri.

++++

Vendredi 12. avril ━ Nos 75 mm asticotent sérieusement l’ennemi.

On raconte qu’un coup de main serait en préparation. Toute la journée travaillons avec le Génie à faire une sape et le soir toute l’escouade rejoint la cabane comme des collégiens en vacances.
On ferme les issues, Thévenin prépare le chocolat, les autres attaquent la manille. Dehors tout est calme, la nuit est belle et douce.
Sur la table les poings s’abattent avec force, tandis que les pipes crachent les cercles de fumée. C’est vraiment une grande joie et le chocolat fume et sent bon.
━ Et coeur ! dit Rogerie.
━ Et je coupe !
━ Et je surcoupe
Et pan ! sur la table qui sursaute, quand soudain dans un souffle noir la lumière s’éteint, la baraque vacille et s’écroule dans un fracas d’explosions. Par une lézarde béante je plonge dans la nuit où flotte une odeur âcre de brûlé. Dans la tranchée où nous nous retrouvons tous, une franche gaieté a succédé à quelques secondes d’ émotion et de paniques.

Samedi 13. avril ━ Duel d’artillerie.

Travaux avec le Génie. Cette nuit la Section Franche doit sortir. Plus de réveillons au cabanon, celui-ci est à terre, effondré, en pièces de bois déchiquetées.

Dimanche 14. avril ━ Hier soir la Section Franche est sortie sur notre droite.

L’action s’est limitée à la destruction de deux plaques de microphone placées près de nos lignes.
Cette nuit de nouvelles batteries de 75 arrivent. On raconte que le 42e R. I. doit faire un coup de main. Toute la nuit les 75 harcèlent l’ennemi.

Lundi 15. avril ━ Notre artillerie a cessé le feu ce matin spontanément.

Le coup de main est ajourné. Une de nos patrouilles a capturé deux boches du 71e Landwer Bavarois (nos amis de Réchicourt-la-Petite).
Par une nuit très noire la Compagnie a quitté Castelnau ; à travers bois et après descente dans la plaine elle s’est installée dans un petit bois de sapins. Nous avons relevé un peloton de la 3e Compagnie à la défense de la Sapinière, première ligne située entre Arracourt et Bures.
Pendant le déplacement nocturne, j’ai manqué un ponceau qui franchissait une tranchée profonde. Entraîné par le poids du chargement, j’ai culbuté dans le vide tête la première, mes épaules se sont coincées entre les deux parois. Mes camarades m’ont retiré de cette fâcheuse position, non sans peine, et je ne me suis rien cassé.

Mardi 16. avril ━ Un vaste gourbi occupe le centre de la Sapinière, petit bois de sapins moyens et très denses.

Ce bois est long de 50 mètres et à peine large de 15 mètres. C’est un excellent nid de mitrailleuses. Un veilleur est placé en permanence à l’entrée de la sape.
À travers les fûts violacés des arbres on distingue les lignes de barbelés et les 2 km. de plaine qui nous séparent de l’ennemi.
Avec Joutel, je passe toute la nuit à un petit poste, sur l’angle nord-ouest de la sapinière. Devant nous, s’étale la plaine de Bures, des Jumelles et d’Arracourt. Le ciel est d’une pureté de cristal et l’air est doux. Temps idéal pour patrouilles et embuscades. Cependant avant le lever du jour, une fraîcheur humide se lève du sol et gagne nos jambes. Il nous faut battre les semelles.
Au petit jour, quelques coups de feu sur la gauche, vers Arracourt dont on aperçoit les premières maisons. Nous rejoignons la Sapinière en nous glissant à travers des taillis où pullulent gibiers et oiseaux. Nous y dormons toute la journée.

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Mercredi 17 avril. ━ Premières chaleurs du printemps.

Des faisceaux de lumière chaude touchent le sol cendré du petit bois. Sous leur ombre les soldats sommeillent, mais bien vite il faut rejoindre l’abri. Des 105 mm tombent au petit bonheur.
Nuit entière au P. P. avec Joutel. Cette garde nocturne est devenue agréable ; on goûte la fraîcheur et le silence. Une reconnaissance est sortie pour reconnaître la ferme de Riouville.

Jeudi 18 avril. ━ Sur notre droite, le réduit de la " Mitraillette ", position de défense, est fortement bombardé par l’ennemi.

Les corvées de soupe nous ont annoncé que la 41e D. I. allait être relevée du secteur. On doit avoir besoin de toutes les disponibilités vers l’ouest où la bataille fait rage. L’offensive allemande est pratiquement enrayée, les renforts français sont entrés en ligne.

Vendredi 19 avril. ━ Le secteur est arrosé par du 77 où les obus tombent nombreux mais isolés : sifflements prolongés ou courts, explosions suivies de craquements d’arbres blessés, vols de frelons, mottes soulevées.

Avec le soir le silence retombe et lorsqu’à l’horizon la flamme solaire s’évanouit dans une ceinture d’émeraude, je rejoins avec Joutel mon poste de garde. On nous a prévenu au départ qu’une de nos reconnaissances était sortie. Un lieutenant et 20 hommes vont se poser en embuscade vers la ferme de Riouville.
Vers une heure du matin des cris percent le silence de la nuit ; ils viennent de la plaine. Dans le tumulte on distingue nettement les commandements du lieutenant Artanse.
━ Tous à la route ! feu ! feu !
Des commandements allemands suivent et les coups de feu claquent précipités :
━ Joutel, je crois que les nôtres se font accrocher, il faudrait alerter la Sapinière.
━ Attends un peu, ça va se calmer, répond mon camarade impassible.
Pendant quelques instants les coups de fusil claquent sans relâche, les appels se suivent dans les deux camps, puis le silence est revenu.
Nous avons eu des détails à notre retour à la Sapinière.
La reconnaissance s’est trouvée nez à nez avec une forte patrouille ennemie. Les deux adversaires surpris ont cru tomber dans une embuscade. Il y a eu repli simultané pour engager ensuite le combat au fusil. Tous les nôtres sont bien rentrés. Le lieutenant Artanse commandait la reconnaissance ; au front depuis le début, c’est un officier remarquable par son sang-froid et son courage. Il a maintenu ses hommes sur la ligne de repli, d’Arracourt à Réchicourt-la-Petite.

Samedi 20 avril. ━ Un obus de 105 est tombé à l’entrée de la sape et a blessé deux hommes.

La relève est pour demain. C’est le 106e R. I. du 6e Corps qui viendra nous remplacer.

Dimanche 21 avril. ━ Nombreuses rafales de 77 et de 105 sur les pistes.

À minuit le 106e R. I. nous relève. Nous disons adieu au secteur. Pendant que les sections s’allongent sur les pistes glissantes qui grimpent le mamelon boisé, j’évoque les heures passées sur ce front de Lorraine : les veilles si longue dans le village de Bures enneigé, l’assaut du 20 février, le séjour tranquille aux Jumelles et les camarades que nous laissons comme jalons de notre chemin de croix.

Lundi 22 avril. ━ Il a plu et toute la nuit nous avons parcouru bois et coteaux sur des pistes gluantes à travers du feuillu ruisselant d’eau.

Le jour nous a surpris près de Dombasle-sur-Meurthe sur une route bosselée et inondée. Épousant le canal et ses bordures de roseaux, la longue colonne fend la muraille de pluie qui se dresse épaisse devant nous. Voici qu’apparaît Saint-Nicolas-de-Port d’où s’élèvent les deux tours de l’église coiffées de casques d’ardoise. Il y a un an j’y passais 8 jours dans un lit d’hôpital.
J’ai une pensée pour la Soeur, Soeur Bernard, qui soignait avec tant de dévouement les malades du terrible hiver.
Cantonnons à Varangéville sur la Meurthe.

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Mardi 23 avril. ━ Départ à 6 heures du matin.

La route boueuse s’allonge dans le jour naissant. Nous marchons jusqu’à midi après avoir traversé des villages où les tas de fumier vous accueillent à chaque entrée de porte.
Nous avons contourné Nancy embuée de noir, le boche bombarde la ville avec du 380. Cantonnons à Chavigny, petit village situé sur la rive droite de la Moselle. La paille des granges y est assez fraîche.

Mercredi 24 avril. ━ Après le jus, départ à 6 heures du matin sous une pluie tenace.

L’eau qui ruisselle du casque est pompée par la capote, et celle-ci déjà trempe de la veille n’en veut plus. La veste maintenant absorbe le liquide céleste et bientôt nous serons imbibés jusqu’à la moelle.
Alourdis, courbés sous le sac, le dos rompu et les jambes raides, les hommes avancent en une longue théorie silencieuse. La colonne suit une route longeant la Moselle. Après Neuves-Maisons on devine sur notre gauche la présence du grand torrent qui rugit sous l’averse des cascades qui l’alimentent, puis voici Maron. Les habitants se sont égrenés dans la rue principale et cherchent les visages connus du 128e R. I. Devant sa porte, la patronne du café où nous passions notre temps à rire, à boire et à chanter. Les visages des villageois s’illuminent en retrouvant des rescapés d’une année de combats.
Après Villey-le-Sec - oh ! dérision ! - nous cantonnons à Chaudeney-sur-Moselle. Sommes à 3 km.de Toul.

Jeudi 25 avril. ━ Dernière étape.

Le régiment pénètre dans Toul par sa porte fortifiée et défile à travers les rues. Ville de soldats aux rues étroites et aux pavés pointus. Nous prenons la direction de Commercy et à Bruley le Bataillon cantonne. Je relève la présence du 151e R. I. et du 129e R. I. dans la région. On ne sait encore rien pour nous. Nous savons cependant que la gigantesque bataille se déroule dans la Somme où la ruée allemande vient d’être stoppée devant Amiens.
Repos complet jusqu’au 30 avril. La musique du régiment donne des concerts fréquents. « Salut au 85 », « La fille du Régiment  ». etc. et pour terminer, « la Marseillaise ».
Dès les premières notes de l’hymne national, les soldats s’éclipsent et quittent la place. L’effet est du plus haut comique. On veut détendre le soldat par de la musique et on termine chaque concert par le garde-à-vous et le salut militaire.
Nous trouvons ici un foyer Américain très bien achalandé et nous y sommes fraternellement reçus.

Mardi 30 avril. ━ La journée est douce et le soleil radieux.

L’escouade au complet est partie pour les champs. De la route encore humide des dernières pluies, une luminosité vaporeuse s’élève. Sur les côtés, le printemps fleuri s’épanouit dans toute sa force. Ces six hommes goûtent en ce moment toute la beauté de la nature en paix et la joie de vivre.
La promenade s’agrémente de bonnes histoires Gauloises.
Derrière nous un cycliste du régiment nous hèle :
━ Rassemblement ! le régiment fout le camp. On embarque !
━ À h ! m.... beugle Beuzelin.
Et d’un seul geste l’escouade fait demi-tour et rejoint le village au pas de course. Nous trouvons le Bataillon en émoi . Les hommes se précipitent vers leurs cantonnements et en sortent équipés. Les officiers et les sergents hurlent et à 9 h. 30 le régiment est à la gare de Toul. À 11 h. un train avale le Bataillon et s’ébranle. Direction ouest.
Le régiment est en marche pour les grandes batailles.

Mardi 1er mai. ━ Contrairement à l’habitude, le convoi a roulé toute la nuit à vive allure.

Cela rappelle le départ précipité de Ligny-en-Barrois pour la cote 304.
L’après-midi le train contourne Paris par Nogent-sur-Marne, Noisy-le-Sec, Le Bourget, puis c’est la ligne du Nord. À minuit le train s’arrête. Sommes réveillés en plein sommeil. Saint-Paul (Oise). Nord de Beauvais. Les sections s’alignent sur le quai de la petite gare et lourdement la colonne s’ébranle. Dans le ciel, une déchirure de nuage dévoile la lune ronde. Thévenin se frotte les yeux et Beuzelin regrette son « pucier » où il dormait comme un poivrot.
Dans la nuit étoilée les Compagnies avancent vers le Nord. Le jour timidement apparaît, un air frais et vivifiant s’évade des prairies cloisonnées de haies. De hautes futaies bordent la route dégageant un léger parfum de chèvrefeuille. Pays humide, beaucoup de moustiques.
Arrêt à Pierrefitte-en-Beauvaisis où nous cantonnons en restant en état d’alerte. Vers l’est la canonnade poursuit son gémissement lugubre.

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« Vendredi 3 et 4 mai. ━ Le Bataillon ne bouge pas. »

Aménagement des cantonnements.

Dimanche 5 mai. ━ Départ au lever du jour.

Nous avançons vers le nord-ouest, c’est tout ce que nous savons. Sur les routes, nombreuses troupes. Bivouac à Saint-Maur (Oise) après 27 km. de marche.

Lundi 6 mai. ━ Nous repartons à 4 heures du matin.

Nous avons bouclé nos sacs dans le noir d’une nuit d’encre et silencieusement le Bataillon encore engourdi avance avec une allure de plus en plus accélérée.
Les premières lueurs du jour peu à peu nous éveillent et jettent de légers reflets sur les vagues de casques gris. Traversons Grandvilliers en défilant devant une haie de cavaliers (chasseurs) qui nous présentent les armes.
Nous sommes entrés dans la zone Anglaise et les Tommies pullulent dans les villages. Voici Poix-de-Picardie, petite ville coquette et assez importante. Massés sur les trottoirs les habitants souriants nous acclament. De maison à maison ce n’est qu’un cri : « Voici les Français ! Nous sommes sauvés ! » On croirait pénétrer dans un pays étranger menacé par une invasion, et les habitants acclamant le pays ami qui vient les sauver. Depuis plus d’un an ces gens n’avaient plus vu un soldat Français et l’Anglais qui était chargé de la garde du secteur, a cédé puis fui devant la furieuse attaque Allemande. Nous bivouaquons à Bussy-lès-Poix après 30 km. de marche. Où nous mènera-t-on ?
Entre Anglais et nous, peu de cordialité. Ces hommes blonds au teint clair, coloré, ont cependant belle allure. Il est vrai qu’ici c’est l’arrière. Méprisés par la population, ils gardent cependant toute leur morgue. De nos rangs s’échappent quolibets et railleries à leur adresse, mais ils ne comprennent pas.

Mardi 7 mai. ━ Départ de Bussy-lès-Poix à 11 heures et arrivée à Épaumesnil à 7 heures du soir : 22 km.

Le lendemain le Régiment parcourt quelques kilomètres et s’installe à Croquoison après avoir contourné Amiens par l’ouest. Nous sommes dans la vallée de la Somme, pays d’origine du Régiment.

Jeudi 9 mai. ━ Repos à Croquoison.

On ne s’explique pas ce départ précipité de Toul, qui se termine en promenades dans la campagne Picarde. L’ennemi est à 15 km. à l’est d’Amiens, près de Marcelcave où la bataille piétine dans le sang.
Harquey, notre caporal, nous quitte. Il doit suivre un cours d’élève-aspirant à Saint-Maixent-l’École. Peut-être a-t-il fini la guerre ? Le caporal Hette de retour de Salonique le remplace.

Vendredi 10 mai. ━ Le Régiment embarque à Longpré-les-Corps-Saints sur la ligne Amiens-Calais.

C’est donc pour le nord, mais pourquoi cette ballade autour d’ Amiens. On raconte, mais celle-là est dure à avaler, que nous devions débarquer à St-Pol dans le Pas-de-Calais, et que par erreur, on nous a déposés à St-Paul dans l’Oise. Comme un colis postal le Régiment aurait été l’objet d’une erreur de destination.
━ Ça fait rien, dit Jaffrézic, accroupi dans le fond du wagon, on aura toujours tiré ça.
━ T’as raison, grogne Beuzelin ; j’ préfère allonger mes tiges sur la route que poser mon croupion dans le fond d’une tranchée.
Le train a quitté Longpré et s’arrête un instant à Abbeville. Abbeville était le dépôt du Régiment avant 14. Malgré l’interdiction, des hommes sautent et vont faire une surprise aux connaissances de la gare.
Le convoi est reparti et longe la côte aux plages basses et sablonneuses. On passe Étaples, puis Boulogne-sur-Mer où nous admirons la statue de Napoléon tournée vers l’ Angleterre. À ses pieds un camp anglais. Voici Calais, puis rapidement Dunkerque, ville meurtrie par les bombes. Il fait un temps assez froid. La nuit est tombée et le train avance très lentement dans les plaines des Flandres. Débarquons à Isenkerke en Belgique. Marche de nuit à travers une plaine embrumée. Comme un cortège d’ombres le Régiment avance sur une route pavée. On repasse la frontière et revenons en France. Le douanier de service est à son poste et nous laisse passer sans difficultés. On avance toujours lourdement sous un ciel étoilé qui répand sur la plaine une douce clarté d’où émergent des rangées d’arbres.
Passons à Oskorn et stoppons à Rexpoelde.

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Mercredi 16 mai. ━ La canonnade a rugi toute la nuit.

Les avions sont passés à plusieurs reprises, lâchant leurs bombes dans les alentours. Nous avons cependant bien dormi sous la tôle ondulée des baraques anglaises.
À l’heure de la soupe, vers midi, des 130 en souffles sonores et impressionnants viennent s’écraser avec fracas dans notre camp. Aucun abri et aucune tranchée. Nous nous allongeons sur le sol et à, chaque salve, le coeur s’arrête, les muscles se contractent, le sang se fige. Un coup malheureux tombe près de nous sur un groupe de chasseurs à pied. Onze hommes sont tués. Spectacle horrible de chairs déchiquetées et de blessés pantelants.
La soir le Bataillon quitte le camp trop exposé et appuie de 2 km. vers le sud. La Compagnie s’installe dans une ferme. Dans la cour une pièce de Marine tire sans arrêt et l’ennemi cherche à la contre-battre.
Tout ce secteur est en feu et il est vain de chercher un coin tranquille.
La nuit s’annonce et le crépuscule allonge les dernières lueurs du jour. La pièce tire toutes les 10 minutes ; de son long tube d’acier le projectile s’élance dans une langue de flamme rouge accompagnée d’un coup de tonnerre abrutissant. Fumant une pipe, adossé au mur de la ferme j’observe le travail des artilleurs de la marine. Le canon vient de rugir une nouvelle fois et voici qu’un sifflement monstrueux fonce sur nous. À 20 mètres un 130 mm s’est écrasé soufflant l’air avec rage et une aile de la ferme s’abat dans un nuage de poussière. Pas de tués, ni blessés. Nous rejoignons notre grange passablement inquiets pour cette nuit. Les hommes se sont endormis, engourdis et las. Dehors la pièce de marine pousse toutes les 10 minutes son terrible coup de gueule et à chaque fois la grange s’illumine de rouge, tandis que la charpente craque sur nos têtes.
En pleine nuit, la grange est envahie par une Compagnie du Génie qui rentre sans ménagement. Des cris, des injures s’élèvent de la paille où nous sommes enfouis. Les intrus ont allumé des bougies et c’est un beau tumulte. Sous la tempête ils ont, éteint leurs lumières et se sont casés en silence vers le fond de la grange.

Jeudi 17 mai. ━ Toute la journée les canons lourds de l’arrière sonorisent l’air.

Sur nos têtes, obliques et puissants, les obus ahanent à la file ; il en tombe derrière la ferme, et plus loin dans les prés. Un groupe d’hommes s’est blotti derrière un grand mur, le seul abri du coin, et nous sentons l’angoisse nous gagner. Si un 130 percute sur le mur, nous sommes tous anéantis. Les obus arrivent séparément, coup après coup, leurs vitesses météoriques fondent dans un même vacarme, le sifflement et l’explosion.
Notre existence est suspendue au hasard d’une de ces chutes, à une rectification du tir que dirige l’officier de la batterie, à un échauffement d’un tube, à un rien...
À chaque chuintement lointain, nous pressentons le coup fatal. Nous sommes collés au sol, derrière le mur et l’obus tonne lourdement à quelques mètres. La terre s’entrouvre, crache des langues de feu, le champignon noir s’élève et s’effiloche dans le ciel. C’est démoralisant. Près de moi, les yeux exorbités, un jeune soldat pris de panique s’ échappe subitement comme une bête, à travers champs.
Ordre d’abandonner la ferme.
Les tentes sont dressées à 500 mètres plus loin, dans une prairie. Nous laissons dans la ferme une vieille femme et une jeune fille terrorisées depuis plus d’un mois.
Vers les lignes, le bombardement s’intensifie. Des escadrilles ennemies nous arrosent de bombes. Pour elles l’objectif est partout, sur tous les arrières pullulent des troupes de toutes armes. La nuit, sous la tente, nous dormons le casque sur la figure pour nous protéger des shrapnells qui tombent comme grêle.

Vendredi 18 mai. ━ Un peu de calme, aussi nous nous empressons de rattraper le sommeil perdu ces derniers jours.

La région n’a pas un pouce de terrain libre : artillerie, convois, dépôts de munitions, ambulances, trains de combat et régimentaire, cuisines, troupes de réserve, corvées, tout ce monde en terrain découvert, sans abri, sans tranchée, offrant des cibles faciles à la grosse artillerie.

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Samedi 19. ━ Le bataillon montera ce soir en ligne, face au Mont Kemmel, secteur Locre.

Il attaquera demain en liaison avec un bataillon du 42e R. I.
À 11 heures, rassemblement pour le rapport. La Compagnie est en carré. Le lieutenant Mansard nous lit la citation qui attribue au Régiment la fourragère gagnée à Réchicourt-la-Petite, ensuite il nous parle de l’attaque ; la 2e compagnie sera réserve du bataillon, seules les 1re et 3e compagnies sortiront. Ces dernières devront s’emparer de l’hospice de Locre et dégager les pentes sud du Kemmel.
Notre Compagnie occupera un fossé de route et ne devra pas bouger. Nous aurons à encaisser le tir de barrage et il faudra tenir car il n’y a pas d’autres solutions.
Pendant la journée les unités se préparent fiévreusement. Tenue d’assaut, sans sac ni objets personnels. Avec les armes, nous emportons les munitions et les vivres de réserve ; on y joindra beaucoup de boissons, car l’eau est introuvable dans ce secteur. Au P. C. de la Brigade chaque escouade recevra un cruchon de 5 litres d’eau.
Le Bataillon a pris le départ pour les lignes vers 7 heures du soir, en colonnes de sections. Le soleil couchant est derrière nous, nous avançons vers l’est. Sa lumière fauve illumine d’or les ruines du monastère au sommet du Mont des Cats.
La colonne s’avance sur une route blanche et les têtes casquées ondulent au rythme de la marche libre. À un carrefour, c’est un véritable embouteillage. Ici se croisent colonnes d’infanterie, d’artillerie, convois, ambulances, corvées, cavaliers. Des gendarmes assurent l’ordre des passages.
Lentement la nuit nous a surpris sur une plaine grise. Devant nous sur nos ailes, des éclairs rouges percent les ténèbres. À 10 heures, nous sommes au P. C. de la Brigade. Distribution de grenades et par escouade, un cruchon d’eau. Ce sont des cruchons de laitiers, à couvercles emboîtés et à anses. À l’aide d’un bâton nous le portons à deux. Rogerie prend une extrémité, moi l’autre, et la marche vers l’horizon enflammée reprend en file indienne.
Marche pénible par une route défoncée à travers des buttes sombres aux formes tourmentées. Un chemin creux, une Crète, c’est le Mont Noir.
La file avance péniblement à travers un chaos lugubre qu’on devine à la lueur des fusées poutres, pièces d’artillerie démembrées et renversées, cadavres de chevaux, troncs d’arbres enchevêtrés se mêlent sur un chemin effroyablement crevassé. Là-bas, dans la barrière de flamme, des fusées rouges éclatent sinistrement. Barrage ! barrage ! appellent-elles. Un frisson passe sur la colonne. Comme un troupeau terrifié par l’orage, la troupe s’est immobilisée et les hommes se sont jetés à terre. Une tornade de fer s’est abattue sur nous avec une puissance inouïe. Dans le noir piqueté d’éclairs, la terre est entrée en ébullition. Spectacle d’enfer : le feu sous forme de flammes fulgurantes et sèches danse autour de nous avec un bruit volcanique. À la lueur des fusées, des flocons arrondis de ouate soufrée se disloquent en filaments argentés. Allongé contre un talus, j’ai pu placer ma tête sous un tronc d’arbre couché. Je sens le tremblement du sol qui appuie sur mon corps et je devine une coulée humaine qui se glisse sous le tronc d’arbre. Des cris percent, le bruit et s’étouffent. Contre mon casque la voie de Beuzelin hurle :
━ C’est le moment de crocher la bonne blessure.
Epuisée par l’effort, l’artillerie ennemie s’est calmée et la colonne est repartie laissant sur place ses morts et ses blessées.
Après un ravin, le Mont Rouge, paraît-il. Nous l’abordons par une route parsemée de caissons éventrés, de voitures déchiquetées, de cadavres d’hommes et de chevaux. À moitié versant un nouveau barrage nous plaque au sol. À ce régime nous arriverons bien clairsemés là-haut. De mon escouade je reste relié qu’à Rogerie par le cruchon d’eau que nous avons sauvé.
P. C. du colonel au flanc d’une falaise. Cloteau, vieux soldat aux tempes grises, nous quitte épuisé, rendu, il rejoint le poste de secours du colonel.

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Par une crête, la Compagnie franchit au pas de course le sommet du Mont. Furtivement, l’oeil découvre une immensité rayée de flammes rapides et traînées magnésiennes. La marche accélérée se poursuit par un chemin creux et Rogerie me propose de laisser tomber le cruchon. J’insiste pour le conserver, d’ailleurs la Compagnie s’est arrêtée à l’abri du talus pour souffler quelques minutes. Contre les parois du chemin, un Bataillon de réserve niche dans des trous individuels. La marche en avant est reprise et c’est maintenant la plaine. Par une piste l’immensité noire absorbe la file humaine. Des mitrailleuses caquettent, des balles sifflent. Les pieds heurtent des cadavres mous. Le sol est ravagé, labouré, cisaillé. Les balles deviennent plus rapides et fuient derrière nous en miaulant. On avance plus lentement, légèrement courbés. Très près de nous des fusées s’épanouissent en bulles légères.
━ Activez, les gars ! crie le sergent Beaubeault.
Des jurons étouffés s’échappent du rang :
━ Merde ! on n’en peut plus ! plutôt la mort !
━ Ferme-la, bougre de c... on arrive.
Clac ! une fusée éclate sur nos têtes. On stoppe. Des balles claquent sèches et hargneuses.
━ Avancez ! mais avancez donc !
Penchés, les hommes débouchent sur une route ; de grands arbres gisent sur le sol, tués par la mitraille. On avance à travers des barricades de pavés, de branches, de voitures, de cadavres. À gauche, on discerne des pans de mur. Sommes-nous à Locre ? Odeur abominable de chair pourrie, à faire vider l’estomac. Sous une rafale de balles, un homme près de moi, se couche sans un cri. Notre guide hésite, il part à gauche, puis tourne sur la route et la colonne s’enroule dans un beau désordre. Enfin la direction est reconnue et nous nous enfonçons à travers un ancien camp anglais, morcelé, émietté, pulvérisé.
Depuis le dernier Mont j’avais passé le cruchon à des camarades et ceux-ci veulent l’abandonner. Je le reprends et le porte seul ; nous sommes au but.
Dans un fossé de route la Compagnie s’égrène. Quarante à cinquante centimètres de profondeur pour encaisser les tirs de barrage. Derrière nous le camp anglais. Devant nous, de l’autre côté de la route, on discerne un champ de blé et au delà c’est l’ennemi. Celui-ci est tranquille et chacun s’installe dans le plus grand silence. J’ai comme voisin de gauche, le breton Jaffrézic, puis le caporal Hette, un jeune breton de la classe 18, et un Catalan. À ma droite un savoyard de la classe 15, puis Beuzelin, Thévenin, Joutel et Rogerie. Aidé de Jaffrézic j’installe une tôle ondulée en forme de demi-lune derrière nous, en guise de pare-éclats.
Les hommes ont déposé musettes, bidons et armes. Nous resterons allongés et attendrons la suite de l’attaque. Celle-ci sera faite par les 1re et 3e Compagnies qui se sont glissées avec précaution dans le champ de blé, devant nous. Dès le signal, elles bondiront sur la première ligne ennemie et le barrage sera pour nous.
En attendant, ceux d’en face arrosent la plaine de gerbes de balles. Le champ de bataille est cependant calme et les ténèbres profondes nous collent aux yeux. Le ciel est clair et l’air serein, le grand drap mortuaire recouvre les milliers de morts qui subissent toujours la guerre dans leurs chairs décomposées. Depuis fin avril, sans arrêt, la gigantesque bataille broie des masses humaines, et ça continue.
Vers l’est une première lueur vient de blanchir l’horizon. Il est 5 h. 30 et la douce lumière, comme une caresse, rase le sol. Dans le champ de blé les deux Compagnies sont ramassées prêtes à l’assaut. À droite une route bordée de troncs effilochés se dirige vers l’ennemi. À notre gauche, une masse de ruines et de verdures encore fraîches émergent des lignes ennemies : l’ Hospice de Locre. Derrière, plus à l’est, c’est le Kemmel. Le fameux Mont Kemmel, l’oeil des Flandres que l’ennemi nous a enlevé il y a quelques jours après de terribles combats. C’est une masse pelée, bosselée, faite de deux mamelons. Il n’est pas 6 heures, les hommes sont allongés dans le fossé, serrés contre leurs armes et leurs bagages.
Je bois un quart de vin et bien conscient de la gravité de l’heure, je remets mon sort aux mains de Dieu.
C’est aujourd’hui la fête de la Pentecôte, les cloches de nos villages chantent la gloire de Dieu et bientôt nous allons participer à un terrible sacrifice que nous voudrions vous offrir, Seigneur, pour notre expiation.
Avec une force incroyable l’arrière du front vient d’exploser d’un seul coup. Toutes les bouches à feu de l’armée des Flandres rugissent à la fois. Un ouragan d’acier s’est abattu sur les lignes ennemies avec une puissance inouïe. En quelques minutes, l’Hospice, le Kemmel, les lignes de troncs d’arbres ont disparu sous d’immenses nuages de fumée qui renouvelés sans interruption montent de plus en plus haut en couches de plus en plus épaisses.


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Un gigantesque manteau gris sombre a subitement rayé de la vue la lumière du jour naissant.
Les deux compagnies d’assaut sont parties. Nous ne les avons pas vues, mais la première ligne adverse a dû tomber sans difficultés. Plus loin, timidement, de nombreuses fusées blanches s’élèvent. L’ennemi déclenche son tir de barrage, des prisonniers passent terrifiés et derrière nous, dans le camp Anglais une formidable tornade de fer s’abat.
Notre présence dans ce fossé est ignorée de l’ennemi, il tire sur notre ancienne première ligne située en lisière du camp. Si nous prenons le soin de ne pas bouger, nous devons bien nous en tirer.
Sur sa 2e ligne, l’ennemi doit résister ; des mitrailleuses crépitent et les balles sifflent en masse au ras de la route.
Silencieux, les hommes s’allongent un peu plus, serrant leurs armes contre eux.
Mais quel est ce fou ?
━ Mon Lieutenant, vous êtes fou ! Planquez-vous vite ! vous allez nous faire repérer !
Sur la route, à quatre pattes, le lieutenant D, figure décomposée, court comme une bête traquée.
━ Ça y est ! il est louftingue. À cause de ce foireux on va se faire massacrer.
━ Sortez de la route ! Sortez de la route ! hurlent les hommes. Vite... Vite...
━ Salaud ! Ça y est, ils nous ont vu !
Les saucisses ont repéré notre présence dans ce fossé par la faute de ce malheureux fou. En quelques secondes la monstrueuse avalanche de fer, de feu, de gaz et de soufre s’est abattue avec la violence d’un cataclysme sur notre précaire position.
Face contre terre, j’accumule sur ma tête, sac et musettes. Précaution bien vaine car dans ces premières minutes, bien maître de mes facultés, j’ai la précise vision d’un anéantissement certain. J’en arrive à souhaiter la mort au plus vite.
Les forces infernales sont déchaînées. Ma tête vibre comme un chaudron sous les chocs sonores de monstrueux marteaux pilons. Sur la route, dans le fossé, les obus pressés et rageurs bouleversent tout. Peu à peu ma tête s’alourdit, puis se vide. Au tour d’elle ce n’est qu’un rugissement infernal ponctué par des chocs furieux accompagnés de souffles chauds et massifs. Une grêle de terre, de fers, de tôles, de planches s’abat sur nos corps immobiles et crispés. La terre bouge sous mon ventre et se soulève par moments comme par un tremblent. Des tourbillons de fumées noires et âcres soufflent mon sac...
Mon Dieu ! pitié ! pitié ! pour les hommes. Et ça ne s’arrête pas.
Comment suis-je encore vivant ? J’attends la mort, et pourquoi tarde-t-elle à venir ? Les obus m’encadrent et se jouent de moi. Au-dessus de ma tête, au ras du fossé, plusieurs fois ils sont tombés, pilons de fer et de feu, enfonçant dans mon crâne des pointes brûlantes.
Ma pauvre tête lentement perd sa vie, mes facultés s’évanouissent, ma bouche collante, empoisonnée de gaz et de terre crache une bave sèche.
Comme une bête traquée je crie ma détresse, je crie ma peur et la mort ne m’entend pas, et cependant elle mène une ronde triomphante autour de ce fossé maudit.
Et ça ne s’arrête pas...
Les marteaux pilons cognent de plus en plus fort. La terre qu’on assassine n’est plus qu’un gouffre de mort et de désolation..
Et ça ne s’arrête pas...
J’ai entendu un cri, un cri terrible, derrière moi. J’aperçois Jaffrézic couché sur son voisin. À reculons j’arrive jusqu’à lui et rapidement je vire sur moi-même. Mon camarade hurle et sa bouche articule des paroles que je n’entends pas. Sa figure est terrifiante. Son voisin, le jeune de la classe 18 est mourant.
Un éclat lui a sectionné la gorge et le sang coule à flot. D’un coup de couteau je découds mon paquet de pansement et le passe à Jaffrézic. Couchés sur le blessé nous lui bouchons le trou, mais par la bouche, soulevée par un cri le sang jaillit et nous éclabousse. Près du moribond un tronc humain, décapité, est rabattu sur le bord du fossé. Le caporal Hette a disparu, le lieutenant a disparu et dans une vision rapide, à travers des fumées jaillissantes, j’ai vu une ligne immobile de corps tordus.
Et ça ne s’arrête pas...


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Pourquoi, mon Dieu, allonger cette agonie ? Vais-je bondir sur la route ? Hurler à l’ennemi :
━ Arrêtez ! arrêtez ! Ils sont tous morts ! Vous gaspillez vos munitions ! C’est fini ! c’est fini ! Votre oeuvre est achevée.
Non. Il faut attendre encore pour le coup final, celui qui m’anéantira, me pulvérisera, me délivrera, mais le tir continue, impitoyablement précis.
Et ça ne s’arrête pas...
J’ai soif et j’ai la fièvre... il est tard... Est-ce la fin du jour ? Mon misérable état ne peut plus résister.
Le cruchon est vide, perforé, j’ai soif et j’ai la fièvre. Je ne crains pas la mort.
J’ai soif. Ma bouche d’amadou me torture. J’entends des cris vers la droite. Je me sens seul, abandonné. Les boches ne comptent plus pour moi. Je m’en fous... ils peuvent venir... Je les regarderai passer...
Un obus, puis un second m’ont soulevé, puis retourné. De la terre chaude est entrée dans ma bouche. Mon casque a reçu un formidable choc qui m’a étourdi. Comme une bête j’ai bondi et à quatre pattes je rampe dans le fossé où ma tête heurte une autre bête humaine qui pousse des cris terrifiants.
J’ai couru hors du fossé, poussé par une force irrésistible et soulevé par une nouvelle rafale je m’effondre dans un trou individuel profond. J’écrase Jaffrézic et Thévenin immobiles et recroquevillés. Ils n’ont pas bougé, ils sont bien vivants, mais décérébrés.
Les obus sont plus clairsemés, la soif m’étouffe et j’ai des frissons de fièvre, ma tête vide chancelle. Je veux boire. J’en crèverai, mais j’irai n’importe où chercher quelques gouttes d’eau.
Nerfs tendus, je fonce droit sur Locre. Dans un trou des hommes allongés ou recroquevillés. Vacher me fait un signe de la main. Près d’une route une rafale me rejette dans un fossé, un caniveau, je m’y précipite. Un soldat allemand en bouche l’entrée ; il sort une tête fauve et articule des mots inintelligibles. Je lui fais signe de sortir, sans résultat. Je tire ma baïonnette et vais le tuer. À ce geste, l’homme a compris et s’enfonce à reculons sous la route. J’abandonne cette brute et saute sur la chaussée. L’entrée du village ; un cadavre de porc, et il est charbonneux. Un carrefour, j’hésite. De gros noirs s’écrasent dans les ruines. Par une piste sur ma gauche je me dirige vers un Mont. Une mitrailleuse tire vers moi. Je reviens et une autre mitrailleuse me prend pour cible.
Où suis-je ? Désorienté, je ne sais où me diriger. J’abandonne la piste et me jette dans la plaine entre Locre et le Mont. Des cadavres calcinés par la mort, des dragons français remplissent les trous ; odeur épouvantable.
Rendu, brisé, désespéré, je glisse à terre les bras en croix dans un cratère béant et lentement ma vue est entrée dans les ténèbres .....
Sorti de cette torpeur mes yeux se posent sur un cadavre Allemand couché devant moi. Il est sur le versant opposé du cratère et me fixe de son regard hideux. Sa face est charbonneuse et ses lèvres tuméfiées sont verdâtres. Ses bras repliés et crispés sur sa poitrine n’ont pu retenir l’âme qui s’est envolée. Ce spectacle m’effraie. Va-t-il me parler ? m’appeler ?
Je suis subitement parti, horrifié par cette vision. Sur la piste un homme file, saute et se dirige vers le Mont. C’est un camarade de la Compagnie. Je l’appelle, mais il disparaît très vite derrière les décombres. Sur ses traces, je trouve un carrefour au pied du Mont. Un homme s’est dressé devant moi, un soldat du 2e Bataillon. C’est bien le Mont Rouge, notre 2e ligne.
Dans un chemin creux, au pied du Mont, le 2e Bataillon est en réserve. De petites niches abritent les hommes contre l’un des deux talus. A l’opposé, un rang de cadavres frais : les morts de la journée. Au-dessus d’une petite grotte artificielle flotte un lamentable drapeau à Croix Rouge. L’aide-Major Olivier et le chef Brancardier Empel m’ont reconnu :
━ Tu es blessé, Désalbres ?
━ Non, Monsieur le Major, je veux boire.
━ Impossible, mon pauvre vieux. J’ai juste assez d’eau pour mes blessés. Donne-moi des nouvelles de la Compagnie, elle a dû trinquer si j’en juge par les blessés qui sont passés par ici ?
━ La Compagnie ? Je ne sais pas ce qu’il en reste. J’en arrive et il n’y avait que cadavres ou hommes vidés.


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Personne n’a voulu me donner à boire, les tirs de barrage interdisant au ravitaillement de monter.
J’arrive au P.C. du Colonel à la nuit. Le poste de secours est encombré de blessés, pas une goutte d’eau et le Major me prie sèchement de rejoindre mon unité avec les corvées qui vont monter. Celles-ci arrivent ; il s’agit de la section de discipline chargée du ravitaillement pour les deux Bataillons. Je me joins à la corvée, mais avant le départ nous devons laisser passer un formidable tir de barrage. Nous nous dispersons dans des abris. Ceux-ci sont solides et peuvent résister aux 210 qui tombent ici comme grêle.
━ Allez ! en route la corvée !
L’officier qui commande la section nous entraîne vers la crête. Là-haut, l’immensité noire. Sur l’autre versant, un nouveau tir de barrage nous bloque dans un chemin creux. Je me glisse à l’entrée d’une niche occupée par un soldat du 3e Bataillon. Ce dernier est très satisfait de ma présence, mon corps lui sert de pare-éclats.
Ce torrent de feu et de gaz a duré jusqu’au petit jour. Mon corps, comme une masse élastique n’a cessé de tressaillir sous les souffles chauds des puissantes explosions et le masque est resté en permanence sur mon visage.
Le jour nous a surpris pendant ce déluge et nous sommes revenus au P.C. du Colonel, ramenant les blessés et le ravitaillement.

Lundi 22 mai. ━ Chaleur torride.

Contre la falaise brûlante nichent les services du Régiment. À force de mendier, un cavalier de la liaison du colonel veut bien me céder 1/2 quart de café froid.
━ Tu sais, me dit-il, c’est pour moi un sacrifice. Il n’y a pas plus à boire ici qu’en première ligne, mais puisque tu viens de là-haut, je vais te donner ce que je peux.
J’ai bu, et la délicieuse boisson a accentué ma soif. Le cavalier a raccroché son bidon pour rejoindre une niche voisine. Sans scrupule, j’ai saisi le bidon et l’ai vidé d’un seul trait, puis dévalant la falaise je me suis éloigné comme un malfaiteur et pourtant je n’ai aucun regret, ce type-là n’est qu’un embusqué.
La nuit est revenue. Devant la sape du colonel un soldat tourne une manivelle. Un obus siffle, percute, un homme touché chancelle. Le joueur d’orgues est rentré précipitamment et pour me distraire, je tourne à mon tour le ventilateur du gourbi du colonel.
━ La corvée de soupe, rassemblement !
Pour la seconde fois la section de discipline va tenter de ravitailler les lignes et pour la seconde fois je vais tenter de rejoindre mon unité.
La corvée s’allonge et démarre.
Au premier chemin creux, comme hier, barrage d’obus et de gaz. Même cauchemar, mêmes angoisses et la pointe du jour nous découvre dans les niches du 3e Bataillon. Cette fois ci je poursuis ma route vers le chemin creux du 2e Bataillon.
Près du carrefour le colonel Berthoin est en conversation avec le commandant Jeantis. Les deux officiers sont debout comme en promenade. Je me présente et expose mon cas. Je veux rejoindre mon unité, la 2e Compagnie.
Le Colonel s’adresse au Commandant.
━ La 2e Compagnie ? Savez-vous où se trouve cette Compagnie, Jeantis ?
━ Vraisemblablement vers l’Hospice, mon Colonel, répond le Commandant, et muni de ce renseignement sommaire, je me rapproche du P.C. de mon Bataillon.
Il était temps. Un tir de barrage se déclenche et souffle tout ce qui demeure dans le chemin creux. Les hommes se précipitent dans les niches. J’en partage une avec un coureur.
Sous les coups de pioches monstrueux, les 50 cm. de terre qui nous abritent s’effritent peu à peu. Une fumée âcre saisit la gorge et irrite les yeux. Les explosions se fondent dans une terre en ébullition et le Mont Rouge tressaille, comme prêt à s’écrouler. Près d’ici des cris, des hurlements. Ma vue s’obscurcit et mes oreilles sifflent dans une demi-surdité qui me gagne. Sous un formidable choc, la niche est soulevée, puis s’affaisse et par une lézarde la terre coule sur nous. Mon camarade a poussé un cri et son corps allongé contre le mien a été secoué par une détente nerveuse. C’est le drame du fossé qui recommence. Torturés, crispés, étreints par une terreur indicible, nos corps frémissent et se contractent à chaque coup de massue.

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Enfin le calme revient ━ il est plein jour. Cette torture a duré 4 heures.
Courbaturés, jambes molles, reins brisés, têtes vidées, nous sortons de nos trous. La niche voisine n’existe plus et à la place, un amas de terre d’où émergent des membres déchiquetés. Nous en tirons deux têtes et des corps tordus. Je reconnais un camarade de ma classe venu du 107e R. I.
Dans le chemin creux les survivants déblaient les niches écrasées, les corps déchiquetés s’allongent le long du talus opposé. Chemin sinistre, où les vivants occupent un côté et les morts l’autre ; celui-ci s’enrichit chaque jour au détriment du premier.
J’apprends par mon camarade qui est de la liaison que l’ennemi a contre-attaqué hier soir et qu’il a été repoussé. Il passe sa rage en nous broyant.
À 1 heure du matin nouveau tir de barrage, nouveau supplice et au petit jour ça recommence, et notre niche a encore été épargnée. Chaque fois on déblaie et chaque fois on passe les morts en face ; ceux-ci ne peuvent être ramenés à l’arrière.

Mardi 23. ━ Tous ces tirs de barrage présentent la régularité d’une horloge.

Le premier se déclenche vers 10 h. du soir et dure jusque vers minuit. Le second au lever du jour et se poursuit jusque vers 11 heures. Dans les heures de répit, quelques rafales.
L’après-midi calme relatif, aussi les soldats accroupis devant les niches réchauffent leurs membres au soleil. Quel spectacle sous nos yeux !
Des corps déchiquetés s’allongent sans fin sur le côté opposé du chemin. Une odeur lourde de cadavres stagne dans ce large fossé où les vivants ont déjà le masque de la mort ; la terre, la fumée, les gaz, l’angoisse, l’insomnie, la faim et la soif, toutes ces souffrances ont creusé les yeux, pincé le nez. Cependant il y a encore des lèvres pour sourire et des voix pour plaisanter.
Au-dessus de ma niche, au bord supérieur du talus, une petite croix de bois se penche tristement. Je lis : « Capitaine Ducasse, 15e Dragon ». Par quel miracle les restes de cet officier ont-ils été respectés ?
Relève pour ce soir.
Avant de quitter le secteur, je risque un oeil au-dessus du talus. Quel champ de désolation celui que j’ai parcouru avant-hier au soir. Au premier plan Locre dresse ses ruines calcinées derrière le village, la masse écrasée du Mont Kemmel se profile comme une ombre perdue dans l’atmosphère opaque.
Les hommes se préparent à descendre ; ils se traînent lourdement avec des traits tirés, la barbe longue et sale encadrant des figures de crucifiés.
La relève s’est faite sous une nappe de gaz jusqu’au P.C. du Colonel et en pliant mon masque j’ai constaté que la vitre de l’oeil droit était brisée. Je ne sens cependant aucun malaise. Sur le chemin du retour j’ai retrouvé des éléments de ma Compagnie au lieu dit " Le Coucou " où le Caporal-fourrier Virton nous attendait.
━ Alors, comment ça va à la deuxième ?
Près de moi, le Sous-lieutenant Artance lui répond avec sa voix du faubourg
━ Ne m’en parle pas ! c’est pas d’la guerre, c’est d’la boucherie.

24 mai. ━ Quinze hommes manquent à la section.

Dans mon escouade, le caporal Hette a été blessé, ainsi que Rogerie et Beuzelin ; un jeune recru de la classe 18 a été tué.
La Compagnie a perdu 42 hommes sur un effectif de 88, le Bataillon 198 hommes sur 280. On est même étonné qu’il y ait tant de rescapés d’un pareil enfer. Le 2e Bataillon qui était en réserve a été très éprouvé par l’hypérite. Presque tous les gars sont condamnés.
Nous occupons une ferme vide, près d’un carrefour et d’une batterie de 155 mm. La nuit des 210 mm s’écrasent très près de nous dans un bruit de volcan. La malheureuse ferme qui nous abrite menace de s’effondrer et le dernier coup vient de la faire gémir. Précipitamment une partie des occupants l’évacue, je fais comme eux, suivi par Jaffrézic. Nous emportons couvertures, capotes et souliers et essayons de nous installer dans un élément de tranchée, mais l’eau y croupit et nous ne pouvons y rester. Nous errons une partie de la nuit à chercher un refuge et échouons finalement dans une cagna d’artilleurs.
Au jour nous rejoignons la ferme et dans la journée des poilus sont évacués pour empoisonnement par les gaz.

Vendredi 26 mai. ━ Des 210 et 150 tombent dans tous les coins.

À 200 mètres devant nous une batterie de gros calibres est totalement détruite par une tornade de 210 mm. Les artilleurs fuient dans toutes les directions. L’ennemi allonge son tir et va nous atteindre, d’un bond nous sommes dans la tranchée. Une marmite explose, soulève des masses de terre dans une fumée impénétrable. Un gros moellon tombe sur le dos de mon voisin et l’écrase. Sévèrement touché, le malheureux qui semble avoir les reins brisés est emporté sur un brancard.
Ordre d’évacuer les lieux.
La Compagnie s’éloigne de 2 km. et s’installe sur la route de Poperinge. La section occupe une maison et ici ce sont les 130 mm qui arrivent par rafales. C’est vraiment déprimant, aussi l’énervement gagne les esprits. Pas un moment de détente même au repos et dans la grange sombre secouée par les souffles des explosions chacun s’est endormi.

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Samedi 17 mai. ━ On évacue encore pour les gaz et pour la fièvre des Flandres.

━ Allez, les gars, ce soir le premier peloton monte en ligne, annonce Vacher en rentrant.
Une clameur de protestation s’élève des couvertures
━ Hue ! Hue ! Tue-le !
━ Vos gueules ! hurle Vacher, bande de c... Rassemblement ce soir à 6 heures sur la route. Toi, Désalbres, tu seras agent de liaison au Bataillon. Tu rejoindras le commandant !
Je quitte donc l’escouade pour rejoindre l’état-major du commandant Bréville. Je rejoins l’escouade des agents de liaison.
Le commandant et le P. S. occupent un superbe château enchâssé dans un vaste parc. Celui-ci vient de recevoir la visite d’un 210. Pas de dégâts. En franchissant la grille je croise l’aide-major Olivier :
━ Comment ! me dit-il, tu es ici ? Mais je t’ai évacué !
━ Pas que je sache. Je suis bien toujours à la Compagnie.
━ Mais j’ai fais ta fiche là-haut, au chemin creux, et j’ai cru que tu avais filé vers l’ambulance.
━ Non, Monsieur le Major, je suis allé au colonel et suis revenu au chemin. Je n’ai pas compris. J’étais complètement sonné.
Ainsi donc, je vais rejoindre les lignes alors que je devrais être dans un hôpital de l’arrière. L’amertume me gagne et une sourde colère me monte à la tête. Je dois reconnaître que si j’étais évacuable, il en était de même pour tous mes camarades.
Je m’endors contre une haie en songeant à la douceur d’une chambre d’hôpital.

Dimanche 28 mai 1918. ━ Le bombardement m’a réveillé.

C’est l’heure du tir de barrage. Préparatifs pour ce soir. Nous sommes deux agents de liaisons pour notre Compagnie.
À 9 heures du soir, départ à la file derrière le commandant Bréville que suit directement l’adjudant du bataillon Caillouet.
Lourdement chargés les hommes longent des haies vertes, traversent des prairies en fleurs. Sur la droite le mont des Cats détache son hautain profil. Un léger nuage d’un rose frais prolonge sa cime vers le ciel pur. Est-ce un gros noir qui s’attarde sur la couronne dentelée du vieux monastère ?
La nuit lentement noie dans son manteau gris les silhouettes qui me précèdent. Des sifflements légers chantent dans les hauteurs de l’air et au loin de brutales secousses ébranlent l’atmosphère soufrée. Progressivement nous entrons sous la voûte sonore où se croisent et s’entrecroisent dans le même bruit glissant les projectiles de tous calibres.
Nous passons successivement le Mont Noir bosselé, la carrière du colonel aux lueurs languissantes et frêles, le Mont Rouge où la piste qui le franchit est toujours battue par des essaims de balles.
Voici le chemin creux de descente, aux niches serrées, où se devinent les occupants immobiles et indifférents.
Enfin, le second chemin creux, celui du dernier drame où le 2e Bataillon fondait il y a quelques jours sous les obus et les gaz.
Je partage une niche avec l’agent de liaison de la C. M. 1. Le secteur est nettement moins agité, l’ennemi a renoncé à reconquérir le terrain perdu.
J’ai posé mon barda à l’entrée du trou et voici qu’un homme m’apporte l’ordre de reconnaître la position du premier peloton monté hier sous les ordres du lieutenant Pouey de la C. M. 1. Celui-ci remplace notre lieutenant blessé, ce demi-fou responsable du massacre de la Compagnie.

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Je quitte le chemin creux accompagné par le second agent de liaison de la Compagnie. Les fusées guident nos pas, ce qui nous permet d’atteindre Locre en une ou deux minutes. Passons le carrefour et bifurquons à gauche pour rentrer dans le village en ruines. Enchevêtrement inouï de murs éboulés, de pavés arrachés, d’arbres couchés, de charrettes désarticulées, de pièces de canons, de cadavres. Une salve d’obus vient de s’écraser sur une petite place. Accélérons et passons salués par des balles de mitrailleuses. L’ennemi doit être à 2 ou 300 mètres. Courbés, nous avançons le long du fossé gauche d’une route, sur notre gauche se profile un Mont, le Scherpenberg. Nous sommes à plein découvert et l’ennemi est sur notre droite. Çà et là quelques troncs d’arbres à formes grotesques s’élèvent, derniers vestiges de la route car la Chaussée est fondue dans le champ de bataille. Odeur épouvantable de cadavres. Tous les morts demeurent et se décomposent lentement. Dans le fossé de droite des ombres se meuvent ; c’est le 1er peloton de la Compagnie.
Le sergent Vacher, Thévenin, Joutel, Galais nous accueillent. Ce fossé est occupé par les deux sections, l’autre est un charnier.
L’ennemi est à 100 mètres. Le secteur est calme et n’a rien de comparable avec les jours précédents.
Retour rapide et sans incidents.
A l’arrivée, soupe au clair de lune, au grand air, empesté par les cadavres toujours présents.
Ici l’esprit n’est plus le même que dans les escouades. Les hommes des différents services qui gravitent autour du commandant ont pris des habitudes de courtisans. On flatte les patrons et ces derniers sont sensibles à toutes les lécheries. On gagne ainsi faveurs et citations. C’est une cour de peloteurs. Milieu peu intéressant.

Lundi 29 mai. ━ Journée calme.

Quelques 77 mm et 105 mm. Par contre l’aviation est très active. Cinq de nos saucisses sont descendues.
Le ciel est lumineux et chaud. Les cadavres d’en face achèvent leur décomposition et pourtant on prend plaisir à respirer à plein poumon cet air fétide, mais ensoleillé.
La nuit, je partage ma niche avec l’agent de liaison de la C. M. 1. Fumant sa pipe sans arrêt, mon compagnon tient absolument à me faire un cours sur les mitrailleurs ; c’est un fana de ce genre d’outil, aussi sans égards pour mon sommeil il poursuit :
━ Tu comprends, vieux ? La mitrailleuse Hotchkiss 1914 c’est kif kif la mitrailleuse 1907 elles utilisent toutes les deux la force d’expansion des gaz sur le parcours. Seulement à celle de 1907, tu piges ? Le tir de la bande souple est irrégulier. Le tir n’est régulier qu’avec la bande rigide et quelquefois le tracteur n’élève pas de cartouches dans l’élévation... tu piges la combine ?
━ Oui, oui, je pige.
━ Alors, reprend-il impitoyablement, c’est qu’il y a mauvais placement de l’arrêt de cartouches dans le couloir d’alimentation... tandis que dans l’autre y a pas ces incidents de tir ; quelquefois il y a une faiblesse ou un excès de poussée... alors faut ramener le régulateur à zéro...
━ Hé ! Désalbres ! faut porter un ordre au peloton !
Secoué par une main rude, je loue le service qui m’arrache à mon professeur de tir.

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De nouveau sur la piste, je passe le carrefour où une mitrailleuse me recherche, car la nuit est très claire. Je pense de suite aux incidents de tir qui ne se produiront pas. De l’autre côté du village ce sont des gerbes de balles qui m’encadrent. Par bonds successifs je saute de trou en trou, jusqu’au peloton Pouey où je remets mon pli.
Ici, c’est le calme. Pas de tués ni blessés. Au retour je ramène la corvée de soupe avec Jaffrézic. Bonds rapides sous les balles, celles-ci passent hautes, l’ennemi doit tirer d’un contrebas. Dans le village des rafales de 77 mm s’émiettent. Une pause, pour passer entre deux arrivées. Nous passons rapidement dans une course bruyante ; bidons et bouteillons s’entrechoquent sur les fesses des hommes de corvée et derrière nous la rafale suivante s’est abattue. Au chemin creux la corvée poursuit sa route vers le P. C. du colonel.
Dans la niche mon mitrailleur et sa pipe m’attendent avec impatience pour la suite...
━ Alors ! ça s’est bien passé ?
━ Oui ! je vais roupiller. Il est plus de minuit.
Impassible et sans pitié il reprend son cours :
━ La Saint-Etienne 1907, c’est une mitrailleuse de stand de tir, mais le moindre grain de poussière l’arrête… tandis que la Hotchkiss...
━ Hé ! Désalbres, faut repartir ! Voici un ordre pour le P. C... Mansard.
Au carrefour de Locre, nous franchissons la route et filons droit devant nous - à travers les débris du camp anglais.
Voici le fossé de la route, fossé tragique où tant d’hommes de ma Compagnie sont restés, broyés par l’effroyable barrage du 20 mai. Ai-je frôlé le cadavre de mon jeune camarade de la classe 18 ? Dans le champ de blé parsemé de cadavres nous avançons courbés, car l’ennemie a dû saisir nos silhouettes qui doivent, se profiler dans la nuit claire. Les balles passent sèches et rageuses ou en coups de fouet qui déchirent l’air près de nos oreilles. Je suis mon guide qui procède par bonds, de cadavre en cadavre ; à gauche le profil sombre de l’ Hospice.
Nous trouvons dans une petite tranchée, le lieutenant Mansard qui est assisté du sous-lieutenant Artance et de l’adjudant Devillard. L’ennemi est ici à 50 mètres, aussi pas d’obus, mais de la mitraille et des patrouilles délicates.
Retour rapide grâce à l’écran d’un gros nuage.
À la niche le poilu mitrailleur m’attend pipe en action, mais cette fois-ci c’est le sommeil qui l’emporte.

Mardi 30 Mai. ━ Grande activité de l’aviation et de l’artillerie.

L’ennemi nous arrose d’obus à gaz. Ils arrivent avec des sifflements doux et chutent dans des éclatements étouffés. Pourquoi s’acharne-t-il à arroser la pente du Mont Rouge ? Serait-ce pour laisser couler le gaz mortel vers notre chemin creux qui longe sa base ? Aussi sommes-nous obligés de conserver toute la journée notre masque sur la figure et de rester allongés dans nos niches.
On annonce que la nuit dernière le 42e R. I. a été relevé par le 217e R. I. vers le Scherpenberg, l’ennemi a dû se douter de quelque chose, il a fortement bombardé ce secteur.
Après minuit, je porte un pli au peloton Pouey. J’y conduis le lieutenant Beusse de la C. M. 1 Clair de Lune. L’ennemi nous laisse passer sans nous saluer.

Mercredi 31 mai. ━ Ce soir le 23 sera relevé par le 221.

Est-ce la relève définitive de la D. I. ? Chacun le souhaite, car bien que le secteur soit relativement calme, nous avons besoin de Repos. Les dernières journées vécues et la vision permanente de ces milliers de cadavres qui achèvent de pourrir pèsent lourdement sur notre moral.
Le spectacle hideux de ce chemin creux ne s’effacera jamais de ma mémoire.
Journée calme. À la nuit, mission au peloton Pouey. Vacher me signale la mort d’un camarade de la section, un Parisien de l’active. Un obus percutant sur le moignon d’un arbre a sectionné d’un énorme éclat la jambe du poilu. Le malheureux est mort après 3 heures d’hémorragie. Il a fumé des cigarettes jusqu’à la fin. Avant de mourir, il prit sa jambe sanglante, et d’un accès de rage la jeta sur la Chaussée.
Le sergent me prie de ramener des brancardiers.
━ Le secteur est calme et il a droit à une croix de bois, ajoute-t-il.
Au chemin creux, le major Ollivier ne peut mettre à ma disposition que 3 brancardiers. Je ferai le quatrième.
De retour au fossé, je trouve le sergent Beaubault. Celui-ci m’indique que le camarade est dans l’autre fossé, avec les autres. Il a la jambe gauche en moins, donc il est facile à retrouver.

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Dans ce fossé, charnier putride où pêle-mêle demeurent depuis des semaines des monceaux de cadavres en liquéfaction, je cherche à tâtons un corps sans jambe. Ma main se traîne sur des crânes visqueux, des loques de draps raides, des chairs molles et coulantes et pour le comble de l’horreur, j’ai frôlé un liquide épais et écumeux.!
━ Tu t’ rends compte du boulot dégueulasse ! me dit un brancardier.
━ Plus loin, me glisse Beaubault de l’autre fossé, là sur la gauche !
━ Tu f’rais mieux d’y venir toi-même. Ce sont tous des machabs en bouillie !
━ Ça y est, je crois que je le tiens, murmure un brancardier.
Nous contrôlons. En effet, la jambe gauche manque ; par les épaules je prends le cadavre tandis que le brancardier le soulève par le milieu du corps. J’ai l’impression que les épaules viennent, mais que le reste ne suit pas. En effet le corps s’allonge à mesure que je le soulève. Enfin placé sur le brancard, nous l’emportons sur nos épaules. La nuit est claire et lentement le petit convoi glisse en cahotant sur la route. Pas un bruit. À ma gauche, le brancardier pousse un hoquet :
━ Pour être tué ce matin, déjà pourri !
Et je pense en moi-même, pourvu que ça ne soit pas un boche.
Sous l’éclat de la lune, le groupe funèbre a défilé à 200 mètres de l’Allemand et celui-ci en vrai soldat nous a laissé passer.
Au chemin creux, sous l’éclair furtif d’une lampe électrique, nous avons découvert un visage charbonneux aux yeux vides. C’est un dragon Français. Celui-ci aura peut-être une sépulture, l’autre séchera et sera dispersé dans la plaine.
À la niche, mon compagnon m’apprend que le général Guignabaudet, notre chef, a été tué cet après-midi par un obus.

Jeudi 1er juin. ━ Nombreux obus à ypérite.

Masque toute la journée et à la chute du jour je porte au peloton Pouey les instructions pour la relève de cette nuit.
C’est le 358 qui doit nous remplacer. C’est donc une relève générale de la division.
Vers minuit les premières sections du 358e R. I. arrivent. C’est un régiment de secteur qui n’a encore fait aucune attaque.
Obus à gaz sur les pentes du Mont.
Les sections se sont alignées sur le chemin, armes aux pieds, masque sur les figures. À 3 heures du matin nous suivons le commandant Bréville.
Pas d’incidents. Au petit jour, les Compagnies sont réunies à la « Queue de Vache » et séjournent en ce lieu jusqu’au soir. Des camions nous enlèvent dans la nuit et déposent le régiment à Grand-Fort-Philippe, petit port sur la rive du Pas-de-Calais.
Population de marins, très affables. Nous y passons d’agréables journées. Entre temps, les unités sont reconstituées.
Je passe caporal en remplacement de Hette. Jaffrézic quitte la Compagnie et passe à la C. M. 1.
Beuzelin nous revient, il n’a eu qu’une légère blessure et il en rage.
Je suis donc chef de la 14e escouade constituée de Joutel, Thévenin, Beuzelin et un nouveau Faucher.
Toujours en groupe l’escouade passe son temps à la baignade dans le costume le plus réduit. La mer est calme, l’air frais, le sable fin. Toutes les nuits des Tauben viennent bombarder le village ou les environs. La population affolée court dans les rues noires à la recherche d’abris. Nous nous efforçons de consoler femmes et enfants qui ne dorment plus depuis des mois. Les vieux marins vont coucher dans les bateaux, quant à nous, nous ne bougeons pas. Nous en avons vu d’autres.

Lundi 5 juin. ━ Des camions viennent nous chercher pour nous porter à Noordpeene au sud de Cassel.

Liberté. Visite des estaminets. La section occupe une ferme dans une prairie où broutent des vaches grasses.
Un homme de plus est arrivé à l’escouade : Bénard. Un important renfort de la classe 18 et d’anciens blessés sont venus compléter les unités. Vacher est nommé adjudant et prend le commandement de notre Section, la 4e. Il est secondé par les sergents Beaubault et Stévenard.
Un lapin a disparu du clapier de la ferme ; le fermier est venu s’en plaindre au lieutenant Mansard. Gros émoi ! Au rapport la question du lapin est à l’ordre du jour. Le lieutenant veut absolument éclaircir cette grave affaire et punir les coupables ; aussi les sergents sont-ils chargés de fouiller musettes et sacs. On n’ a évidemment rien trouvé, mais ce balourd de paysan aurait perdu plus d’un lapin, si nous n’avions pas barré la route aux boches à quelques kilomètres d’ici.

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Mercredi 14 juin. ━ Départ par route.

Après une marche de 7 km. le Bataillon occupe Bavinchove au pied du Mont Cassel. Cantonnement d’alerte, on craint une nouvelle offensive de l’ennemi. En cas d’attaque, le Régiment devra prendre ses positions défensives devant Sainte-Marie-Cappel sur la route de Bailleul. Le village est gorgé d’Anglais. Sur son pain de sucre, la vieille ville de Cassel domine une belle plaine sillonnée de magnifiques routes pavées. On y monte en tramway. La population y est sympathique et on y aime le soldat, ce qui n’est pas le cas pour toute la zone des armées.
En groupe, l’escouade déambule dans les rues aux pavés pointus et à caractère médiéval. Après les bistrots, les églises, après les églises, les librairies.
Les journées se passent dans le calme et la douceur de l’été naissant. À l’escouade, on discute ferme sur le drame de Locre et on est unanime à en rendre le lieutenant D. responsable.
━ Sans ce foireux, explique Beuzelin, la Compagnie s’en sortait sans un blessé. Les boches cognaient derrière nous.
Et c’est bien la vérité.
La peur chez certains est incontrôlable ; c’est un état morbide. Ces malades ne devraient pas être versés dans les unités de premières lignes où ils peuvent entraîner les pires catastrophes. Sous des bombardements soutenus, lorsque les nerfs sont mis à rudes épreuves, il suffit d’un paniquart pour entraîner l’effondrement d’une résistance.
On trouve de ces malheureux dans toutes les Compagnies. Rien ne les distingue des autres et souvent à l’arrière ce sont des êtres gais, exubérants ; sitôt l’ordre de monter ils changent de visage, le regard s’assombrit, le teint devient plombé, et la face triste et muette. Ce sont alors de pauvres loques qui suivent comme des bêtes alourdies la relève montante.
De temps à autre Jaffrézic vient nous voir. C’est un jeune breton de ma classe, magnifique soldat que nous regrettons tous à la section. À Locre, une nuit, sous la mitraille habituelle, il est sorti de son trou pour planter une petite croix près du cadavre d’un de ses camarades resté dans le champ de blé.
Geste simple, mais de quel prix en pareilles circonstances.
Le 25 juin, le Bataillon est décoré par le général d’armée de Mitry. Préparatifs pour le défilé.
Sur une grande prairie, trois Bataillons sont déployés : le nôtre, un bataillon du 23e R. I. et un bataillon du 42e R. I. Ceux de Locre.
Les drapeaux des 3 Régiments et les 3 cliques sont alignés.
Le général, grand et sec, passe au galop devant les troupes figées au port d’arme. Les musiques attaquent « La fille du Régiment » et massive, en colonnes de sections, la lourde infanterie passe devant le général et son état-major, le colonel Bablon, commandant l’ I. D., remplace le général Guignabaudet.
Défilé classique où les chefs de Compagnies précèdent à cheval les lignes parallèles et profondes de baïonnettes. Il a plu pendant tout le défilé et comme le général a remarqué en particulier la parfaite tenue de la 2e Compagnie du 128e R. I., le lieutenant Mansard nous accorde en rentrant un quart de pinard, et on est tous très contents.

Lundi 26 juin. ━ Le Bataillon se porte en réserve au sud du Mont des Cats, secteur de Bailleul.

Nous remplaçons le 160e R. I.
Le soir même le Bataillon monte en ligne en liaison avec les Anglais, mais je reste aux cuisines car je dois partir en permission le 28.

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Mardi 27 juin. ━ Je me prépare au départ, aussi je passe chez le coiffeur, un coiffeur de la Territoriale ; chez les vieux on trouve d’excellents coiffeurs, ils ont le goût du métier bien fait.

Sacs et armes sont astiqués, étiquetés et déposés chez le caporal-fourrier Virton.

Mercredi 28 juin. ━ Quel beau jour !

Départ pour 8 jours. Huit jours auprès de sa mère, de son père, de ses frères, de ses amis, tous êtres chers pour lesquels on est heureux de subir cette terrible épreuve.
Au soir, embarquement à Bavinchove ; le train de permissionnaires nous emporte vers Paris. Gare régulatrice à Survilliers. Ici un autre train me porte directement à Bordeaux. À Angoulême jus habituel ; c’est le seul point du trajet où le café est distribué par la Croix Rouge. J’ai admiré la vallée de la Loire, avec sa campagne si belle qu’on ne se croirait pas en guerre. Les terres sont bien entretenues par les vieux et les femmes.
Le 29 au soir je suis à Bordeaux, et à 9 h. 10 du soir, un train m’emporte vers La Réole. Je saute la barrière de la gare de marchandises et je m’élance vers la ville. Je ferai tamponner ma permission demain soir.
Je surprends mes parents. Grosse émotion, c’est pour eux 8 jours sans angoisse. Journées magnifiques mais combien courtes.
Je repars le 12 juillet. Séparation bien dure. Pauvres parents qui embrassez peut-être pour la dernière fois vos fils de 20 ans. On devine le drame cruel qui peut fondre sur eux. Est-ce la dernière permission ? Et à cette pensée nous souffrons pour eux. Ils sont repartis vos fils, pleins de confiance, et puis plus rien ; le silence, et enfin l’avis officiel ; c’est le curé qui est chargé de l’effroyable corvée.
Le train m’a déposé à Orry-la-Ville (gare régulatrice). Dans le camp où fourmillent des milliers de soldats, je retrouve quelques camarades du 128. L’un d’eux nous affirme que le Régiment cantonne à Orry-la-Ville même. Cela semble invraisemblable. Nous sautons la barrière du camp et nous nous dirigeons vers la ville. Sur la route déambulent des groupes de poilus et ce sont effectivement des soldats du 128.
La D. I. est descendue de Bailleul depuis 2 jours et cantonne dans la région.
Il faut revenir au camp de la gare afin d’être en règle avec le tampon d’arrivée.
Au guichet un scribouillard en képi tamponne : train N, 5 h. 30 du soir.
━ Tu t’ fous dedans, mon Régiment est ici même.
━ J’ m’en fous, j’ai l’ordre pour le train N.
Avec quelques camarades nous discutons sur la décision à prendre. Les uns veulent suivre l’ordre. La ballade jusqu’à Cassel leur donne quelques jours de liberté ; quant à moi je saute la barrière et rejoins mon Bataillon. Quelques-uns m’ont imité et à 5 heures du soir nous étions dans nos escouades.
C’est aujourd’hui le 14 Juillet, aussi la joie à l’escouade a été grande ; on a fêté mon retour et à mes provisions on a ajouté le vin mousseux que le Gouvernement de la République offre aux soldats du front le jour de la Fête Nationale. La fête s’est poursuivie tard dans la nuit à la lumière d’une bougie dans une grange qui avait pris un air de kermesse. Beuzelin et Joutel étaient des acteurs désopilants de scènes improvisées. Le vin abondant et généreux avait soufflé l’inspiration.
À 6 heures du matin, l’ordre de départ arrive pour le soir même.
Après l’intermède, un nouvel acte de la tragédie s’annonce. Pauvres types que nous sommes !
Comme un troupeau conduit par un berger mystérieux, nous avançons sur cette route sans fin de la souffrance et de la mort ; si le sommeil, la fatigue nous terrassent nous marchons quand même, si la peur nous glace, si la faim, la soif nous torturent nous marchons quand même, si la pluie, le froid, la boue raidissent nos jambes et alourdissent nos corps nous marchons quand même. Mais on comprend cette colère qui s’élève contre tous ces douillés et ventrus qui à la lampe, discutent des opérations qui à leur gré ne vont pas assez vite.
Je vais chez le Fourrier récupérer mon fourniment et Virton veut bien admettre que pour un jour de retour de perm c’est pas de chance, d’autant plus que je devrais régulièrement rouler vers Cassel.
Je ne regrette rien. Je tiens dans mes actes à " raison garder ".
Le Bataillon s’est rassemblé à minuit dans la rue. Dans les maisons coquettes serties dans des masses de verdure les habitants dorment paisiblement. Par quatre la colonne s’est ébranlée dans un grand silence pour s’étirer sur la route qui monte vers le Nord. La nuit est douce et étoilée, l’air est parfumé par les champs fleuris. Nous traversons des villages endormis et nous savons que le front est à 45 km. d’ici, à Château-Thierry.
Avant le jour nous occupons une bourgade faite de maisons de torchis, aux toitures de chaume.
Défense absolue de sortir des maisons.

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16 juillet 1918. ━ De très bonne heure une colonne de camions est venue nous enlever et nous déposer, à 10 heures, à Colloye, en pleine campagne.

On a formé les faisceaux, puis les Compagnies s’ébranlent les unes après les autres. Le capitaine Cléry, qui commande le Bataillon en remplacement du commandant Bréville en permission, me fait appeler :
━ Voici, mon petit. Nous allons partir et tu resteras ici pour attendre un camion qui est tombé en panne. Lorsqu’il arrivera tu conduiras les hommes de ce camion en ce point-là sur la carte.
Le capitaine m’a laissé la carte, c’est un lieu situé dans la forêt de Villers-Cotterêts qui est à quelques kilomètres d’ici. Nous sommes donc sur le flanc de la poche que l’ennemi a creusé et dont la pointe se trouve à Château-Thierry.
J’attends une bonne demi-heure, allongé contre le fossé de la route. Quelques paysans passent avec leur attelage de chevaux ; j’apprends par eux que depuis la fin de l’offensive le secteur est devenu calme.
Voici mon camion et en route pour la forêt : un village, une voie ferrée, la route longe le bois d’où s’échappe le piaillement des oiseaux. Je m’engage dans un layon :
━ Nous fais pas nager, hé ! vieux ! on en a plein les pinces !
Je rassure le poilu, car je suis certain de mon itinéraire. Je stoppe à un carrefour, en pleine forêt. Personne. Après quelques minutes j’ai la satisfaction de voir arriver une colonne d’infanterie. Nous sommes arrivés avant le Bataillon.
Les escouades ont monté leurs tentes et les roulantes nous distribuent repas et boissons. Vacher arrive, il va nous tuyauter :
Voilà, les gars, on va participer à une grande offensive !
Ah ! merde ! encore ? s’écrie Beuzelin.
Ta gueule, et écoute, poursuit Vacher, on va attaquer sur 45 km. de front, il y aura les Américains avec nous.
━ Vivent les Américains ! hurle Beuzelin.
━ Il y aura des Américains et des tanks, continue Vacher.
━ Vivent les tanks ! reprend Beuzelin.
━ La D.I. sera de premier choc et les boches ne savent rien, termine Vacher, on partira ce soir.
Et à la nuit on a déplié les tentes pour les remonter à 4 km. plus loin. Nous sommes au coeur de la forêt, Ia nuit est lourde, chaude et lumineuse.

17 juillet 1918. ━ Repos. Calme complet, pas un bruit, pas un seul coup de canon.

Évidemment la perspective de l’attaque n’a pas éveillé de la gaieté. Cependant une franche camaraderie règne au sein de l’escouade.
━ On va foncer dans le brouillard, s’écrie Beuzelin, comme à Réchicourt-la-Petite, mais bien sur, cette fois-ci on va droit jusqu’à Berlin. Pas vrai, vieux pot ?
Et d’une bourrade à Joutel il ponctue son affirmation.
Et, il faut bien le reconnaître, il règne dans les rangs un certain vent d’optimisme, l’ennemi vient de subir un certain et cuisant échec en Champagne.
Le 23e R. I. et le 42e R. I. sont déjà montés en ligne et ce soir nous les rejoindrons.
Tenue : veste et sac. On nous distribue des munitions et les vivres de réserve sont complétées. Je prendrai le commandement de l’escouade de coureurs qui accompagne le commandant.
Départ à 10 heures du soir. La chaleur étouffante de la journée nous a préparé un violent orage qui a crevé pendant la relève.

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Sous une pluie torrentielle, la longue file de fantassins monte vers les lignes par une nuit impénétrable. Sur des pistes glissantes, nous avançons à tâtons et chacun s’accroche au ceinturon de celui qui le précède. Nombreux à-coups dans l’avance et à chaque arrêt brusque C’est le nez qui s’écrase sur la gamelle, d’un sac. Ça grogne dur dans la file.
Marche pénible, alourdie par la pluie. La longue théorie silencieuse avance en titubant comme un troupeau ivre. Au P. C. de l’ I. D. la colonne est coupée par une file du 23e R. i. ; les unités se mélangent, des hommes du 23 suivent la file du 128 et vice-versa. Cris, appels, jurons, pagaïe. Finalement on se retrouve et la marche des automates se poursuit dans les ténèbres.
Dans quel état serons-nous pour l’attaque ?
━ Ça fait rien, s’écrie un homme, on fera l’attaque avec des troupes fraîches.
Je songe à ceux qui nous conduisent pour nous mener à pied-d’œuvre et j’avoue préférer être dans ma peau que dans la leur.
La première lueur du jour commence à naître et nous avançons toujours sous la pluie ; celle-ci ruisselle fine et serrée à travers le feuillage de la forêt avec un bruissement monotone qu’accompagne le giclement de la boue sous le poids de nos souliers. Cependant à mesure que monte le jour, la brume lentement s’efface. Quelques hommes égarés nous croisent isolément. Peu à peu la forêt s’éclaire, la voûte verdâtre et humide efface les dernières ombres grises et l’impossible espoir vient de naître ; chassés par la lumière, les gros nuages disparaissent vers l’horizon, et la lisière que nous venons d’atteindre baigne déjà dans une lumière rose. Le soleil. Oui, le soleil est présent. Il sera avec nous, il sera de la partie comme les Américains et les tanks que personne n’a encore vus.
Le Bataillon s’est égrené dans des trous individuels jalonnant la lisière de la forêt en réserve du 23e R. I. et 42e R. I., les deux régiments de premières vagues.
Sur nos côtés les deux autres Bataillons du Régiment. Il est 4 h. 15.
Calme absolu, l’ennemi confiant ne se doute de rien et la nature aussi est confiante ; elle est pleine de douceur et de lumière et les oiseaux saluent son triomphe.
Devant nous une prairie étend ses mosaïques de couleurs jusqu’aux premières maisons d’un village aux toitures effondrées. C’est Faverolles.
4 h. 35. Un coup de tonnerre terrifiant a déchiré l’air et le grand silence de la forêt. Une symphonie apocalyptique s’élève de sa profondeur. Les cimes des grands arbres frémissent sous le souffle sonore d’une artillerie mystérieuse. En cet instant des milliers de tubes d’acier reculent à la fois sur les affûts de nos canons. C’est un ouragan qui porte sa force dévastatrice, là-bas dans le ravin de la Savières, derrière le village.
En formation de lignes d’escouades à 20 pas une première vague sort de la lisière, s’élance et se disperse dans la prairie. Deuxième vague, c’est nous. Une rafale d’obus nous salue. Les saucisses ont vu la sortie. On accélère et nous voici derrière une petite colline près du village.
Il est 4 h. 45. Le ciel est lumineux, et bientôt le soleil va draper d’or les premières victimes du nouveau drame qui débute.
Journée favorable, l’attaque a dû réussir. Au loin, derrière des crêtes boisées, le bruit du combat d’infanterie s’éloigne. Des colonnes de prisonniers montent vers la forêt. Les premiers blessés qui passent nous apprennent que le 23 a traversé la Savières à gué, l’eau jusqu’à la ceinture, l’arme haute.
Pour le moment nous ne bougeons pas et j’ai groupé mes coureurs près du capitaine Cléry, Berthelage et Eman, de la 1re Compagnie, Anthoine et Descamp, de la 3e, Godbert, Lamour et Coupet, de la 2e.
Avec rage notre artillerie poursuit son massacre et l’ennemi réagit bien peu, seules les mitrailleuses crépitent furieusement.
Il est 6 heures. Sur l’ordre du capitaine Cléry, je me rends au village de Faverolles afin de m’informer auprès du colonel du 23e R. I. sur la position des Bataillons voisins. J’amène un homme avec moi. Sur la petite crête qui nous domine, les maisons détruites barrent la route. Derrière moi, je découvre le rideau de la forêt vivante et furieuse d’où s’échappent des nuées de projectiles qui vont en miaulements pressés s’abattre sur les coteaux boisés où l’ennemi se replie.


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La place du village est déserte, mais près d’un mur, le colonel du 23, grand et sec, assisté d’un gros commandant, interroge un prisonnier. Des blessés paissent et le colonel les interroge ; le village d’Ancienville est pris et une Compagnie a pu progresser jusqu’aux lisières de Chouy. En ce point l’avance est stoppée, elle est de 4 km. Un matériel énorme a été ramassé, l’ennemi a été surpris et l’attaque a été mordante.
Il est 8 heures et le soleil déjà chaud lève le voile gris qui masquait l’horizon. On découvre une crête boisée d’où s’élèvent des champignons noirs. Au loin la fusillade crépite. Les trajectoires des obus passent plus haut, et, satisfait de ma mission, je rejoins mon Bataillon suivi du coureur.
Sur l’herbe les hommes cassent la croûte. Je fais comme eux...
3 heures de l’après-midi. Vision de 1914. Des cavaliers surgissent de la forêt et s’avancent vers nous. C’est un peloton du 10e Hussards. Cette arrivée inattendue nous comble de joie. Aurait-on crevé le front ?
Les cavaliers ont mis pied à terre et nous nous mêlons fraternellement à eux en groupes aimables. Je trouve un gars de la Gironde, c’est un cavalier de l’active et nous parlons « pays ».
Un obus vient de percuter à 30 mètres sur la crête où passe la route de Faverolles, et de suite après, un souffle brûlant en flamme sèche passe devant mes yeux. Paralysé quelques secondes je contemple avec effroi une face monstrueuse qui s’est dressée devant mes yeux. Dans un hurlement bestial, rauque, un flot de sang s’échappe d’un trou béant ; la mâchoire emportée, le malheureux Girondin gargarise son sang dans un cri prolongé, épouvantable. Jeté à terre par des chevaux emballés, piétiné par des sabots furieux, roulé, culbutant sur des corps, je suis parvenu à sortir de cette mêlée hallucinante.
Je n’ai rien eu et la fumée s’est dissipée, laissant sur la prairie des corps humains et des chevaux pattes dressées vers le ciel. Des brancardiers emportent les blessés et nous appuyons à gauche pour sortir de la ligne de tir.
Vers la lisière, des cavaliers poursuivent des bêtes affolées traînant des voiturettes de mitrailleuses.
━ Ça fait rien, bougonne Anthoine, ils ont besoin d’apprendre à faire la guerre, ces sacrés cavaliers.
Déboucher en plein jour face aux saucisses ! c’était bon en 14, de faire ces conneries là ! Toute la soirée j’ai entendu le cri monstrueux du gosier sanglant et cette terrifiante vision m’a serré les entrailles.
Le Bataillon s’est installé sur le haut du talus à la limite du village. J’ai placé mes hommes dans une petite carrière de gravier et je me suis étendu près de la route.
━ Oh ! vise-moi ça, s’écrie un poilu, là sur la route, c’est pas du bourre, on dirait de l’artillerie qui arrive.
En effet, au pas, comme aux manoeuvres, une colonne d’artillerie s’avance sur la route. Canons de 75 et 155 Rimailho passent dignement se dirigeant vers la Savières. Nous allons être, nous fantassins, placés derrière l’artillerie. Ce décalage de position n’est pas pour nous déplaire.
Un cheval isolé, traînant des traits brisés, s’approche de nous. C’est un blessé errant du 10e Hussards. La pauvre bête souffre de la cuisse arrière ; un éclat d’obus lui a sectionné un muscle et le sang trace un long ruban noir qui descend Jusqu’au sabot. La brave bête se laisse caresser et semble attendre de nous la guérison. Elle est partie en boitant, derrière la colonne d’artillerie et elle ira vraisemblablement mourir cette nuit dans un fossé.
Nous occupons le village et deux Compagnies descendent jusqu’au ravin de la Savières pour s’installer dans les anciennes positions allemandes. Là Compagnie de réserve reste avec nous dans le village.
Dans une cave voûtée, sur un canapé que j’ai partagé avec l’agent de liaison de la C. M. 1 j’ai passé une nuit délicieuse ; la première bonne nuit passée en ligne. C’est l’avantage de la guerre de mouvement.
À 4 heures du matin, je me rends sur ordre, au ravin de la Savières. Il faut aller de l’avant.


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19 juillet 1918. ━ En descendant vers le ravin, l’air se rafraîchit ; les oiseaux sont revenus et la route en lacets me conduit à la 2e Compagnie.

Les bois sont assez épargnés ; de-ci, de-là, quelques moignons secs et déchiquetés. Peu de cadavres allemands, mais un matériel considérable. Il y a eu beaucoup de prisonniers.
À mon arrivée, les sous-officiers flairant les nouvelles, m’entourent.
━ C’est pour la relève ? me crie Virton.
━ Oui, mais pour la relève montante.
Pas de déception chez mes camarades. On veut bien aller de l’avant car on sent que la fin de la guerre est proche. Finie la guerre de taupes, plus de tranchées, plus de barbelés, mais la guerre de mouvement, celle que nous rêvions sur les bancs des écoles après la leçon d’Histoire, face à l’adversaire en pleine lumière.
L’adjudant Vacher, qui tient le coup depuis le début, avec la retraite de Belgique, la Marne et toutes les batailles dans les jambes, communique son enthousiasme à la section :
━ Allez, les gars ! on va les avoir ! ...
Je suis revenu au village en courant ; sur ma gauche, des 88 percutaient sur le vieux château de Maucreux dont les murailles majestueuses se dressent sur le ravin de la Savières.
Le Bataillon quitte Faverolles et en colonnes par deux se dirige vers Ancienville.
La Savières est traversée sur un Pont que le Génie vient de construire. Sur la rive opposée les Compagnies s’installent sur le flanc d’une crête boisée. De grands arbres centenaires allongent leurs longs fûts en travers de la route. Des cadavres du 23 et d’allemands marquent les points de la résistance.
À 11 heures, le Bataillon reprend son mouvement en avant. Nous montons une crête par une route et, dans le ravin qui borde notre gauche des 77 attelées ont été abandonnés. En haut, nous découvrons un plateau d’où débouche une longue file de prisonniers. Ici les balles passent en miaulant, la fusillade est vive à quelques centaines de mètres devant nous.
Le Bataillon s’est égrené en s’étirant vers le village d’Ancienville qui est sur notre droite. À perte de vue une étendue de blés dorés s’étale comme un tapis. Grande animation dans le village où les prisonniers sont massés par centaines. Au milieu, le colonel du 23 les interroge. Les allemands sont en très bon état physique.
La chaleur est écrasante. Couchés sur le talus de la route, armes braquées vers le plateau, les sections attendent l’ordre de progresser. Je regroupe mes hommes et casse la croûte ; nous aurons un rude effort à fournir. Deux heures de l’après-midi, pas un souffle d’air, l’atmosphère est étouffante et la luminosité crue pèse sur mes paupières. Devant nous la nappe dorée des blés mûrs va absorber lentement le Bataillon. Nous avançons au pas, en lignes d’escouades à 20 mètres. Tous les 30 mètres, arrêt en position couchée. Des balles passent hautes. L’avance se poursuit toute l’après-midi à cette allure. Sous le casque brûlant ma tête bourdonne et s’alourdit. À chaque arrêt nous recherchons l’ombre des épis secs, nous avançons toujours dans des blés, pris entre la fournaise qui tombe du ciel et celle qui monte du sol.
Devant nous la mitraille crépite sans arrêt , le Bataillon de tête doit être au contact avec un adversaire tenace.
Enfin ! plus de blés ! Des herbes sèches. Une haie avec des cadavres d’allemands près de leurs pièces. Ici le Bataillon de tête a été stoppé toute l’après-midi par quelques mitrailleurs bien décidés. Ils sont morts sur leurs armes.
De nombreux cadavres de français jalonnent maintenant l’avance du Bataillon de tête ; ils sont déjà noirs. Le plateau s’étale à nu. Notre progression s’accélère à mesure que nous approchons de la ligne de combat.
Le 2e Bataillon, qui est devant nous à quelques 200 mètres, a déjà dépassé le 23 qui combat depuis hier. La relève s’effectue ainsi en plein combat, l’unité relevée restant immobile, couchée sur le sol.
En petites colonnes, notre Bataillon rentre lentement en action. Les balles sifflent rapides. Cadavres allemands. Un blessé allongé fait un signe, il lève une jambe sanglante et demande à boire. Voici la fin du plateau. Une ferme calcinée.

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Devant nous la ligne déployée du 2e Bataillon reçoit du 77. L’ennemi tire à balles d’une dépression dont nous atteignons les premières pentes. Sur la prairie des taches bleues tendres : les morts du 2e Bataillon. Des appels s’élèvent d’herbes en feux. Odeur de chair grillée, un corps se tortille dans les flammes. Des cris : « Mon bras ! mon bras ! ... » et on avance, et la ferme est dépassée, et voici les premières maisons d’un village. Le Bout du Mont.
L’ennemi est dans le ravin, derrière le village. Nous dépassons les Compagnies du 23e R. I., allongées à terre et décimées. La relève est faite.
Maintenant des gerbes de balles fouillent l’air avec des bruits d’oiseaux en fuite. Courbés, nous pénétrons dans un chemin creux, le talus de gauche nous protège des balles. Mes hommes collent derrière moi et je devine dans leurs yeux une grave résolution.
Voici un carrefour devant nous ; des hommes le franchissent au pas de course sous des gerbes de balles. Certains tombent et roulent en boule. Un 150 vient de s’écraser sur notre gauche et rejette sur nous une grappe humaine. De nouveaux obus soulèvent des geysers de fumée, la situation devient critique. Tués et blessés culbutent.
Le Colonel du 23 nous croise en accélérant le pas et déclare au Capitaine Cléry : « Je n’ai pas à vous cacher que vous allez rencontrer une forte résistance ».
C’est notre tour pour le carrefour.
D’un bond, sous des balles qui zébraient l’air, je l’ai passé et mes hommes m’ont suivi sans casse. À l’abri derrière les maisons on peut apercevoir un bois situé au bas de la pente d’où l’ennemi tire. La sortie du village sera dure.
Sur un brancard porté par 4 épaules, un jeune sous-lieutenant, le visage livide est emporté.
La première vague est partie du village, dévale la pente, se dirige vers le bois. Nous la voyons progresser par bonds dans les hautes herbes, baïonnettes hautes. À chaque bond, des corps plient et s’affaissent, mais bientôt elle s’arrête, épuisée, fondue dans les herbes. Plus rien ne bouge. Nous attendons anxieux... des minutes passent. Allons-nous aussi être jetés contre ce bois meurtrier ? Mais un spectacle incroyable se déroule sous nos yeux. Une file de soldats, sans armes, sans équipements, chargés de caisses et de tubes est descendue du village.
━ C’est la Compagnie de discipline, s’écrient des connaisseurs, qui amène le matériel d’ obusiers Stock.
Froidement, sous les balles, comme à l’exercice, les pièces sont mises en batterie, derrière la vague d’assaut ; dans une joie bruyante nous assistons au déluge d’obus Stock qui s’abattent sur le bois, le noyant lentement dans un nuage de fumée.
D’ici, nous admirons les trajectoires des dizaines de projectiles qui foncent en masse sur le nid de résistance. Écrasée, la forêt est devenue muette, la vague d’assaut est repartie avec un élan furieux et nous l’avons suivie au pas de course. L’ennemi est en fuite, la poursuite enivrante nous conduit dans la plaine où des allemands bras levés se rendent.
Les unités se sont morcelées et dispersées dans les bois et futaies.
Mon groupe est rattaché à une section de la 2e Compagnie. Après une légère pause au pied d’une petite Crête, nous reprenons la progression à travers une clairière fraîche où le coucou a repris déjà son chant pacifique.
Ces groupes d’hommes qui disparaissent pour ensuite reparaître plus loin, ce sont des boches qui déguerpissent à notre approche ; traqués par nos fusants, ils se replient sur le village de Rozet-Saint-Albin.
La section déployée en tirailleurs, avance en fouillant buissons et excavations. À mi-côte une rafale d’obus à gaz surprend notre ascension ; essoufflé, les yeux rouges, la bouche écumante, je suis secoué par une toux rauque et saccadée. Mes camarades sont dans le même état : poumons brûlés cherchant à expulser les cellules irritées. Nous sommes restés à terre, crachant, toussant, pleurant, pendant un temps qu’il est impossible à déterminer et après la crise la marche en avant est reprise avec prudence.
J’ai allumé une pipe pour atténuer l’irritation de la gorge.
Devant nous, le 2e Bataillon est entré dans le village de Rozet-St-Albin. Dans une petite carrière de sable à 300 mètres du village, notre groupe s’est arrêté ; nous y passerons la nuit.


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Le Capitaine est sans aucune liaison avec sa droite. Des agents de liaison assurent que c’est le 20e R.I. qui serait dans cette direction. Un régiment d’Agen.
Soupe chaude. La nuit est magnifique de douceur et de clarté. Les hommes affaissés et groupés dorment paisiblement, adossés au talus de la carrière. Sur nos têtes, les arbres dressent leurs masses lourdes où passent en filtrant les clartés du ciel. Pas un bruit. La bataille s’est éteinte avec la lumière.
Repos dans les deux camps et demain... ?
J’ai bien dormi. Les cuistots sont montés et le jus était chaud et bien sucré.
À la fraîcheur du jour, l’artillerie allemande nous arrose au petit bonheur. Les projectiles éparpillés passent isolément.
━ Allez, les gars !... sac au dos
20 juillet 1918. - Très vite la section est sur pied.
Les culasses des fusils claquent nerveusement et en avant !
Derrière le Capitaine Cléry, nous atteignons la lisière du bois ; le 2e Bataillon va sortir de Rozet-Saintt-Albin dont les premières maisons émergent d’une dépression.
La bataille s’allume. La canonnade et la fusillade s’amplifient. Jumelles en mains, le capitaine observe.
Des obus en miaulant viennent s’égrener devant nous et abritée derrière les arbres, la section attend l’ordre de partir.
Mais qu’y a-t-il ? La fusillade s’est arrêtée et un coureur arrive essoufflé ; le 2e Bataillon n’a pu déboucher du village. Il a été cloué sur place par les tirs de mitrailleurs qui battent toutes les sorties.
Ordre au 1er Bataillon de rentrer dans le village pour renforcer nos camarades.
Au pas de course le Bataillon est sorti du bois. Quelques hommes tombent touchés par des fusants. Derrière le Capitaine et l’Adjudant Caillouet j’entraîne mes hommes. Nous entrons dans le village par un chemin creux. Les maisons sont adossées à une falaise creusée de carrières profondes, et nous occupons l’une d’elles.
Nous apprenons que le 2e Bataillon est revenu sur ses positions de départ, laissant ses morts sur le terrain.
L’attaque sera reprise ce soir.
Dans la journée je fouille une maison voisine ; d’objets civils ? point. Je trouve par contre un paquetage de linges propres abandonné par un boche. C’est une affaire. Je change sur place de chemise, de caleçon, et de chaussettes, et j’en avais besoin.
Toute la journée les obus s’acharnent sur nous et peu à peu émiettent le village. L’ennemi vise principalement l’entrée des cavernes. L’après-midi Caillouet me charge d’un pli pour le 2e Bataillon. Le P.C. à rejoindre est vers la partie basse du village, près d’une petite place.
Dans la rue qui descend, je suis de suite encadré par des gerbes de balles. D’une crête, l’ennemi prend d’enfilade toute la rue. Sous mes pieds, les balles en furie labourent la Chaussée pierreuse. D’un bond, je rentre dans une porte et le long d’un mur j’avance en rampant. Voici un angle mort. De l’autre côté de la place, le P. C. du 2e Bataillon. Il faut traverser et le boche attend ma sortie. À l’abri d’une maison des officiers font des signes de leurs bras. Je fonce, l’air vibre et claque, des branches cassées tombent sur la route, de la terre me saute au visage. Je suis passé !
Je remets le pli au Commandant Dagalier. J’apprends que le Capitaine Rossignon de la 5e a été tué ce matin à l’entrée du village, à la tête de ses hommes.
J’ai rejoint le haut du village en suivant le manège à rebours et avec la même chance. À cheval sur une murette je trouvé l’adjudant Devillard :
━ Alors, Désalbres ! Quoi de neuf ? On remet ça ce soir ?
━ Oui, on remet ça, mais J’espère avec plus de chance. Notre artillerie n’a pas assez donné et l’attaque s’est cassée le nez sur les mitrailleurs.
Nous sommes revenus tous les deux vers notre carrière. L’adjudant m’a paru très pessimiste et c’est pourtant un magnifique soldat. Je rends compte de ma mission au Capitaine Cléry déambulant dans la cour, et je m’assieds à l’entrée de la grotte sur une grosse pierre.


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Soudain, comme la foudre, une flamme rouge est passée sur mes yeux ; dans un bruit de tonnerre un souffle de feu m’a plaqué contre la falaise. Je me suis précipité vers l’entrée et dans la fumée noire une main de fer m’a saisi par l’épaule gauche et m’a précipité à terre. J’ai entendu un cri épouvantable, un cri qui n’était pas humain et qui s’est prolongé quelques secondes. Terrifié, je me suis dégagé de l’étreinte du mort qui ne me lâchait plus. Aidé par Virton et quelques camarades, nous avons traîné le corps athlétique de l’Adjudant Devillard qui venait d’être tué.
Le Capitaine Cléry touché à la jambe par le même obus s’écroulait à l’entrée de la grotte auprès de son cycliste qui s’abattait lui aussi, les reins déchiquetés par le fer.
Tous les hommes sont rentrés. Le bombardement croit en violence et dehors, sous les obus, j’aperçois le Lieutenant Artance, blessé au bras, qui tente de rejoindre l’arrière.
Le Lieutenant Mansard prend le commandement du Bataillon et l’Adjudant Vacher celui de la 2e Compagnie. Je suis encore bouleversé par le cri de ce malheureux Devillard. Je n’ai rien entendu de semblable. C’était vraiment le cri d’un mort dont l’onde mystérieuse m’a paralysé un instant.
L’attaque est reprise par le 2e Bataillon et le chant énervant des mitrailleuses s’élève de nouveau. Au pas de course nous sommes sortis de la carrière, sous les obus, la pierraille et des gerbes de feu qui zèbrent l’air. Nous voici dans la rue descendante, courant vers la lisière du village où nos camarades reprennent le combat. Des gerbes de balles criblent les murs, fouillent les recoins ; à la queue leu leu nous avançons, rasant les maisons. Près de la petite place j’occupe avec mes coureurs une petite cave voisine du P. C. du lieutenant Mansard.
Ce dernier occupe une énorme grotte avec les Lieutenants Dermain de la 3e Compagnie et Pouey de la C.M.I. Il a maintenant la lourde responsabilité du commandement du ler Bataillon.
Dehors la fusillade fait rage, les rafales passent en brisant les branches des arbres de la petite place. Par moment elle ralentit sa cadence effrénée comme par épuisement, puis la reprend avec plus de force dans un rythme, accéléré.
Assis sur une chaise, le Lieutenant Olivier de la 6e Compagnie, tapote nerveusement sur son portecartes :
━ Rien à faire, dit-il à un Sous-lieutenant, ils ne déboucheront pas plus ce soir que ce matin, je vous le dis, ils ne déboucheront pas. Préparation d’artillerie insuffisante. Entendez-moi ça dehors !
L’attaque vient d’échouer pour la seconde fois. Il est 8 heures du soir et, la bataille s’est éteinte. Le 2e bataillon se replie dans le village, laissant un nouveau lot de morts sur le terrain.
Ordre au 1er Bataillon d’occuper les lisières. Demain matin l’attaque sera reprise par nous.
La nuit est venue, les sections se glissent dans les jardins et s’égrènent le long des haies. Mon groupe ne bouge pas et reste dans la grosse carrière meublée de tables, de chaises, de canapés. Nous profitons avantageusement de ce confort. Une seule bougie sur une table éclaire un groupe d’officiers penchés sur une carte. Dehors, dans le ciel bleu sombre une bande légèrement pourpre barre l’occident. Je place une sentinelle sur le roc qui surplombe la grotte. Une à une les étoiles s’allument et le croissant argenté jette sur la terre ses premières caresses. Au loin, des coups de canon s’espacent, puis tout rentre dans l’ordre.
Toutes les deux heures relève de la sentinelle, et dans les intervalles je m’étends sur un divan. Jusqu’à 3 heures du matin, Mansard et ses adjoints ont discuté sur le plan de la manœuvre. L’axe de l’attaque sera la route Rozet-Saint-Albin ━ Oulchy-le-Château jusqu’à Montchevillon. On devra ensuite descendre vers le ravin du Rû de Chaudailly en passant par la gare de Breny. Le Bataillon devra s’arrêter aux flancs de la cote 128, en avant de la Butte Chalmond. Si j’ai bien compris, il y aura 4 à 5 km. à parcourir.
Avant le jour, les officiers se sont séparés afin de prendre un léger repos. J’ai rejoint ma sentinelle sur le roc pour assister au lever du jour et attendre.


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21 juillet. ━ La grotte s’anime avec l’apparition des premières lueurs.

Des coureurs sortent et partent dans toutes les directions, les hommes s’équipent nerveusement et Anthoine fait claquer la culasse de son fusil.Retour ligne manuel
━ Alors, cabot ! ! On est bon pour y aller ?
━ On va y aller, vieux, mais c’est tout de même plus agréable qu’à Locre.
━ Si on crève le front, on rentre chez les beujingues avant la fin de l’été et Manging y gagne un galon de plus, ajoute Lamour avec son accent inimitable du Midi.
À travers les jardins, nous rejoignons les sections déjà déployées pour l’attaque. C’est derrière un talus que la suite de Mansard est déployée : coureurs, brancardiers, section de réserve.
Allons-nous mieux réussir que nos camarades du 2e Bataillon ? Où allons-nous rejoindre les morts qui gisent devant nous, dans la prairie montante ?
Notre artillerie vient de déclencher un feu assez violent, mais nous convenons tous qu’il est insuffisant. Les 75 passent avec rage, rasant nos têtes qui s’inclinent comme pour les saluer. Ils s’abattent dans un petit vallon en bordure de la lisière des jardins du village. Plus loin, un plateau peu élevé où le boche, le doigt sur la gâchette, va surveiller notre sortie.
Subitement, les Compagnies se sont levées et partent à l’assaut. À travers les jardins, les hommes enjambent haies, balustrades, barrières, et par petites colonnes pénètrent dans le vallon. Quelques obus éclatent çà et là mais sans méchanceté. Le Bataillon s’est déployé en tirailleurs et mes coureurs espacés de 5 mètres forment un éventail autour du lieutenant. La progression s’effectue sans un seul coup de feu, mais là-haut ? Ces boqueteaux que nos yeux fixent que cachent-ils ? Les gerbes de nos obus forment devant nous une ligne de flocons noirs.
━ Je crois que les Fritz ont mis les bouts, s’écrie Anthoine.
━ T’as des visions ! t’ends un peu ! tu vas voir là-haut comment va finir la ballade. Le Fritz y n’est pas cinglé, il a pris un bon champ de tir pour nous attendre, lui répond son voisin.
Sur le plateau que nous allons atteindre les balles sifflent. Cependant le boche semble encore loin et l’avance s’effectue sans casse.
La ligne d’assaut est admirablement déployée et une impression de force se dégage de cette unité aguerrie qui avance sous le feu de l’ennemi.
Un boqueteau vient d’apparaître et le tir de l’ennemi devient plus précis et meurtrier, des hommes se couchent dans l’immobilité. Encore quelques mètres et la première vague vient de se coucher devant nous. Les balles claquent furieusement, des corps culbutent. Je signale au lieutenant un talus à droite. Cassés en deux, filons vers ce havre. Étendus, nous sommes ici bien abrités.
Couché sur le dos, Mansard déplie sa carte et cherche à comprendre sa position. Vacher lui montre du doigt l’emplacement des mitrailleuses ennemies ; elles sont devant nous vers la gauche. Si nous voulons avancer il faut les déloger, car il est impossible de lever la tête.
À la tête d’une patrouille Vacher est parti. Il s’est glissé par le ravin de droite et va essayer de tourner le centre de résistance. En attendant les hommes sortent les pipes et jasent entre eux. L’arrivée du major Olivier et de ses brancardiers est un intermède comique. Voir les copains, ramper, s’essouffler, sauter, grimacer sous des balles étant soi-même bien à l’abri est une scène qui nous amuse. C’est féroce, mais comme on y passe à tour de rôle on peut bien en rire.
L’homme Porte-pigeons, le Colombophile arrive ensuite avec sa cage à oiseaux sur le dos. Il remporte lui aussi un franc succès.
C’est au tour du commandant Alaret, adjoint au colonel qui vient aider le lieutenant Mansart de ses conseils.
Sans répit les balles balaient le faite de notre talus en claquant comme si elles explosaient. Nous appréhendons le moment de la sortie, si Vacher ne réussit pas. Dans un trou, le commandant Alaret, le lieutenant Mansart et le lieutenant Muller, de la 1re Compagnie, échangent leurs impressions. Cette situation ne peut durer.
Spontanément la fusillade vient de cesser.
━ En avant !
Comme soulevé par le même ressort, toute la ligne s’est dressée et la progression reprend, cela grâce à Vacher.

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Depuis 14 ces missions lui sont familières.
Descente rapide vers le village du Ménil où des maisons brûlent.
Des cadavres dans la rue.
Pas de course à travers le bourg sous les obus qui fauchent murailles et arbres. Voici une grande route déserte qui longe les marais. De ce côté, sur notre droite, rien à craindre.
Les deux vagues d’assaut se sont morcelées aux caprices du terrain et avec mes coureurs et une section de la 1re Compagnie, nous grimpons sur une petite butte marquée sur la carte du nom prétentieux de Montchevillon. À notre gauche, la 2e Compagnie, dont on aperçoit les sections, se déploie en crochet défensif face au petit bois d’où l’ennemi nous mitraillait il y a un instant.
Au sommet de la colline, des tirailleurs boches déguerpissent individuellement. À la volée nous les tirons ; certains s’abattent en lâchant leurs armes, mais la plupart nous échappent. Pause sur cette position pour laisser le temps à la 2e Compagnie de fouiller le bois.
Le soleil est au midi et la progression reprend. Il n’est pas douteux que nous chassons devant nous des éléments d’arrière-garde et que nous rencontrerons bientôt la ligne de résistance. Nous traversons un plateau, laissant sur le côté un grand bois et approchons d’un grand ravin où un village flambe sous les obus.
À droite, toujours rien. Vide inquiétant.
Par le fossé d’une ligne de chemin de fer, la section progresse à l’abri des balles qui viennent du village. Nous en approchons rapidement pour rentrer dans une zone battue par l’artillerie ennemie. Près d’une gare aux voies arrachées et dont les morceaux dressent vers le ciel leurs moignons tordus, des wagons gisent sur la route. De grands arbres fauchés par les souffles meurtriers forment des barricades géantes. Je relève des cadavres français du 20e R. I.
Le ravin où nous pénétrons est un véritable enfer ; les maisons croulent en flammes sous les obus de l’artillerie lourde. Suivi par mes 7 coureurs, j’accélère l’allure à travers barricades, éboulis, arbres abattus, sous des explosions déchirantes. Par bonds successifs, je longe la falaise du ravin creusée de cavernes béantes.
Derrière un groupe nous pénétrons dans une de ces grottes. Bientôt nous serons une centaine d’hommes. Nous apprenons que les 2e et 3e Compagnies auraient traversé le ravin.
À l’appel il manque Godberg, cependant personne ne l’a vu tomber. Des isolés rentrent précipitamment, fuyant le déluge de fer. L’aspect du ravin est tragique. La végétation prise de folie se soulève et tournoie. Encore des hommes égarés et enfin voici Godberg. Il nous apprend que la carrière voisine s’est effondrée, ensevelissant 2 sections du 20e R. I., c’est le sort qui nous menace si un 210 percute à l’entrée.
Le temps passe et le bombardement ne se calme pas. Nous apprenons que sur notre gauche, le 2e Bataillon occupe des grottes voisines et que le 42e R. I. est bloqué devant Oulchy-le-Château. Vers le soir, un coureur essoufflé arrive de la 3e Compagnie.
━ Voilà, mon lieutenant, le lieutenant Dermain vous fait savoir que les deux Compagnies ont traversé le ruisseau et que nous sommes sur la côte 128. On s’est foutu à l’eau jusqu’à la ceinture et on a grimpé là haut.
━ Un coureur pour reconnaître la position de ces 2 Compagnies, demande Mansart.
Anthoine, volontaire, part et disparaît. Un instant après il est de retour. Les deux Compagnies sont bien accrochées aux pentes de la côte 128 située sur la falaise opposée du ravin. L’objectif de la journée aurait été atteint.
━ Un coureur pour reconnaître les grottes voisines sur la gauche. Anthoine, encore volontaire, sort et disparaît dans la tempête.
Ordre de quitter la carrière et d’appuyer sur notre gauche afin de nous placer directement derrière les deux Compagnies de première ligne. Le déplacement s’est effectué rapidement sous un marmitage impitoyable. Avant d’arriver dans la nouvelle grotte, un obus fauche une demi-section de la 1re Compagnie.
L’entrée est large et offre sa gueule béante aux trajectoires des obus. Des cadavres ennemis encombrent l’entrée et gisent près d’une mitrailleuse ; ceux-là même qui mitraillaient le ravin lorsque nous entrions dans le village de Breny.
Le bureau du Bataillon et le poste de secours se sont installés au fond de la carrière. Je dépêche un coureur au colonel. C’est encore Anthoine qui veut partir. Cet homme est vraiment exceptionnel.
La nuit est venue et j’en profite pour faire enterrer les cadavres qui empoisonnent l’entrée. Les corvées de soupe sont parties sous les obus et les bombes d’avions.


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22 juillet 1918. ━ Le bombardement s’est prolongé durant toute la nuit.

L’ennemi veut stopper notre avance. Plusieurs fois mes coureurs sont sortis pour des missions pénibles et périlleuses.
Dans l’après-midi, une formidable explosion, accompagnée d’un souffle brûlant plonge la carrière dans une obscurité complète. Une vague humaine déferle vers le fond et des ombres en gesticulant s’effondrent. Pour ajouter au désordre une troupe fait irruption par l’entrée, c’est le commandant Dagalier et ses hommes qui viennent d’évacuer une grotte voisine en partie effondrée. Nous sommes sous la même menace.
Dans le fond les blessés sont pansés, les services regroupés. Je fais allonger les cadavres contre la paroi tandis que dehors les 105 et les 210 s’émiettent en bruits monstrueux. Ils broient, pulvérisent la roche sur nos têtes, et à l’entrée les cadavres sont disloqués tandis que leurs morceaux noircis sont dispersés à tous les vents.
Demain, nous attaquerons pour enlever la côte 128 et à gauche le 42 devra s’emparer d’Oulchy-le-Château.

23 juillet. ━ Réveillé brutalement par Anthoine, je retrouve à tâtons mon arme et mes musettes.

Dans la grotte encore obscure, la liaison attend l’arme aux pieds. L’artillerie est devenue muette, comme épuisée par son orchestration nocturne.
━ En avant ! par un et pas de course !
En une seconde la falaise est dévalée. Dans le brouillard frais, la petite troupe traverse sans incident le ravin du Rû de Chaudailly enchevêtré d’arbres géants fauchés par l’acier. En un rien de temps nous sommes contre la falaise de l’autre versant, aux pieds de la cote 128.
Virton, caporal-fourrier de la 2e Compagnie, nous reçoit :
━ Alors, quoi de nouveau ?
━ On attaque à 5 heures ; faut enlever le plateau de la Justice et un patelin.
━ Je crois qu’on va tomber sur un bec, assure un coureur en bourrant sa pipe, y a quelque chose comme mitrailleuses là-haut. Çui qui lève la tête en reçoit une, et ces salauds descendent les blessés qui s’débinent.
━ Hé bé, comme ça y aura plus vite soixante-quinze pour cent de pertes, ajoute le méridional Lamour ; c’est Manging qui comminde.
Dans la nuit la ligne d’assaut a été renforcée par un bataillon du 23e R. I. entre notre 2e Bataillon et le 42e R. I. La position à enlever forme avec la ville d’ Oulchy-le-Château, une puissante ligne de défense, et l’ennemi semble vouloir fixer ici le terme de notre avance.
À 5 h. moins un quart, notre artillerie ouvre un feu violent sur le plateau, l’ennemi répond en concentrant son tir dans le ravin. Collés contre la falaise qui nous abrite, nous laissons passer, l’ouragan. Là-haut, à quelques dizaines de mètres, les deux compagnies terrées dans les herbes vont partir à l’assaut. nous devrons les suivre en seconde vague. Fébrilement, chacun s’équipe et à 5 h. nous franchirons le faîte de la falaise.
Accrochés aux arbustes qui sortent des rochers, nous assistons à l’anéantissement du ravin. Comme sous l’effet d’un typhon, le paysage opaque vacille et ondule. Des arbres en rondes burlesques tournoient autour d’immenses colonnes de fumées noires, brassant leurs masses feuillues dans un élément carbonique.
━ Tentions ! c’est l’heure !
Une voix a dominé le tumulte. Il me semble maintenant que nous sommes aux confins de la folie. Qu’allons nous faire contre cette herse d’acier qui plafonne sur nos têtes comme un gigantesque couperet ? Une nouvelle tragédie pitoyable va encore ajouter à cette misérable vie.

++++

La hache d’acier est à quelques mètres de nos têtes ; tapis dans la roche qui surplombe le ravin, nous sentons les remous de l’air qui hurle avec puissance. Encore quelques secondes et nos pauvres carcasses seront happées, broyées, dispersées dans ce ravin où meurt la nature.
Dans ce cyclone d’acier des voix grêles s’élèvent, s’amplifient, stridentes : les mitrailleuses. Des claquements sers, coups de fouets trépidants, s’ajoutent au fracas des explosions. Une ferraille désordonnée, massive, déferle en torrent sur nos têtes. De tous les coins du plateau, le toussotement aigre, énervant des mitrailleuses accompagne le long halètement des grosses marmites, soutenu par les rafales de fusants qui s’émiettent dans l’air en flocons gris, Autour de moi les visages sont poignants de tristesse ; les poings crispés sur nos fusils, les mâchoires contractées, muets nous allons nous dresser.
━ Un homme pour voir ce qui se passe là-haut !
Vingt têtes casquées restent figées, immobiles. Cependant, Mansard m’a fixé du regard et j’ai déposé mon sac. Le rebord du plateau n’était plus qu’à un mètre lorsqu’un bolide humain est passé près de nous pour rouler en boule au bas de la falaise. C’est un blessé, il crie, se contorsionne, l’attaque vient d’échouer, en quelques secondes la vague d’assaut a été stoppée par les mitrailleuses. Tout est à recommencer, mais nous respirons. Un jour de plus.
Durant toute la journée des blessés viennent rouler au bas de la falaise, suivis de gerbes de balles qui cherchent à les atteindre. Le Sergent Stévenard très démoralisé a pu descendre ; il nous annonce la mort de Vacher et l’anéantissement de toute la section. À notre ébahissement joyeux quelques instants après, Vacher nous rejoint. La section n’est pas anéantie, par contre le Sergent Vilmot, un ancien de l’active, a été tué avec un jeune de la classe 18 et le Sergent-fourrier blessé. On ne connaît pas exactement le nombre des pertes, mais on est loin des chiffres donnés par Stévenard.
La préparation d’artillerie a été insuffisante, et à gauche, ni le 2e Bataillon ni le 23e R. I. n’ont pu progresser.
Les mitrailleuses pullulent dans le bois des Justices et d’une tour qui domine le plateau, appelée le Belvédère, l’ennemi a pu nous fixer au sol.
Au 2e Bataillon, plus éprouvé que nous, le Lieutenant Beusse de la C.M. 2 a été tué ; c’est un magnifique saint-cyrien qui disparaît.
L’après-midi l’ennemi s’énerve, le ravin bouillonne de feu et de fumée, ce qui n’a pas empêché le 3e Bataillon de nous rejoindre pour renforcer notre ligne. Le Capitaine Payen, ancien chef de la 6e Compagnie, blessé au Mont Kemmel est arrivé ; il prend le commandement du Bataillon. C’est un officier d’un sang-froid légendaire ; essentiellement bon et juste, il est adoré par ses hommes. Mansard reprend avec soulagement le commandement de notre Compagnie. Brave, spontané, dévoué, il avait une charge qui le dépassait un peu.
À minuit la soupe arrive incomplète ; les corvées ont été décimées par les tirs de barrage et les bombes d’avion. Tout l’arrière est arrosé d’une manière continue.
L’aurore n’a pas encore effleuré l’horizon que l’artillerie se calme. Le ravin résonne par moment comme un chaudron de cuivre. Sur le haut du plateau quelques fusées montent avec le bruit d’oiseaux effarouchés. Les hommes dorment au pied de la falaise dans des trous individuels. Ils cherchent à s’évader du cauchemar que nous vivons en plongeant dans un sommeil de brute. À l’intérieur d’une petite carrière, le Capitaine Payen a installé ses services. La flamme grêle d’une bougie éclaire faiblement la grotte où mes coureurs assoupis restent prêts à partir pour leurs missions de liaison. À l’entrée, les corps des tués sont roulés comme des boudins dans des toiles de tente, tandis que par un petit sentier sinueux, les brancardiers descendent avec précaution les grands blessés de la journée.


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24 juillet. ━ Après une nuit de veille (car j’ai dû assurer la liaison) je suis réveillé à 10 h. du matin.

Le soleil déjà chaud ranime mes membres engourdis par la fraîcheur qui monte du ravin.
L’attaque sera reprise demain matin et dans ce but de nouvelles dispositions seront prises.
Le Colonel est venu nous rejoindre et dans la petite grotte les Commandants des Compagnies sont rassemblés autour de lui : le Lieutenant Dermain de la 3e , Le Lieutenant Mansard de la 2e , Le Lieutenant Muller de la 1re et le Sous-lieutenant Pouey de la C.M.1.
À l’entrée un planton refoule les curieux :
━ Pas la peine d’entrer ! c’est défendu !
Et le curieux d’insister :
━ Dis, vieux ! Qu’est-ce qu’ils foutent là-dedans ?
━ Tais-toi, eh, couillon ! Tu vois pas ? c’est le Conseil de guerre, s’exclame Lamour.
━ Non ! sans blague ?
━ Oui, j’ te dis, y condamnent à mort Frigolin.
De l’entrée j’ai pu entendre le Colonel. Il parle calmement :
━ À la faveur des angles morts, nous devons pouvoir nous infiltrer par la vallée de l’Ourcq, sur le versant sud de la côte 128. Nous trouverons le bois triangulaire près de la ferme de Confavreux et c’est de ce bois que les feux de flanquement ont interdit hier l’accès du plateau à la 3e Compagnie. Ce bois doit être occupé par une section au plus. Eh bien, il faut nous en emparer si nous voulons enlever toute la position.
Sans attendre le Colonel enchaîne
━ Muller ! c’est à vous que je confie cette mission. Prenez vos dispositions pour me remettre ce soir le bois triangulaire.
Une voix difficilement perceptible répond :
Je vais faire tout mon possible, mon Colonel.
Non ! dîtes-moi : ce soir vous aurez le bois triangulaire !
Eh bien, ce soir vous aurez le bois triangulaire, mon Colonel.
Cette fois-ci la voix s’était nettement raffermie.
Les talons claquent sonores sous la voûte de pierre et Muller, le front soucieux, va rejoindre ses hommes égrenés au pied de la falaise. Enlever le bois par cette journée claire, par surprise, sans préparation d’artillerie, semble une folie, mais l’ordre a été donné et l’ordre a été exécuté.
Voici quelle fut l’odyssée de la 1re Compagnie.
La Compagnie Muller s’est enfoncée dans le ravin de l’Ourcq. Armés de fusils et de fusils-mitrailleurs, sans sac et en vareuse, les hommes remontent la rive en colonnes d’escouade. En tête, l’Adjudant Longièras a déployé sa section. Chacun est grave mais résolu.
Le soleil plonge ses flèches lumineuses dans les plus profonds taillis. La garde de l’ennemi est facilitée par cette puissante luminosité. Pour mettre à profit les angles morts, la Compagnie chemine par le fond du ravin de la " Fausse rivière ", petit bras sinueux de l’Ourcq.
Buissons, boqueteaux sont occupés successivement avec mille précautions. Voici la ferme de Confavreux et deux hommes s’en approchent en rampant. Rien... Sans bruit la ferme est occupée. Le bois triangulaire n’est plus qu’à 300 mètres.
Face à la patrouille de gauche, un cri s’élève. D’un buisson deux Allemands se dressent et fuient ; ils vont disparaître dans le rideau vert qui borde la Crête du ravin et jeter l’alarme. D’un bond Longieras arrache un fusil-mitrailleur des mains d’un homme ; la rafale crépite, casse du bois et les deux sentinelles allemandes s’abattent foudroyées. On s’arrête. On écoute. On attend. Rien... Par petits bonds les patrouilles de tête avancent et sur un signe de Longiéras elles s’arrêtent. On aperçoit maintenant le sommet feuillu du petit bois triangulaire.
Suivi d’un sergent, Longiéras avance en rampant ; couché dans les hautes herbes, il découvre la lisière du bois bordée d’une route, surmontée par un talus. C’est un véritable nid de mitrailleuse. Muller est venu rejoindre les deux observateurs ; ils sont à 150 mètres du but. Chez l’ennemi c’est le calme, et on peut compter les mitrailleuses égrenées sur le talus.
Les trois hommes sont redescendus à reculons. Conciliabule : on prendra le bois par surprise d’un seul bond. Le premier peloton chargera d’ici, le second ne bougera pas, mais assurera le repli en cas d’échec.
En rampant, le peloton d’attaque s’approche jusqu’à la limite de visibilité. L’ennemi est confiant, il ne se doute de rien.

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Dans quelques secondes, le combat va se déclencher, peut-être terrible et meurtrier ; les nouveaux soldats de Marathon vont charger.
Sur un signe, le peloton en bloc se dresse comme une muraille. Farouches et muets, les 40 hommes se ruent sur la tranchée ennemie. Pas un n’est resté en arrière ; c’est à celui qui arrivera le premier.
De la tranchée adverse, les guetteurs ont vu cette charge hallucinante : 40 fous fonçant sur eux, le cou tendu, l’arme haute, le visage crispé, bouches muettes. L’alarme est donnée et les allemands bondissent sur leurs armes. Le peloton va-t-il avant le but se coucher en pleine course, comme sous un coup de faux ? Trop tard ! la charge est à 30 mètres et quarante fusils s’abaissent et tonnent à la fois. Des bras se lèvent, les ceinturons tombent, l’ennemi en bloc s’est rendu.
Le bois triangulaire est pris. Sans perdre un homme, Muller a tenu sa promesse. Il fait 21 prisonniers, ramasse 15 mitrailleuses et 2 canons de tranchée. Une section nous a ramené les 21 gaillards, penauds, les bras ballants. Ils sont introduits de suite dans la grotte pour l’interrogatoire. Cependant, intrigué par les brassards de la Croix-Rouge qu’une douzaine d’entre eux portent à leurs bras, le Major Olivier flairant l’astuce arrache ces insignes en leur disant :
━ Vous voulez nous faire croire que c’était une section de brancardiers qui occupait ce poste de première ligne ! Allez ! enlevez-moi ça ! nous ne tuons pas les prisonniers.
C’est la troisième fois que nous capturons des mitrailleurs munis de brassards de l’insigne de Genève. Ceux-ci affolés, inquiets, sortent de leurs poches leurs objets personnels : montres, carnets, canifs, etc...
Rengaine ça dans ton froque ; on n’est pas des pillards. Ne comprenant rien, leurs visages passent de l’effroi le plus profond au sourire forcé. Leur contenance est du plus haut comique.
L’attaque sera reprise demain matin et dès la nuit nous nous sommes endormis sur une note optimiste.
L’ennemi sait que le bois triangulaire est maintenant en nos mains ; il marmite copieusement le ravin de Chaudailly et celui de l’Ourcq.
Dans la nuit, grand mouvement de troupes ; le 3e Bataillon grimpe sur le plateau sous un tir de barrage.
Il remplace le 1er qui appuie sur la droite vers le bois triangulaire.
Une chose cependant inquiète le commandement, c’est le Belvédère. C’est une petite tour qui domine le plateau d’où les mitrailleuses ennemies surplombent notre ligne de tirailleurs. Par tir courbe on n’a pu le détruire. Il sera détruit par tir direct, ainsi en a décidé le Commandement. Une pièce de 75 du 47e R.A. montera dans la nuit et voici l’odyssée d’une poignée d’artilleurs, telle que me l’a rapportée un de mes coureurs.
À minuit une pièce du 47e a quitté le bois de Lud. L’attelage rejoint au trot la route de Breny, pénètre le ravin de Chaudailly sous un tir de barrage. Après bien des difficultés la pièce et le caisson qui l’accompagne traversent le petit ruisseau. Il faut maintenant monter sur le plateau. Un chemin monte de biais. On l’emprunte, il est rocailleux, défoncé, coupé par des troncs d’arbres. À l’aide de haches, de pioches, de pelles, les artilleurs ouvrent le chemin sous la lueur des fusées et des explosions.
Une rafale de 77 siffle, les obus percutent et dans un tonnerre, pièce, caisson, attelages et hommes sont renversés. Les survivants coupent les cuirs, libèrent les bêtes blessées ou tuées. Il faut sauver la pièce.
Situation tragique, sans arrêt les obus tombent.
Le sous-lieutenant commandant le détachement a perdu la moitié de ses hommes. Les chevaux sont ou tués ou blessés et il faut être là-haut en position de tir avant le jour. Un artilleur est parti pour chercher du renfort, mais voici un bruit confus, qui monte du ravin : c’est une troupe en marche. Le Capitaine de la 7e Compagnie du 128e se fait connaître, il monte en ligne suivi de ses hommes. La situation est de suite comprise ; les cadavres sont rejetés sur les côtés et les 60 hommes s’attellent à la pièce et au caisson. En moins d’une demi-heure le canon est sur le plateau et au petit jour, dès l’attaque, le Belvédère sautera par tir direct.


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25 juillet. ━ Empourpré par l’aurore lumineuse, le ravin rocheux prend une teinte mauve.

Quelques obus tombent en lourdes vibrations qui vont se perdre vers le village de Breny. Nous devons appuyer sur la droite et rejoindre le bois triangulaire par le ravin de la Fausse-rivière.
En file indienne, nous nous enfonçons dans les taillis qui meublent le fond du ravin pour remonter ensuite vers une crête à forme arrondie.
À mi-côte, les soldats du Bataillon sont couchés en tirailleurs dans les herbes. C’est le long chapelet de la vague d’assaut qui s’élancera dans un instant vers le bois des Justices et que nous clôturerons au bois triangulaire.
À la lisière d’un boqueteau, ma Compagnie. L’escouade est là au complet. Rapidement je serre les mains qui se tendent : Thévenin, Beuzelin, Joutel, Faucher, Bénard. Quelle fraternité en ces instants dramatiques. Soudain Joutel me rappelle, il brandit une lettre que lui a remise la corvée de soupe pour moi. Je file en lui criant « Après l’attaque », mais mon camarade m’a rattrapé et remis l’enveloppe. Des nouvelles de mes parents. Pauvres parents ! J’ai vite rejoint la colonne. On a plaisanté en croisant Vacher et Billan étendus dans les herbes.
Notre artillerie a commencé à marteler le plateau. L’ennemi répond. Une salve de 88 soulève dans un tonnerre un nuage noir. J’accélère afin de rattraper la queue de la colonne. Un officier surgit d’un taillis, il est surexcité et crie :
━ Dépêchez-vous, mon Capitaine ! L’ennemi nous a vu et je viens de perdre un Aspirant et plusieurs hommes.
Dans les herbes, des corps tordus, rougis par le sang frais. Un visage d’enfant, yeux bleus, grands ouverts dirigés vers le ciel, l’Aspirant. J’ai rencontré ce visage au Mont Kemmel.
Après la ferme de Confavreux une route, et enfin le bois triangulaire. Sommes à l’extrême-droite de la vague d’assaut ; plus à droite, le vide. L’ancienne défense de l’ennemi comprend deux tranchées et quelques petits abris. Le Major Olivier installe ici son P.S.
De la lisière on découvre une partie du plateau où nos obus mènent une danse diabolique. À l’horizon cotonneux, une crête boisée : c’est le bois des Justices. Huit cents mètres à parcourir. Escalader la crête, enlever le village de Cugny, voilà les objectifs de l’attaque.
Toute la masse de la côte 128e est enveloppée par le ruban de la vague d’assaut. Nous sommes ici l’extrême aile droite et vers l’aile gauche, le 23e forcera les entrées d’Oulchy-le-Château.
Dans un fracas assourdissant des masses de vapeurs sombres s’élèvent du plateau. À travers l’air épaissi de cette matinée chaude, ce ne sont que glissements furieux de météores invisibles. Sifflements sonores ou déchirants, rugissements et craquements effroyables de flammes fulgurantes. C’est le début, de la grande bataille, et les deux adversaires vont s’empoigner avec rage sur ce petit morceau de France qui agonise. Le Capitaine Payen a rassemblé son monde sur la petite route montante. Le tir de barrage s’éloigne, c’est le moment. Je serre ma jugulaire et arme mon fusil.
La longue file de tirailleurs s’est dressée et au pas, lentement, elle rentre dans la fournaise.
L’avance s’effectue derrière nos obus. La terre devant nous est arrachée, pulvérisée dans ses moindres replis. Là-haut, sur le plateau, l’ennemi muet nous attend. Sur notre droite, c’est le vide inquiétant. Au loin, les mitrailleuses crépitent. Du village de Cugny l’ennemi tire.
Devant nous, le plateau des Justices et le bois qui le couvre se détachent de l’écran de fumée. Des arbres entiers s’élèvent, tournoient et s’écrasent à ses pieds. On distingue le long ruban de la vague d’assaut qui converge vers le pied du plateau où se concentre le tir de l’ennemi.
Une gerbe de terre jaillit brusquement au milieu de notre groupe... par miracle, l’obus n’a pas éclaté ; il jette l’émoi chez les hommes et instinctivement nous accélérons la progression.
━ Doucement, mes enfants ! doucement !
Calme, sa canne à la main, le Capitaine Payen tempère notre énervement.
La tempête est sur nous.
Enervés, surexcités, fascinés par la redoutable position boisée, nous nous précipitons furieux, au coude à coude, à l’escalade de la falaise abrupte.

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Dans cette cohue, soulevée par la fièvre d’agir, chaque explosion fauche à coup sur. Escaladant la roche, fusils en mains, dépoitraillés, toute la charge monte dans un chaos de flammes brèves, de terre croulante, de bois meurtris, de corps culbutant. Rien n’arrête ces hommes ; ni la nature qui a dressé ici une barrière serrée, ni la mitraille. La force nous pousse en avant. Des langues de feu, longues et noires sondent les plus profonds taillis, carbonisent la verdure qui craque, se tord et disparaît ; les lance-flammes du Génie arrosent cavernes et bois. Odeur de chair grillée et de soufre, fracas de la terre qui se soulève et s’affaisse, souffles brûlants et suffocants, cris de la chair meurtrie... enfin le plateau. Une barrière de ronces... on passe. Des hommes isolés, crispés sur leurs armes, fous déchaînés avancent droit devant eux, sans orientation.
Les unités sont mêlées, décimées, sans chef. À mon côté, un lance-flammes avance accompagné d’un sergent du Génie. Un glacis, c’est le plateau nu.
À gauche, des groupes accourent baïonnettes hautes - le 3e Bataillon. Une immense fumée noire s’élève derrière eux, Oulchy-le-Château brûle. Soudain l’air claque en coups secs. D’un taillis, on a tiré sur nous. L’air claque de nouveau, deux hommes s’écroulent.
━ En avant ! en avant !
Des baïonnettes se dressent et chargent. Deux grands boches, rouquins et sales tombent à mes genoux.
Ils me tendent leurs mains ouvertes et leurs doigts écartés chiffrent le nombre de leurs enfants. Sur un signe, ils filent vers l’arrière.
En plein visage, je reçois le choc d’un coup de feu. D’un bond, nous sommes sur le taillis et les armes s’abaissent et tonnent. Je vide mon magasin, au hasard, dans la verdure. Des feuilles s’écartent, des branches s’inclinent, des corps culbutent. Rien ne sort, mais une flamme rouge, puissante et sonore fuse. Sous le souffle, le feuillage s’enroule et disparaît. Des hommes au visage de suie sortent en gesticulant, les yeux terrifiés. Un par un, des boches sortent et filent vers l’arrière. Au passage, un poilu du 3e Bataillon, les salue d’un coup de pied au derrière.
━ Allez, hop ! démerde-toi !
Le dernier, un officier. Droit, méprisant, d’un geste calme il allume une cigarette qu’il porte aux lèvres.
Ce geste qui ne manque pas de grandeur n’impressionne nullement le poilu ; il ramasse lui aussi son coup de pied aux fesses.
━ Allez, hop ! et calte-toi !
Le plateau est dépassé, il s’affaisse en pente raide et déboisée vers une vaste plaine. Des boches dévalent le ravin et fuient. À la volée nous les tirons. Sur la droite j’ai retrouvé des groupes de la 2e Compagnie qui nettoient à la baïonnette les bords feuillus du ravin. Goret de la classe 18, plante sa baïonnette dans le ventre d’un Fritz qui vient de le manquer de son revolver. Le combat est décousu et je me suis glissé dans une ligne de tirailleurs couchés dans les herbes.
On cherche à tourner une ferme dont le mur de clôture épaule notre droite.
Deux mitrailleuses crépitent furieusement à 200 mètres devant nous. Ces deux pièces sont à l’orée d’un bois, elles criblent de balles notre ligne. Par surcroît une pièce de canon de 88 tire de plein fouet sur nous. Comme des balles géantes les obus passent au ras du sol et fuient derrière nous vers Oulchy-le-Château. Notre ligne n’avance plus et nos fusils crépitent. À quelques mètres devant moi le Caporal Rengade avance en rampant, puis s’immobilise ; son casque vient de sursauter et sa tête s’affaisse. Peu à peu le combat s’épuise, et chacun reste couché sur sa position.
J’entends une voix derrière moi :
━ Hep ! Désalbres ! viens avec moi, et fais suivre tes coureurs, le Commandant est à la ferme.
Je me décroche de la ligne en roulant sur le ventre. Courbé dans les herbes, je suis l’Adjudant Caillouet. Dans la cave de la ferme, pas de Capitaine Payen mais les Lieutenants Mansard et Dermain.
La ferme que nous occupons a été enlevée par la 3e Compagnie. On y rentre par un trou béant dans la façade d’entrée. Un couloir traverse la maison et débouche au fond sur un jardin clôturé par un mur. Ce mur a été crénelé et les hommes de la 3e Compagnie le défendent. Le village de Cugny épaule les murs de la ferme. Une entrée surbaissée qui donne dans le couloir permet de descendre dans la cave maçonnée.
Caillouet m’a quitté pour essayer de retrouver le Capitaine Payen. J’ai encore avec moi, trois coureurs.
Dermain et Mansard discutent : nous aurions atteint les objectifs.
Par l’escalier de pierres des brancardiers descendent des blessés. Nous aidons aux premiers soins.
Deux sont mourants : balles dans le ventre. Les autres s’en tireront.


++++

Rien de nouveau, s’écrie-t-il, on reste face à face avec les Fritz.
Évidence même qui nous pèse assez en ce moment, et les plaintes répétées des pauvres bougres qui meurent à nos côtés rendent pénible notre impuissance.
Soudain, sous le souffle d’une explosion toutes les bougies s’éteignent. La cave a gémi, soulevée par une force souterraine. Nous sommes de suite dans l’escalier et un homme affolé descend en hurlant :
Les boches contre-attaquent, ils arrivent... on a demandé le barrage et il se déclenche sur nous.
Dans le couloir c’est la cohue. Des hommes affolés rentrent et sortent. Dehors les explosions de notre artillerie nous ceinturent tragiquement.
Dans un fracas assourdissant un obus vient d’élargir le trou qui sert de porte d’entrée, moellons et poutres s’abattent dans une poussière noire. Reflux, cris, hurlements. Des corps titubent et s’écroulent.
Magadoux rentre et hurle :
━ Les boches arrivent et les 75 tombent sur nous, sur la ferme...
Mansard sort brusquement et disparaît dans la fumée, hurlant : Des fusées ! des fusées ! des fusées ! et son cri s’éteint dans le fracas des explosions.
La situation est devenue tragique. Pas un moment à perdre. Chacun pense à soi, à sa solution.
Pour moi, pas d’hésitation, je ne veux pas être prisonnier. Quelque soit le risque, je sortirai. La 3e Compagnie s’est repliée et la ferme est sans défense. Il reste les brancardiers, les blessés et quelques hésitants. Dans la fumée des ombres sortent et rentrent précipitamment sous les 75 qui émiettent la façade morceaux par morceaux.
Tête baissée, cassé en deux j’ai quitté la ferme. J’enjambe quelques corps inertes, et fouetté par des souffles terrifiants, coeur oppressé, respiration par moment coupée, je me sens emporté par la catastrophe cosmique.
━ Des fusées ! des fusées allongez le tir ! la voix de Mansard.
Un mur de clôture, il est haut. Un coup de jarret puissant, un éclair, une flamme brûlante passe devant mes yeux et le choc épouvantable me rejette en arrière. Sous les craquements de l’air, à travers l’orage de fer et de pierres je suis revenu à la ferme. Une force inouïe m’a projeté dans le couloir, où des hommes aux yeux brillants m’ont relevé, je n’ai rien.
Ici, c’est la panique. Des dégonflés sont descendus dans la cave et attendent le boche avec sérénité, les autres dans le couloir restent hésitants.
━ Si les boches arrivent y a qu’à se rendre ; merde, on en a marre, s’écrie un homme engagé dans l’escalier.
Je remarque qu’il a déjà dégrafé son ceinturon.
Si les boches arrivent, ils vous foutront des grenades dans le c... et vous en ramasserez plein la gueule, et j’ajoute : Quant à moi, je sors et les coureurs, suivez-moi !
Et nous voici dans le barrage de 75, filant à une allure vertigineuse à travers la cour et le jardin. Le mur de clôture passe sous mes jambes et devant mes jeux comme un film embué, l’horrible massacre se déroule en quelques secondes.
Hors du barrage, à un carrefour, Mansard et quelques hommes regroupent les repliés ; en les rejoignant, je rattrape un camarade d’Angoulême.
━ Hé ! Normandin viens avec nous où vas-tu ?
━ Merde ! J’en ai marre de cette pagaïe. Je fous le camp
Sac au dos, l’arme à la bretelle, d’un pas tranquille, mon Normandin quitte le champ de bataille, pas comme un lâche, mais comme quelqu’un qui est franchement dégoûté de cette " pagaie ".
Genoux à terre, armes croisées nous arrêtons les autres. À notre gauche, d’autres sections se sont reformées.
━ Désalbres ! je crois que ce sont les boches qui avancent derrière la ferme. Faites tirer !


++++

Par une échancrure entre la ferme et le village, on aperçoit effectivement des fantassins qui bougent dans un champ de blé. Le Lieutenant Mansard me passe ses jumelles. Ce sont des boches. À notre gauche des feux d’infanterie crépitent et gagnent tout le plateau.
Faites tirer !
━ Sur la ligne, entre la ferme et le village... Feu
j’ai hurlé en longeant la section déployée. Sous la première salve, la ligne grise s’est terrée. Des ombres sortent une par une du champ de blé et par bonds successifs progressent vers nous, mais notre feu et nos 75 finissent par stopper leur avance. Les fantassins ennemis n’ont pu atteindre le mur de clôture de la ferme. La contre-attaque a échoué, la ferme reste entre les deux lignes et nos blessés seront sauvés.
À gauche, les nôtres se sont rués vers la position abandonnée. Nous avons la joie de voir des groupes de la 3e Compagnie rentrer dans la cour de la ferme. Décimé, l’ennemi n’a même pas tiré. La partie est gagnée pour nous.
De dépit, il déclenche un violent tir d’artillerie.
Par ici ! en colonne par un !
Nous suivons Mansard au pas de course.
Contre la butte où se dresse le village de Cugny, dans une petite anfractuosité notre groupe s’est mis à l’abri.
En descendant la pente, j’ai trouvé le cadavre de Billan recroquevillé sur le bord du chemin. Près de lui, d’autres morts de la Compagnie. Ils semblent avoir été traînés par les pieds.
Nos positions sont copieusement arrosées par l’artillerie ennemie : tir peu dense, irrégulier, décousu et sans objectifs précis. Nos yeux découvrent tout le plateau de la cote 128 que nous parcourrions ce matin. Sur les pistes, des groupes séparés de 2 ou 3 hommes trottinent, blessés et prisonniers qui rejoignent nos arrières.
Le Capitaine Payen et quelques hommes séparés de leurs unités nous ont rejoint.
La canonnade s’est tue et rapidement derrière notre Capitaine et le Lieutenant Dermain nous avons réoccupé la ferme.
La cave est devenue le P.C. du Bataillon. Elle se compose de deux compartiments séparés par l’escalier de pierre. Un compartiment est occupé par les officiers, l’autre par la liaison : les coureurs, les brancardiers et les ordonnances. Deux soupiraux permettent à la lumière du jour de passer. L’Adjudant de Bataillon Caillouet a casé tout son monde. Pour la première fois, je peux enfin déposer mon sac.
Je sors pour reconnaître la position de ma Compagnie. Celle-ci est déployée dans les herbes, en bordure du ravin, limite de notre progression. La ligne de tirailleurs s’étend de ce ravin jusqu’au mur de clôture ; même position que ce matin...
Les hommes sont exténués et démoralisés. La tragédie de ce matin les a fortement marqués et les artilleurs sont sévèrement jugés. Devant nous l’ennemi est aussi inerte. À 200 mètres on peut observer les allées et venues des soldats allemands. On a l’impression que d’un commun accord les deux adversaires observent une trêve.
À l’extrême gauche de la ligne, sur la première pente du ravin, je retrouve mon escouade. Joutel m’apprend que Thévenin et Beuzelin sont blessés ; il reste Faucher et Bénard. Le Savoyard est avec eux ; ils sont tous dans un même trou.
La Compagnie a été cruellement éprouvée. Sera-t-on bientôt relevés ? Le pourcentage de pertes est-il atteint ? Nous le saurons ce soir par les cuisines.
Le soir tombe sur la nature encore ensoleillée. Les derniers rayons de lumière se retirent en glissant entre les branches des taillis. Les murs dentelés du village de Cugny prennent des teintes rosées ; aucun oiseau ne chante. Les bois, les prés, les champs de blé, sentent la mort. Le monde végétal, muet d’horreur, subit. silencieusement la férocité de l’homme. Dans ce paysage si doux, qui a été créé par Dieu pour la paix et la vie, la mort en a fait son royaume.
Les poilus ont allumé leurs pipes à quelques dizaines de mètres de l’ennemi.
Vacher est venu nous rejoindre. Billan a été tué avec quelques camarades par un 75.


++++

Subitement un avion à ailes rouges pique vers nous, cale son moteur, glisse sur nos têtes à quelques mètres. Une rafale de balles casse du bois. L’avion repétarade et s’éloigne.
D’un trou voisin deux poilus discutent :
━ J’ te dis qu’il a crié : « Bonjour Messieurs ! »
La nuit va tout effacer et je rejoins la ferme. J’entends derrière moi le Savoyard crier
━ Portes-nous des tuyaux sur la relève !
En longeant la ligne de tirailleurs, j’aperçois près du mur de clôture un homme gesticuler. C’est le Lieutenant Mansard, touché à la jambe par une balle ; il s’écroule. Aidé par le breton Olivier, je le relève et le place dans une toile de tente. Deux hommes l’ont emporté dans ce hamac fixé aux extrémités d’un fusil.
━ Tu t’ rends compte, me dit un poilu de son trou ; il nous engueulait parce qu’on ne tirait pas sur les Fritz qui s’ bagnaudent devant nous. Alors y prend mon fling pour en descendre un et pan ! c’est lui qui s’fait descendre. Ah... ah... ah... merde, alors !
À la ferme j’avise le Capitaine Payen et c’est Vacher qui reprendra le commandement de la Compagnie.
Nuit très calme. Dans la cave on entend les hommes ronfler. Vers 4 h. Payen m’expédie à la 2e Compagnie. Ordre à Vacher de déterminer par des patrouilles le cheminement de la ligne ennemie.
Je vais être bien reçu. Je trouve Vacher avec sa section sur le bord du ravin. Il m’écoute avec calme puis explose de colère, contrairement à son habitude. Il en a marre lui aussi - comme tout le monde ━ il marche ainsi depuis le 1er Août 1914.
À la ferme, j’ai retrouvé le Sous-lieutenant D., blessé au Kemmel. Il porte une face livide. Blotti dans un coin, il me fixe d’un regard perdu sans me reconnaître. C’est un malheureux, un malade qui n’est plus maître de ses nerfs. Sa place n’est pas ici. Il n’est même pas allé reconnaître sa section. C’est Vacher qui fera son boulot.
Sont arrivés avec lui les permissionnaires d’Orry-la-Ville ; ceux que je n’ai pas voulu suivre lorsqu’ils furent dirigés dans les Flandres alors que le Régiment cantonnait près de cette gare régulatrice. Ils sont ravis. Certains ont sauvé leur peau... pour le moment.
La soupe vient d’arriver. Magadoux qui a certainement bu un coup de trop, raconte avec un rire nerveux une scène de boucherie qui s’est passée cet après-midi au Poste de Secours du Colonel. Un 105 a fauché d’un seul coup 25 prisonniers stationnés devant le P.C.
 Alors, mon vieux, c’était marrant... Y avait à côté le Lieutenant Muller qui en croche un par l’épaule et qui lui crie en pleine gueule : Tiens ! tu vois ça, c’est la boucherie à Guillaume.
Ah, merde ! c’était marrant..

26 juillet 1918. ━ Toute la nuit la pluie est tombée fine et dense.

J’ai été plusieurs fois à la Compagnie en missions de liaison. Les obus tombent au petit bonheur et les hommes se sont enterrés. Les rafales de mitrailleuses et les jets de grenades se succèdent sans interruption. Il faut maintenant se déplacer en rampant.
Dans la cave, des blessés sont descendus ; ils attendront la nuit pour évacuation. Le bombardement s’accentue, le boche s’énerve. Des obus ont failli crever notre cave. Dehors, une corvée accumule des moellons devant le soupirail. Peu à peu la cave se remplit de blessés et de mourants.
À l’entrée de la nuit, je conduis une section du Génie à la 2e Compagnie. Vacher détache une patrouille de couverture pour couvrir la préparation d’une tranchée.
Tard dans la nuit, les corvées de soupe rentrent décimées. Un homme de ma Compagnie m’apprend une terrible nouvelle : Joutel et le Savoyard viennent d’être tués par un obus ━ j’en suis bouleversé.
Joutel, ce normand trapu et souriant n’est plus. C’est le plus ancien de la section, le pilier de l’escouade, mon guide. Je le revois le jour que je prenais les lignes pour la première fois, au secteur du Godat, en 17 ; Il me reçut comme on reçoit un frère. C’était un aimable garçon, bien équilibré et sûr. Ainsi, peu à peu, tous les anciens partent : Joutel, Devillard, Turgis, Rengade, Lelièvre, Le Poles, Vilmot, Harribey, Noireau, Bréhan, Billan et la liste n’est pas close ! Picards, Parisiens, Bretons, Savoyards, Gascons, ils sont tombés souvent après plusieurs blessures. Ils répétaient avec raison :
━ C’est toujours aux mêmes à se faire tuer.
Il ne reste plus que deux hommes à mon escouade : Bénard et Faucher.

++++

27 juillet. ━ Le bombardement croît en intensité.

Les soupiraux de la cave se bouchent et se débouchent à chaque rafale. Je me rends à la Compagnie pour avoir des nouvelles sur les circonstances de la mort de mon camarade. Je ne trouve personne à l’escouade. Bénard et Faucher viennent d’être évacués pour blessure.
De l’escouade, je reste seul.
Un 130 a percuté sur un arbre et d’un coup de pichet, la mitraille a tué net Joutel et le Savoyard ; leurs corps ont été descendus dans la nuit.
La relève n’est pas encore pour ce soir et cependant le bataillon est réduit à l’état squelettique.
Toute la nuit il a plu, et les hommes sont exténués. À la cave j’ai trouvé de nombreux blessés, on ne cesse d’en amener. Parmi eux, un Tarbais connu pour ses talents de chanteur. Son bras déchiqueté lui arrache des cris rauques. Nous l’écoutions souvent Chanter " L’ou bet céou de Paou ". Sa voix maintenant se traîne dans la douleur de la chair meurtrie.
Dehors une pluie fine, brumeuse, ne cesse de tomber.

28 juillet. ━ Relève pour ce soir.

Je porte la bonne nouvelle à la Compagnie. Les yeux des hommes se rallument. Cependant, l’Adjudant Caillouet ne croit pas à la relève de la D.I., le pourcentage de pertes ne serait pas atteint : il faudrait atteindre 75 %.
À notre gauche, le 23e attaque et progresse au Nord-Ouest d’Oulchy.
À minuit le 42e nous relève. Caillouet avait raison. La D.I. reste toujours sur la brèche. Ce Régiment attaquera au lever du jour.
J’ai fait sortir mes coureurs dans la cour de la ferme. La nuit est très noire et la terre humide dégage une vapeur lourde.
Les gars du 42e sont arrivés à l’heure et ordre pour nous de rejoindre individuellement Montchevillon.
━ Allez ! caltez ! et en vitesse.
Je me joins, à Lagarde, caporal de ma classe, détaché au Bataillon par la C.M. 1.
Sur un terrain glissant, le plateau des Justices est traversé en quelques minutes.
Derrière moi, un type alourdi par sa charge et la fatigue trébuche constamment. Ce malheureux a perdu le sens de l’équilibre. À chaque chute il s’énerve et invective bruyamment les cieux. Je le rappelle au silence.
Au bois triangulaire nous longeons la crête d’où nous partîmes pour l’assaut. Des cadavres de 4 jours, complètement décomposés exhalent une odeur puante qui serre la gorge. Des chevaux, pattes de côté, sont boursouflés par les gaz. Près des 75, les artilleurs fatigués dorment près de leurs pièces.
Au ravin de l’Ourcq, on retrouve l’agitation nocturne de l’arrière : artillerie, ambulances, ravitaillements, sont en mouvement. À la gare de Brény c’est un encombrement prodigieux ; nous les fantassins, nous glissons à travers les méandres de l’embouteillage. Après une pause de quelques minutes nous arrivons à 8 h. du matin au Montchevillon.

++++

29 juillet. ━ J’ai retrouvé les débris de ma section sur le versant de la côte qui domine la route de Rozet à Brény.

Les sergents Vacher, Stévenard, Meyer regroupent leurs hommes dispersés et mêlés à d’autres unités.
En quelques minutes, un camp africain s’est dressé sur ce dôme verdoyant, fraîchement meurtri par les derniers combats.
Muet, le regard vide, le Lieutenant D. assiste au regroupement de la section.
Près de nous, des 155 gueule fumante, poussent des rugissements déchirants ; c’est la préparation de l’attaque du 42e. Comme des météores, les obus s’élancent dans l’espace, passent au-dessus de nos têtes.
La Compagnie squelettique s’est rassemblée pour l’appel.
Au tour de la 14e escouade je réponds :
Caporal Désalbres : Présent !
Beuzelin : Blessé !
Thévenin : Blessé !
Joutel : Mort !
Faucher : Blessé !
Bénard : Blessé !
Aux cuisines, j’ai rencontré Bénard. Il est blessé au talon d’un petit éclat d’obus. Je l’engage à se faire évacuer, mais il désire rester avec moi, trouvant sa blessure insignifiante. Je le conduis chez le Major Olivier qui lui fait sa fiche. Le dernier homme de mon escouade est parti.
Dans l’après-midi, nettoyage général ; on astique les armes et nous quittons cet endroit insalubre où les gueules des canons crachent sans arrêt leurs flammes soufrées par-dessus nos têtes.
Au bas de la côte, les poilus fument leurs pipes, ventre au soleil. Des marais d’où émergent de légers champignons noirs de fumées, une fraîcheur bienfaisante monte jusqu’à nous. Sur la route, des ambulances passent chargées de blessés. Il parait que le 42e a progressé de 2 km. et nous éprouvons un véritable soulagement à sentir la bataille s’éloigner. L’artillerie vient d’atteler et nous quitte pour suivre l’infanterie.
30 juillet. ━ La nuit a été calme, même très calme.
Est-ce parce que J’ai dormi profondément jusqu’à 10 h. du matin ?
Toilette dans les eaux du marais.
Après vives discussions sur le sort qui nous est réservé dans les jours à venir, Virton estime que la D I. est trop amochée pour continuer l’offensive. Chacun s’accroche à un espoir, la relève. Tous les arguments pour cette éventualité sont fondés ━ il y a 50 hommes valides à la Compagnie. Mais voici Vacher avec son sourire narquois. Il s’approche et s’écrie
━ Allez ! faites les sacs ! Préparez-vous ! on va partir !
━ Partir, Où ?
━ On va entre Armentières et Cugny, c’est tout ce que je sais.
Nous nous rapprochons donc du feu. La guerre continue. Le canon tonne à quelques kilomètres. Les rescapés d’hier, l’âme inquiète, le coeur serré, muets, chargent encore leur croix pour le chemin qui les attend.
En bas, sur la route, les officiers attendent la troupe.
La colonne lourde s’est formée en silence et la houle des sacs que surplombent les tètes casquées a repris le chant feutré des courroies de cuir.
Au passage à niveau de Breny, encombrement : la route a été balayée mais reste défoncée, ravinée.
Par le ravin qui longe la côte 128, la colonne progresse par deux, je colle derrière le Capitaine Payen avec ma liaison.
Après le bois triangulaire, le ravin se rétrécit. Une fraîcheur agréable assainit un peu les esprits. Le bataillon s’installe aux flancs du ravin. On ne sait rien et sur l’herbe les conversations vont leur train. En fumant leur pipe les hommes crachent leur salive avec fureur ━ indice d’énervement.
Voici que vers notre groupe un officier en tailleur kaki s’avance. C’est un Colonel de haute taille. Nous le reconnaissons. Le Colonel Bablon, commandant l’Infanterie Divisionnaire. Il demande deux hommes de la 3e Compagnie dont il donne les noms. Des sous-officiers s’affairent et des appels courent le long du ravin. Deux hommes dont un caporal, s’approchent et saluent. Sans cérémonie, simplement, le Colonel s’avance. Il agrafe à la veste du caporal la médaille militaire et au second la croix de guerre avec palme. Après l’accolade, il leur serre la main et leur dit :
━ Vous avez été très braves. Je vous félicite, mais vous avez fait trop de prisonniers. La prochaine fois il faudra en faire moins.

++++

La scène s’est déroulée sous les yeux ébahis d’un Bataillon au repos. Tous les hommes se sont levés, au garde-à-vous. Le chef a salué la troupe, les hommes ont salué le chef.
━ Ben, mon pote, s’écrie un spectateur après le départ du Colonel, t’as compris ? On va remettre ça et jusqu’à la crève ! T’entends ? Jusqu’à la crè-è-è... ve !
À la fin de la journée je conduis une corvée de soupe à Armentières-sur-Ourcq ━ le village est à 2 km., complètement détruit. Le cabot d’ordinaire est irréductible, il refuse les rations des blessés et des morts.
Beau charivari.
Au retour nous passons près d’une gigantesque plate-forme de fer, il s’agit, parait-il, d’une ancienne Bertha qui tirait sur Paris. On nous a donné des rations supplémentaires. Mauvais signe.
Nous avons trouvé le Bataillon sur le qui-vive. L’ordre est arrivé de rejoindre les lignes. Nous devons attaquer demain matin.
Physiquement je suis à bout de nerfs ; s’ils lâchent, je m’effondre. L’esprit souffle sur une machine épuisée.
Nous allons donc partir de nouveau à travers mitraille, obus gaz. Nous allons voir encore les copains mourir, souffrir la vue des morts hideux et des chairs meurtries, entendre le râle des mourants sous le souffle abrutissant des explosions. Baver de soif et de fièvre et attendre la mort dans l’angoisse et la peur.
À la file indienne, le bataillon est parti.
On a chargé encore une fois son sac, ses cartouches, son fusil, ses grenades, ses vivres et le masque ━ cet horrible masque qui vous étouffe et aveugle.
La campagne est encore belle, les prairies épaisses, les ravins frais, les bois feuillus sont même giboyeux. À travers deux rangées de peupliers le bataillon avance maintenant dans l’ombre. La clarté des étoiles blanchit la route qui serpente dans un ravin. Odeur de gaz, les muqueuses du nez sont légèrement irritées. Nous sommes près des lignes et tout est calme.
Notre guide a fait un signe, c’est là-haut sur la crête. On escalade et à mi-côte la Compagnie s’engouffre dans une carrière.
━ Désalbres ! allez repérer quelques grottes pour caser si possible les deux Compagnies qui suivent !
À l’ordre du Lieutenant Dermain, je pose mon sac et fonce dans les taillis. Je déniche deux carrières et j’accroche les deux Compagnies qui montent dans un bruit de branches cassées. Des bougies s’allument et les hommes s’installent en silence jusqu’à l’heure H.
À la carrière du bataillon, l’Adjudant Caillouet m’apprend que l’attaque doit progresser sur un tapis de billard de 4 km. Le boche, à l’autre bout, occupe fortement une crête près du village de Cramaille.
Nous sommes, parait-il, près de Fère-en-Tardenois. J’apporte de suite ces tuyaux à ma compagnie qui occupe la carrière voisine.
Vacher, Virton, Beaubeault, Meyer, Stevenard forment les cadres de la Compagnie. Ce sont tous des Sous-officiers, mais un nouveau Capitaine est venu remplacer Mansard. Quant au Sous-lieutenant D., c’est une loque qui suit le mouvement comme un automate.
Le Sergent Meyer est allé reconnaître le plateau.
Qui allons-nous relever ? Nous n’avons vu personne.
Çà et là des obus tombent au petit bonheur. La crête où sont, égrenées les 1re et 3e Compagnies est particulièrement visée.
Meyer est revenu avec sa patrouille, il n’a rencontré que quelques cadavres de Français.
Le jour va poindre lorsque subitement notre artillerie déclenche un feu extrêmement puissant. Par milliers, les obus de tous calibres trouent l’air avec des sifflements rageurs ; rochers, carrières, terre, tout vibre et semble crouler. L’ ennemi répond énergiquement ; ses obus rasent la crête et vont exploser au fond du ravin. À l’entrée de la carrière on distingue des chutes d’obus à gaz, semblable à des pots de fleurs qui tombent dans la rue.
Ordre de s’équiper. La carrière s’anime à la lueur des bougies. Les soldats chargent leurs épaules


++++

Il est à peine 4 h. 30 du matin et en ce 1er Août 1918, les hommes du 1er Bataillon, masque à la figure, sont partis pour l’assaut.
Ils sont partis lourdement chargés en grimpant nerveusement la crête qui domine le ravin. Des flammes rouges, éclairs fulgurants, les environnent.
Des cris percent l’air, des corps culbutent et roulent. Des fusées s’élèvent dans les dernières ténèbres qui fuient comme terrifiées.
En avant ! en avant ! Mon visage moite gonfle et écrase sur un rythme accéléré le masque qui m’étouffe.
La crête que nous atteignons est balayée par les obus.
Pas gymnastique !
À perte de vue, la plaine. D’un coup de poing je fais sauter mon masque et l’air frais, piquant, aère le visage. L’allure est précipitée.
Le jour a chassé l’ombre et une lueur blanche découvre un tableau impressionnant. Le sol est parsemé de morts. Des hommes courent comme des fous vers un horizon lointain. À ma droite une section de la C.M. 1 avance en groupe. Je distingue Jaffrézic parmi eux. Un obus souffle toute la grappe. Des corps tournoient et cependant, sortant de la fumée, des hommes poursuivent la course fantastique.
La zone des obus est passée, on ralentit la progression qui s’effectue vers d’immenses champs de blé.
Pas traces d’ennemi.
━ Attention ! les mitrailleuses !
Hautes et hargneuses, les balles en nappes serrées passent sur nos têtes ; la plaine nous obsède.
Avec l’avance, les petits moulins infernaux se font plus pressants.
Là-bas, dans les blés, l’ennemi est devant nous.
Peu à peu la ligne d’assaut s’est disloquée, des morceaux disparaissent puis se redressent. Des corps immobiles, des blessés tordus tachent la plaine verte. Un à un les soldats de France tombent sur le sol de leur Patrie. Groupés autour du Capitaine Payen, nous faisons une pause derrière une pile d’obus.
À droite, des sauvages, têtes penchées, avancent toujours sous le vent d’acier, et devant nous la première vague a disparu, fondue dans les blés.
━ En avant !
Nous sommes dans la tempête. Les rafales poussées par d’autres rafales balaient la plaine dans un bruit d’essaims furieux. Par moment l’air vibre et siffle comme la vapeur d’une locomotive, tandis que des centaines de coups de fouets claquent à nos oreilles.
Par gestes, Payen nous a déployés. Cassé en deux, mon fusil en avant, j’avance dans les blés, aspiré par le vide. J’ai l’impression que la tempête m’oppresse. Sur nous c’est le crissement d’un nuage de cigales géantes, soutenu par des claquements de l’air.
En avant : le néant.
Un homme culbute et s’effondre, deux puis trois tombent en boule. Quelques malheureux blessés se relèvent et veulent fuir, ils tombent... L’instinct de conservation m’arrête devant l’abîme. L’ennemi invisible est là, tout près. Je fais un signe... à gauche une bosse de terre. Le Capitaine Payen et le Lieutenant Dermain nous rejoignent.
━ Vite ! creusez une tranchée !
Fébrilement les bêches se mettent à l’ouvrage et du sommet du tertre les deux officiers, jumelles en mains, cherchent à comprendre la situation.
À 50 m. devant nous une route borde un champ de blés. À la lisière de ce champ l’ennemi braque sur nous ses mitraillettes et leurs rafales abattent les blessés qui tentent de se replier.
Visibilité mauvaise. Derrière ce champ de blés, à 150 mètres environ un petit bois de sapins émerge de la fumée, il masque une sucrerie : un de nos objectifs. Plus à gauche, on distingue des maisons : le village de Cramaille.


++++

Cependant, le champ de bataille intrigue les deux officiers. À la jumelle on distingue des va-et-vient non identifiés.
Le bois de sapin semble être dépassé par la première vague.
Près de la sucrerie on croit identifier du bleu horizon.
Plus vers la gauche, d’autres capotes bleues semblent avancer vers le village. Devant elles des groupes s’agitent et vont à leur rencontre ; ceci sans un seul coup de feu.
Cependant à gauche de notre monticule, fuyant vers nos arrières, passent des colonnes de prisonniers.
Seraient-ce les nôtres qui, devant nous, font des prisonniers ? Ou est-ce l’inverse ?
Tout à coup, à quelques dizaines de mètres sur notre main droite une nuée de soldats gris vient de surgir du champ de blés.
━ Les boches ! les boches !
Un fusil-mitrailleur est de suite braqué et nous sortons tous baïonnettes hautes. Les soldats allemands sont sans armes et courent vers nous les bras levés. Parmi eux nous reconnaissons un Sergent de la C.M. 1, revolver au poing.
Je fais signe aux prisonniers de filer vers l’arrière et deux coureurs se joignent à eux. Ils sont une cinquantaine. C’étaient eux qui nous mitraillaient il y a quelques instants.
Le Sergent de la C.M. 1 cherchait à regrouper ses hommes, quand un boche tapi dans les blés déchargea son revolver ; le sergent allait abattre son agresseur lorsque toute une section surgit, bras en l’air, criant " Kamerad ".
Si l’ennemi s’est rendu spontanément en ce lieu c’est qu’il s’est vu débordé et tourné. À la faveur des blés, des éléments de première vague ont dû progresser dans les lignes adverses, créant des poches dans ses défenses. Ce sont donc bien des nôtres qui sont à gauche et à droite du bois de supins, qui lui, reste toujours occupé par l’ennemi.
Des mitrailleurs de la C.M. 1 sortent de terre et vont occuper les trous abandonnés par les prisonniers.
Je reconnais Jaffrézie, et lui fais un signe amical.
La trêve forcée est terminée ━ pendant tout ce manège l’ennemi a cessé son tir, mais les prisonniers sont maintenant loin et le boche du petit bois nous prend de nouveau pour cible.
Revenus rapidement derrière notre butte, nous ne pouvons plus risquer un regard sur la plaine.
Quiconque s’y aventure est impitoyablement harcelé par une vingtaine de mitraillettes.
Le soleil s’avance au zénith et peu à peu la lourde chaleur gagne toute la plaine. Devant l’enchevêtrement des lignes, l’artillerie ne tire plus, seules les mitrailleuses aboient furieusement.
Il fait très chaud ; les champs de blés sont engourdis comme les eaux d’un étang boueux. Les hommes à plat ventre, plongent leur casque dans les hautes herbes, cherchant l’ombre. Comme horizon,le petit bois de sapins dont les formes tronçoniques lancent leur pointe effilée vers le ciel.
Les hommes sont nerveux. Le sentiment de l’échec, la fatigue écrasante, la soif les exaspèrent.
Tous les obus sont pour les arrières. Le ravin d’où nous partîmes ce matin en prend un sacré coup.
Le Capitaine Payen discute ferme avec le Lieutenant Dermain sur les positions probables des Compagnies ou de ce qu’il peut en rester.
On pense que la 2e est sur notre gauche et la 1re à droite ou au-delà du petit bois.
━ On peut toujours essayer d’y envoyer quelqu’un, suggère Dermain.
━ C’est bien risquer... enfin, voyez !
De son doigt, le lieutenant me désigne la position d’une route qui doit être à 200 mètres sur notre gauche. La 2e Compagnie doit être à cheval sur son axe.
Je m’élance dans la direction et de suite c’est un crépitement rapide de coups de fouets. L’air explose à mes oreilles. Sous mes pieds, la terre saute en petits geysers diaboliques. Mes jambes s’allongent, formidables, élastiques. La route... un trou... j’écrase le Capitaine de la 2e Compagnie. Virton occupe le même trou. Ici on ignore la position des sections, toutes disséminées dans les blés. Vacher est venu rendre compte de la situation qui est bien précaire. Aucune information sur l’état des pertes.
Le Capitaine de la 2e Compagnie me remet un papier pour le Capitaine Payen. D’ici on ne peut rien voir, chaque homme est emmuré dans les blés. En penchant la tête, la route ouvre une perspective jusqu’aux premières maisons de Cramaille ━ quelques cadavres...


++++

Je quitte le Capitaine et le Caporal-fourrier Virton.
En sortant une voix suppliante m’appelle. D’un trou d’obus le Sergent Stevenard fait un signe. Il a le visage livide et lève sa jambe fracassée par une balle. Il me supplie de lui envoyer deux brancardiers.
Je l’engage à patienter jusqu’à la nuit pendant le jour rien à faire pour les blessés.
Je reviens sous des gerbes massives de balles et encore une fois je passe à travers. Un vague sentiment d’invulnérabilité me gagne.
Il est midi passé. Une chaleur malsaine fétide, roule sur les blés cuits. Une lourde torpeur nous plonge dans un abrutissement profond. L’acier du casque est sur nos têtes et la main ne peut supporter son contact. Nous attendons... Quoi ?... Allons-nous repartir vers une nouvelle folie ? Allons-nous finir ici, comme ces malheureux qui noircissent à vue d’oeil à quelques pas de nous ?
Nous sommes coupés de l’arrière et parfois une mitraillette crépite fauchant un malheureux blessé.
Là-bas, derrière nous, un petit point vient d’apparaître à l’horizon.
C’est certainement un agent de liaison envoyé par le colonel. Tout le feu de l’ennemi converge sur ce malheureux. Il avance en zigzag par bonds.
Anxieux, nous suivons sa progression et par moments on peut distinguer des flocons de poussière qui s’élèvent près de lui. Va-t-il parvenir jusqu’à nous ?
Le voici à, quelques centaines de mètres et le crépitement s’amplifie, furieux. L’homme hésite, il cherche l’angle mort et fait un bond, disparaît, rebondi. Il avance en rampant.
Nous suivons, coeurs palpitants ce drame. La mort ne veut pas de lui et cependant la monstrueuse bête ne veut pas lâcher prise. Je reconnais mon camarade Marot, arrivé comme moi du 107, c’est un Bordelais.
Nous lui faisons signe. Il nous a reconnu, appuie à gauche dans l’angle mort que lui offre notre bosse de terre. Il n’est plus qu’à quelques dizaines de mètres. Un dernier bond et c’est une arrivée formidable sous une clameur de joie.
Marot est complètement vidé, il a parcouru ainsi 3 km. 500. Figure moite, lèvres sèches, il reste étendu en murmurant :
━ Mon vieux alors... mon vieux alors...
Vers 5 heures du soir des explosions formidables ébranlent les arrières ennemies. À chaque fois, l’air vibre et langue sous le choc des ondes. D’énormes champignons de fumées noires s’élèvent lentement derrière la ligne boisée qui barre l’horizon.
Le capitaine Payen est affirmatif, les boches font sauter leurs dépôts.
━ J’ crois qu’ils vont se débiner, affirme un poilu, c’est comme dans l’Oise, j’ connais l’ truc.
La journée s’achève dans un grand silence. Les dernières lueurs roses descendent d’un gros nuage.
Là-bas, derrière nous, une ombre furtive s’avance avec prudence et rejoint le champ de blés où se trouve blottie la 2e Compagnie. C’est D.... notre chef de section.
Les deux officiers ont détourné la tête pour ne pas le voir.
La nuit est venue. L’ennemi déclenche un violent tir de barrage sur notre arrière. Le ciel d’un bleu profond laisse présager une nuit chaude. La soif sèche les bouches et nos bidons sont, vides.
━ Cabot ! j’ai la gueule sèche, je vais faire les machabs !
Comme un ver, Lamour glisse et disparaît dans les herbes. Après quelques minutes d’absence, il ramène 4 bidons mouillés et visqueux, puant le cadavre. Nous buvons avec délice.
Rafales. Cependant vers minuit, l’ennemi crible de balles toute la plaine. Cet accès de rage est suivi d’émission de nombreuses fusées. Pendant quelques instants, la plaine s’argente et brille.
Près de moi, roulés sous les toiles de tente deux hommes discutent :
━ Eh ! dis donc, vieux ! y parait qu’on a réussi l’attaque !
━ Raconte pas des c... J’ te dis qu’on a réussi l’attaque, c’est le piston qui l’a dis au lieutenant Dermain. Y dit que la 1re Compagnie est entrée dans la sucrerie et que les deux premières lignes ont été enlevées.
━ Et le bois de sapins, répond une autre voix, qu’est-ce que t’en fous ?
━ T’as raison... on verra ça demain matin, moi J’en écrase.
Un silence absolu a succédé à la crise nerveuse de l’ennemi.
Le ciel étincelle d’étoiles et la lune en léger croissant verse une douce clarté sur la plaine sombre, c’est une clarté de veilleuse qui a quelque chose de funèbre.


++++

2 août 1918. ━ La première lueur du jour n’a pas encore teinté l’horizon, la plaine est toujours endormie.

Rien ne bouge et, pas un bruit, pas même le léger bruit de l’oiseau de nuit. L’air est sec. À la clarté des étoiles on distingue les formes ovoïdes des morts. Près de moi, les hommes dorment écrasés, anéantis par leurs misères. Contre le talus, allongé comme un sphinx, la sentinelle roulée dans sa toile scrute la lisière du petit bois.
Un léger voile diaphane et discret s’étend sur la crête boisée qui domine Cramaille. Le bois de sapins émerge lentement de l’ombre et les blés prennent progressivement une teinte cuivre rosée.
Mais qu’est-ce donc ? Suis-je bien éveillé ? Là, dans ce champ, c’est bien un gars de chez nous ! Un soldat casqué qui s’agite presque à l’angle du bois de sapins !
Il est fou ! Il va se faire massacrer !
Mais en voici d’autres qui se lèvent et courent en tous sens. C’est le réveil des morts ! C’est inouï ! C’est inimaginable !
Je me précipite vers eux. Ils crient et l’un d’eux comme ivre nous arrive :
━ Ils sont partis ! Y a plus de boches ! Tous debout ! C’est vrai ! Je vous le dis, y a plus de boches !!!
Cette nouvelle incroyable soulève le champ de bataille et c’est un spectacle invraisemblable, une scène extraordinaire de folie.
Comme dans un tableau de la Résurrection, des hommes sortent de terre. Ils vont en désordre, dans toutes les directions, sans but, sans raison. Les uns tournent en rond avec des rires nerveux, d’autres sautent sur place en hurlant, d’autres encore se jettent les uns contre les autres en assauts furieux. Un grand gaillard passe près de moi les mains en cornet, hurlant comme un fauve. Un autre en courant me lance un violent coup de pied. Pris par cette folie collective, cette joie nerveuse qui secoue nos pauvres têtes, je pars droit devant moi, je file et je sens que c’est nécessaire pour mon équilibre, pour le calme de mes nerfs. Ces 12 jours de combats ininterrompus qui se liquident d’un seul coup. C’est l’état du naufragé qui atteint la berge. La joie du miracle de la Résurrection.
Il n’y a plus de boches, plus de mitrailleuses, on peut vivre à cette minute alors qu’on mourait il y a quelques instants Nous sommes bien toujours à Cramaille, face au bois de sapins, parmi les morts.
Mais nous, nous sommes bien vivants, vivants de chair et d’os.
À l’angle du bois, ma section est dispersée dans un champ de blés. Les hommes sont sortis de leurs trous individuels. On serre les mains des camarades survivants : Beaubauld, Vacher, Meyer pour parler des sous-officiers.
Assis sur le bord d’un trou, un homme somnole, tète penchée sur l’épaule.
━ Hé ! Poulain... tu rêves !
━ Poulain ! il est mort, me répond un poilu.
La tête légèrement inclinée sur l’épaule gauche, le malheureux reste figé comme un marbre. Dans la nuit il s’est assis et la dernière rafale l’a tué, il n’a pas bougé, ni poussé un cri, il était près de minuit.
Gallais lui aussi est parmi les morts. Gallais, classe 12, toute la guerre depuis 14. C’est ce Charentais qui écrivait tous les jours à sa fiancée.
La section est réduite à 10 hommes, elle en comptait 37.
La première Compagnie est pratiquement anéantie, 12 hommes répondent à l’appel. Ils étaient 122 le 18 juillet.

++++

Une magnifique journée d’été dore la plaine ensoleillée. Une lumière violente descend du ciel embrasant la plaine jusqu’aux lignes de collines vertes qui barrent l’horizon, derrière le bois de sapins. Un grand silence couvre le champ de bataille où les morts aux visages noircis jalonnent la marche du Bataillon. Dans des poses émouvantes, ils sont face à l’ennemi, les armes à la main.
À l’angle gauche du bois de sapins un soldat du 2e Bataillon est figé genoux droit à terre, tête légèrement penchée sur un tronc raide, sa main droite tient son fusil vertical crosse à terre et sa main gauche reste crispée sur des tiges de blés, saisies au dernier réflexe de sa vie.
En rangs serrés, les morts bornent leur conquête autour du bois de sapins. Ici une face levée vers le ciel braque des yeux de verre humide, là une tête enfoncée, à demi enterrée. Tourné vers l’arrière un blessé au bras, abattu pendant son repli.
Vers Cramaille le spectacle est bouleversant. Ici, les morts sont entassés, par paquets séparés. Le Régiment de réserve qui attaquait cette position a fondu en quelques minutes devant le village. Comme les troupes inexpérimentées, les hommes ont attaqué par petits groupes.
Derrière le bois de sapins, à l’extrême limite de l’avance, la 1re Compagnie a été frappée par la mort, dans une prairie fleurie.
Devant la ligne des morts, à quelques mètres, les cadavres gigantesques de l’adjudant Longieras et du sergent Brame.
Devant ces deux magnifiques soldats de 14, quelques survivants de cette Compagnie sont venus se recueillir. Près de moi un soldat explique le drame :
━ Nous considérions Longieras et Brame comme des hommes invulnérables. Nous les suivîmes tant qu’ils avancèrent. Quand ils tombèrent nous fûmes frappés de stupeur et démoralisés.
Sur le chemin du retour, dans les blés, un blessé allemand étendu sur le dos. Il me montre son ventre ; à l’aine gauche une plaie purulente où grouille de la vermine. Du P. C. de la Compagnie j’expédie deux brancardiers pour ramener ce malheureux.
Dans l’après-midi une lourde chaleur achève la décomposition des corps et une pénétrante odeur de pourri envahit la plaine.
On signale que Clemenceau est passé en voiture sur la route de Cramaille.
Il aura vu comment savent mourir les soldats de France.
Toute l’après-midi la cavalerie passe au galop. Elle se lance à la poursuite de l’ennemi en replie sur la Vesles.
L’artillerie de campagne nous a dépassé et la lourde se met en batterie sur la crête.
Avant la nuit les unités ont été regroupées. Silencieusement les restes du Régiment font une avance symbolique de 500 mètres vers l’ennemi, puis le 23e R. I. en lignes d’escouades nous dépasse rapidement, la relève est terminée.
Retour aux mêmes emplacements.
Un obus de 130 a salué ce mouvement. La pièce qui l’a tiré est bien à 10 kilomètres d’ici.
Nous montons les tentes autour du bois de sapins au milieu des morts, demain le Régiment les enterrera.
J’ai passé une nuit, anéanti par un lourd sommeil jusqu’au lendemain plein jour.

3 août 1918. ━ Ordre d’occuper le village de Cramaille.

Dans les décombres les hommes se blottissent sous des pans de toitures. Ma section occupe une maison relativement épargnée. L’intérieur par contre a été totalement pillé, meubles éventrés, tiroirs dispersés, vaisselle brisée. Dans une chambre je partage un matelas crevé avec Vacher, Beaubault et Meyer.
Dehors, les corvées ramassent les morts. Elles les identifient et les enterrent dans un cimetière créé à l’entrée du village. Je suis dispensé de cette pénible corvée et je m’en réjouis. Porter des camarades décomposés ou déchiquetés dans des toiles de tente, ce n’est pas un métier.
Aujourd’hui 4 août, le maire du village est arrivé. La maison que nous occupons est la sienne. Nous lui faisons une place parmi nous et le brave homme s’excuse de venir nous déranger. Il va tenter de rapatrier ses administrés.
Je luis signale l’existence du cadavre d’une vielle femme sur le talus de la sortie nord du village. Il est allé reconnaître. Cette pauvre femme n’a pas voulu partir lors de l’avance des allemands, elle est restée avec une fillette de 10 ans. L’enfant a disparu.

++++

Jusqu’au 12 août, le Régiment enterre ses morts et récupère les épaves de la bataille. Le commandant Bréville, retour de permission, nous a rejoint.
Le 23e et le 42e sont redescendus du secteur de la Vesle où l’ennemi s’est puissamment retranché et le 12 août toute la D. I. est emportée par de longues colonnes de camions.
Nous quittons définitivement cette région où nous avons combattu sans trêves durant 14 jours. Nous y laissons beaucoup de nous-mêmes par tous nos camarades tombés sur ce dur calvaire qui va de Faverolles à Cramaille.
C’est au nord de Meaux, dans de nombreuses fermes, que les camions nous ont déposé. On réorganise le Régiment renforcé par des hommes qu’on a récupéré sur la masse des ouvriers des usines du pays.
C’est l’armée Clemenceau, selon l’expression de la presse. Ce sont des hommes peu instruits manquant de formation militaire.
Rogerie blessé à Locre est de retour à la Compagnie. Il est affecté à mon escouade. C’est un d’avant 14.
Bien que de la classe 17, je suis actuellement un des plus anciens de la section.
Le repos complet a duré 15 jours. Quinze jours de véritable délassement. Le Régiment a organisé des fêtes, des journées sportives et du théâtre. On s’est efforcé de nous distraire et d’éloigner le souvenir des jours passés. Cependant la lassitude ne m’a pas abandonné et je me sens gagné par une grande fatigue morale. J’appréhende les combats qui nous attendent et je n’ai jamais ressenti quelque chose d’analogue.
Le 20 août, les camions nous enlèvent et nous débarquent entre Compiègne et Soissons.
Le Bataillon cantonne à Laversine. Sur le plateau, des débris d’armes, de caisses à munitions, de paquets de pansements, de dossiers de Compagnies marquent l’âpreté d’une bataille récente.
Il s’agit d’un régiment de tirailleurs algériens qui a dû essuyer d’effroyables pertes.
Le 25, nous sommes près de Soissons. Nous allons vers une nouvelle offensive. Secteur du Moulin de Laffaux. Région célèbre qui a eu maintes fois les honneurs du communiqué.
On doit déloger le boche de puissantes carrières et tenter de rompre le front.
Le 27, nous nous arrêtons à Nouvions, à 3 km. au nord-ouest de Soissons. Le front est à quelques kilomètres.
Ma section occupe une carrière sous un mamelon boisé. On distingue d’ici la capitale du Soissonnais d’où s’élèvent des fumées noires.
On nous signale la présence de centaines de tanks à Osly, village voisin.
Avec Coutant, du 2e Bataillon, je rejoins la route, pour voir défiler ces engins de fer. Ils défilent avec un bruit de ferraille et de moteur. Impression de force et de puissance.


++++

29 août 1918. ━ Le 23e et le 42e sont déjà engagés dans la bataille.

Notre tour approche. On raconte que les combats sont violents, que l’ennemi solidement fortifié dans les grottes ne cède le terrain que pied à pied. C’est une Division de Cuirassiers blancs de la Garde qui barre la route à l’offensive.
Étendu sur l’herbe à quelques mètres de l’entrée de la carrière qui abrite la section, je cherche à oublier.
Oui, oublier. Oublier, afin de profiter de la vie, de ce répit qu’on nous laisse et qui permet à mon esprit angoissé de se détendre encore, peut-être pour la dernière fois.
J’ai cinq hommes à mon escouade, à part Rogerie, le seul ancien, ce sont tous des nouveaux qui n’ont jamais combattu. Que valent-ils ? Que feront-ils demain dans cette boucherie qui les attend ? Les malheureux !
Nous, les anciens, nous allons " remettre ça ". Cheminer de nuit et de jour dans des ravins lugubres qui sentent la poudre et la mort, traîner nos pauvres carcasses sur des plateaux où tomberont comme épis mûrs des hommes de 20 ans. Courir à l’attaque baïonnettes hautes, et face contre terre, gémir, pour rester figés dans le noir de la mort.
Oui, cette fois-ci j’en ai marre. Marre de voir mourir, marre de souffrir, marre de ne pas crever. Et pourtant, j’en suis certain, je ferai encore mon devoir, mais Dieu ! que c’est dur !
Désalbres ! viens par ici !
L’adjudant de Bataillon Caillouet, assis contre un arbre, vient de recevoir le courrier, il tient un papier à la main.
━ Tiens ! veinard ! lis !
« Le caporal Désalbres, numéro matricule 10.477 de la 2e Compagnie, devra rejoindre ce soir l’École Militaire de Saint-Cyr pour y suivre les cours d’élève aspirant. Il emportera son équipement militaire au complet. »
J’ai relu deux fois le papier. J’ai bien compris. Je pars ce soir pour 6 mois. Autrement dit, la guerre est finie pour moi.
Mais c’est incroyable ! Et c’est de suite que je dois partir ! Oui, de suite ! C’est à en perdre la tête ! Dans la carrière où la section est groupée, je crie, je hurle la nouvelle. Ma joie, ma chance insolente produisent des remous divers. Je serre des mains. Vacher me félicite. Meyer me traite de « planqué ».
Le sous-lieutenant D... me jette un regard amer. Des mains se tendent affectueuses. Mes camarades.
Chez eux, chez les anciens, une véritable peine.
Au revoir à tous ! Au revoir, mon vieux Régiment ! Au jour de la victoire !
Sur la route blanche, trois caporaux marchent allègrement. Ils vont prendre le train à Crépy-en-Valois. Ce sont trois bacheliers, de la même classe, trois jeunes Français nourris de la doctrine Maurrassienne. Ils vont vers la même destination : l’École de Saint-Cyr.
Ce sont :
━ Henri LAVALADE, caporal au 3e Bataillon du 128e R. I. ;
━ Henri LAGARDE, caporal au 2e Bataillon du 128e R. I. ;
━ Louis DÉSALBRES, caporal au 1er Bataillon du 128e R. I.

Pour eux, pour ces trois poilus, la guerre était finie.

Dépôt légal N0. 3
4 e trimestre 1958.
DAX, IMPRIMERIE DUMOLIA

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