L’année 1916

  • 9 septembre 2019

L’année 1916

Mon carnet de route

1916

Le 8 janvier 1916, je quittais La Réole, affecté au 107e Régiment d’Infanterie, Caserne Xaintraille, à Angoulême. Après cinq mois de caserne et deux mois au camp de Roumazières, un premier détachement de volontaires est constitué pour le front.
La bataille de Verdun est terminée ; elle a saigné profondément l’Armée Française et la classe 17 après la classe 16 qui nous a précédé, amène de nouveaux renforts.

28 juillet 1916. ━ Jour du départ.

Nous sommes consignés. Devant la caserne, des sentinelles baïonnettes aux canons gardent les issues. Après les douches, le commandant du dépôt nous passe en revue ; quelques mots enflammés nous raidissent sous les armes, et à 6 heures du soir, le renfort équipé à neuf, franchit les grilles au pas cadencé.
Minutes émouvantes. La population nous salue de ses acclamations. Les clairons en tête ouvrent le défilé.
la classe 17 après la classe 16 qui nous a précédé, amène de nouveaux renforts.À 7 h. 1/4, un train, partiellement occupé par des camarades de Bordeaux, nous enlève.
Le courage est dans nos cœurs.
À Poitiers, les renforts du 114e R. I. et 108e R. I. se joignent à nous. Malgré l’heure avancée, la population est présente pour saluer les jeunes poilus. Distribution de thé et de café chaud. Sous les voûtes vitrées, les clairons sonnent « Aux Champs » sous une tempête d’acclamations.
Je suis dans un compartiment avec Delignac, Galet, Chomard, Donadieu et Disdé : Girondins et Charentais.
1 h. 1/2 du matin, à Tours, mêmes scènes.
Des camarades du 106e R. I. et du 6e R. G. montent, et à Orléans le convoi est complet.
Dans la journée du 29, le train contourne Paris, par Juvisy.
Pour la seconde fois, la nuit descend dans nos compartiments ; la fatigue a vaincu les plus agités et le sommeil l’emporte sur la curiosité.
Subitement le train s’est arrêté, des cris nous réveillent. On est arrivé. Péniblement les jeunes soldats se traînent sur le quai où les sous-officiers rassemblent les sections, cependant qu’à l’horizon une légère clarté apparaît. Pas de village, une petite gare. Je lis : « Chaumont-en-Vexin ».
Nous serions au Nord-Ouest de Paris, dans l’ Oise.
Colonne par quatre, la troupe s’étire sur une route. Marche lente et silencieuse. Il y a un peu d’émotion en chacun de nous.
Où nous mène-t-on ? Le front est-il loin ? Un bruit sourd sonorise l’horizon nord. Ce premier bruit de guerre nous émeut. Dans l’ombre, nous serrons les rangs.
À gauche, à droite, les champs paraissent ravinés, bouleversés. Sommes-nous déjà en plein champ de bataille ? Nos regards obliques décèlent des formes imprécises, silhouettes impressionnantes qui se profilent sur le bas-côté de la route.
Une odeur lourde monte des fossés, instinctivement nous accélérons le pas avec émotion.
Pourquoi, sans ménagement, nous jeter ainsi en plein champ de bataille ?
À 4 heures du matin, la colonne atteint un village. Personne. Pas âme qui vive.

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Des trous dans les murs, des trous partout. Et dans des granges nous nous sommes affalés, muets et harassés pour le plus lourd des sommeils. Le soleil de midi nous a réveillé. D’un bond nous sommes dehors. Stupeur ! Devant nos yeux, sous un soleil doré, un paysage admirable s’étend à l’infini ; le plus beau pays de culture et de paix. Verdure, fraîcheur, champ à perte de vue couvert de bottes de blés ━ les morts de la nuit. Nous sommes dans un paisible village de l’Oise où l’habitant nous accueille en souriant.
Nous rions de notre frayeur collective et respirons plus à l’aise. La guerre n’est pas pour aujourd’hui. Nous sommes à 60 kilomètres du front en bataillon d’instruction avec des camarades du 138e R. I.
Le bataillon est resté dans cette région jusqu’au 12 novembre, pour une instruction très poussée, puis il a été transporté par camions à Dammartin-en-Goële, dans la Marne.

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Le dimanche 27 novembre, je pars avec un détachement de renfort pour le 128e R. I.
Ce régiment, d’origine Picarde, est engagé dans la bataille de la Somme.
Dans un village boueux, près de Montdidier, nous arrivons une quarantaine de jeunes de la classe 17 au Dépôt divisionnaire de la 3e D. I.
Premier contact avec des unités du front. Le régiment est en ligne. Nous formons un dépôt mobile qui alimente en hommes cette unité, à mesure des besoins.

14 décembre 1916. ━ Désigné pour une permission, je rejoins La Réole, où je passe 7 jours dans l’affection émue des miens.

C’est ma première permission de la zone des Armées. C’est pour moi, un peu de fierté, mais je ne peux encore parler de combat, comme mes aînés.

24 décembre. ━ Je quitte La Réole un jour plus tôt pour embrasser mon frère Paul, hospitalisé à Royan à la suite d’une grave blessure.

Je manque la correspondance à Bordeaux. Il est tôt, 6 heures du matin, aussi je retourne à La Réole terminer cette journée chez mes parents.
Ces quelques heures inespérées sont rapidement passées et à 4 h. 50 du soir départ définitif.
Séparation pénible sous les regards humides d’êtres chers.
Nuit de Noël dans le train de permissionnaires. Train de retour, nuit bien triste. Dans le compartiment sont entassés, fantassins, cavaliers, artilleurs, originaires du Sud-Ouest.
À Orléans, je change de convoi et débarque vers 7 heures du soir, le 25 décembre, à

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Saint-Just-en-Chaussée.
Cohue à la gare d’arrivée. La masse des permissionnaires s’achemine vers les guichets de contrôle où chaque feuille est tamponnée.
J’aurai 15 kilomètres à faire pour rejoindre le Dépôt Divisionnaire ━ le D. D. comme l’on dit chez les Poilus ━ et mon voyage sera terminé.
Au guichet, le tampon indique une nouvelle destination. Nous ne sommes plus à Camprémy, mais à Marcelcave. Ce dernier village est à l’est d’Amiens, la division s’est donc déplacée vers le Nord.
Dès le premier train j’embarque pour Amiens.
Les camarades permissionnaires de la 3e D.I. envahissent les compartiments. Ce sont des soldats des 4 régiments frères : le 128e R. I., le 272e R. I., le 51e R. I. et le 87e R. I.
Conversations animées sur les futures opérations et les chances d’un grand repos. Cette longue et terrible bataille de la Somme faîte dans des conditions climatiques abominables a fatigué le moral du soldat.

26 décembre. ━ À 2 heures du matin, le train nous débarque à Marcelcave.

Nuit froide et pluvieuse. Tout est dans l’ombre, on est à 25 km. du front. À l’est, les lueurs de la bataille.
On a pu se parquer dans des baraquements, pour attendre le jour et gagner quelques heures de sommeil. La capote nous abrite du froid et les pieds débarrassés des godillots boueux s’enfoncent dans une paille poussiéreuse où grouille la vermine habituelle.

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A la lueur d’une bougie, des groupes de permissionnaires ont joué aux cartes toute la nuit en buvant à pleins bidons le pinard de chez eux. Le froid m’a réveillé avant le jour et après un coup de jus à la cantine, nous prenons un train pour Amiens. Sur les quais, un baril de vin et un énorme fromage de gruyère large comme une roue de wagon, sont enlevés, hissés, et disparaissent dans un compartiment.
J’ai pu déjeuner à Amiens dans un bistrot près de la gare pour 45 sous. Cependant le vin est ici à 2 francs le litre. Le civil exagère.
La cathédrale garantie contre les bombardementsVisite de la ville et de sa splendide cathédrale. Les portiques monumentaux sont protégés par les murailles de sacs à terre. Dans les rues d’innombrables soldats anglais.
L’après-midi, les renseignements nous signalent la présence de la D. I. à Thésis, petite ville au sud-est d’Amiens.
À 6 heures du soir, sommes à Thésis.
Pas trace de la D. I., seul le 272e R. I. s’y trouve. Le colonel de ce régiment nous signe nos permissions ; nous marquons notre volonté de retrouver nos régiments. Un poilu, errant comme nous, proteste ; il n’a plus d’argent et il a faim. On calme sa faim mais pas sa colère.

27 décembre. ━ Voici le troisième jour que je cours après mon régiment. À 4 heures du matin un train nous ramène à Amiens.

Ici nous ne trouvons aucun renseignement sur nos unité. Ce manège commence à devenir énervant et nos derniers sous disparaissent.
Avec quelques camarades je m’adresse à la charité de la Croix-Rouge de la gare. Nous y sommes reçus avec un empressement qui nous émeut. Déjeuner copieux, et les dames de la Croix-Rouge nous installent dans le salon de lecture jusqu’au soir. Le commissaire de gare nous a repérés et pour se débarrasser de nous, nous expédie par le premier train à Saint-Just-en-Chaussée.
On passe la nuit dans des baraques sordides et pouilleuses.

28 décembre. ━ Au réveil, les renseignements sont encore muets.

C’est à croire que la 3e Division d’Infanterie a disparu. Complètement désemparés, nous passons la journée à errer dans ce camp boueux où le va-et-vient permanent des foules de permissionnaires donne l’impression d’un immense champ de foire.

Je tire d’embarras trois tirailleurs algériens et un spahi de Bou-Saada (mon village natal). Ces pauvres bougres ignorent notre langue, ils se déplacent grâce a une fiche épinglée sur leur capote, a la manière de colis de marchandises.
Enfin ! Dans la matinée, un homme appelle les permissionnaires de la 3e D. I. On va nous informer.
À 11 heures, un train emporte tous les hommes du 2e Corps. Destination : Is-sur-Tille dans la Côte-d’Or.
À 4 heures du matin, le convoi passe au Bourget et file à, travers la Marne et l’Aube.
À chaque gare on assiste à des scènes burlesques. Des poilus énervés s’amusent au détriment du personnel des gares. À Troyes, les employés montent la garde auprès des marchandises deposées sur les quais. Coups de sifflets, hurlements, saisies de casquettes. Les chefs de gare ne paraissent plus. Le chant du chef de gare retentit à chaque départ.

30 décembre. ━ À 4 heures du matin, le train rentre dans la gare de Langres.

On va nous diriger sur Toul où se trouverait la D. I. Au départ, scène pittoresque : le chef de gare poursuit un poilu qui lui a enlevé sa casquette. Le train s’ébranle sous des acclamations, tandis que la casquette sombre et dorée est agitée triomphalement à une portière.
Après Neufchâteau, Toul est atteint avant midi. Ici on ignore la 3° D. I.
Cette fois-ci c’en est trop. Des centaines d’hommes hurlent dans la gare. Tempêtes de cris, vociférations. Au bureau du commissaire la foule bleue horizon pénètre :
━ Est-ce qu’on se fout de nous ?
━ Qu’on nous renvoie chez nous si on a plus besoin de nous !
━ On la crève ! On n’a plus rien à becqueter !
Un poilu ne veut plus sortir du bureau :

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━ Je n’ai plus un rond et j’avais plusieurs tunes. J’ peux plus brifer et j’ai la dent !
Pour s’en débarrasser, le commissaire lui donne 10 francs et à plusieurs nous le suivons vers le premier caboulot.
De retour à la gare, on nous annonce qu’un train militaire allait passer vers 3 heures. À l’heure dite le train rentre en gare et c’est le 128e R.I. qu’il transporte. Je saute dans le wagon de ma section. C’est le sixième jour de pérégrinations.
Le soir même nous arrivons à Maron, petit village situé sur la rive rocheuse et encaissée de la Moselle entre Toul et Pont-Saint-Vincent. À 4 km. toute la D. I., occupe le camp du Bois l’Évêque, sur le plateau qui domine la rive droite du fleuve.

31 décembre. ━ Fin de l’année. Cet événement se passe sans histoires.

La région est pittoresque et d’un caractère sauvage. Des hauteurs qui surplombent le fleuve, de nombreuses sources versent en cascades leurs eaux ferrugineuses. Elles vont en bondissant, étouffer leurs bouillonnements dans les eaux rapides et sombres de la Moselle. Vers l’Est, en suivant les eaux, on distingue les localités de Neuves-Maisons et de Pont-Saint-Vincent ou s’élèvent les tours noires des hauts fourneaux. Des fumées épaisses vont se fondre vers la crête dominante que couronne un fort de la ceinture de Toul.
On s’est installé dans des granges avec le concours empressé de la population. Quelle différence avec les gens de la Somme !
Ici affabilité, là-bas indifférence.
Ma section occupe la grange d’une petite ferme sur la route de Neuves-Maisons.
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