LDE carnet de route p.18 1917
━ Ah ! les vaques ! les faire attaquer sans préparation d’artillerie !
D’une secousse, le véhicule a franchi le fossé de la route et nous voici sur main droite sur une grande prairie.
Grâce à la lueur des fusées, on distingue une ligne sombre qui s’avance. Les corvées de soupe sont présentes au rendez-vous.
━ Par ici la 2e et la 3e.
━ Par ici la C. M. 1.
━ Faites pas de’pétard Vingt D... !
━ Ah c’est vous, mon lieutenant, c’est moi, Poteau, votre ordonnance.
Un homme s’avance suivi par un groupe compact. C’est la corvée de soupe de la 2e Cie.
━ Allez en vitesse, les gars, annonce le cabot d’ordinaire. Avancez au pinard ! Toi, sers le jus.
Des bidons tintent et se tendent.
━ Un, deux, trois... six. t’as ton compte, à un autre.
━ Ah ! alors !... s’écrie l’homme de corvée, on est sept à l’escouade.
━ J’ te dis que vous êtes six, rétorque le cabot.
━ On a un homme de renfort depuis hier.
━ Je m’en fou, c’est pas porté sur mon compte.
Un second poilu s’avance et reçoit la part de son escouade et successivement.
D’un sac, des boules de pain roulent à terre et chacun ramasse sa part. Le ravitaillement passe ainsi aux mains des hommes de corvée et l’opération ne traîne pas.
Voici le tour de la 3e Compagnie. Le nouvelle de l’anéantissement de leur roulante a jeté une véritable consternation parmi les corvées de cette unité. Ce n’est certes pas les cuistots, ni le matériel qu’on regrette, mais le ravitaillement.
━ On va tout de même vous foutre de la bectance, s’écrie généreusement notre cabot d’ordinaire mais ça vous fatiguera pas le gésier.
En quelques minutes la distribution est bâclée.
━ Ah ! vingt D. ! C’est les copains qui vont en faire une gueule !
━ En route le nouveau ! On passe par la route 44.
Et Poteau me tire par la manche, pour le suivre. Poteau marche en tête ; il est bosselé de bidons et de boules de pain. Chargé de mon matériel j’emboîte le pas derrière lui.
La corvée s’engage sur la route 44 dont le lacet blanc s’oriente vers les lignes.
Un spectacle étrange apparaît sous la lueur métallique des fusées. Des moignons d’arbres jalonnent çà et là la route crevassée. Ici plus de convois, la route n’est accessible qu’aux piétons. Quelques obus passent en sifflant au-dessus de nous. La terre sous la lumière argentée présente un aspect sinistre.
L’homme qui me précède oblique à gauche de la route et disparaît dans un trou. Nous voici dans un boyau profond, fortement étayé. Nous passons devant de petites cavités s’enfonçant profondément. On distingue vers le fond de pâles lueurs. C’est le P.C. du colonel et le poste de secours. Quelques soldats nous croisent.
Le boyau débouche sur le bord du canal. Au pas accéléré la corvée engage sur une passerelle. C’est paraît-il le passage le plus dangereux. L’ennemi fréquemment y concentre le feu de son artillerie. Pour nous tout se passe bien, mais cette passerelle me paraît bien longue. Après le canal ce sont les marais, soit plus de 100 mètres sur l’eau bourbeuse où s’enlisent chaque jour les malheureux lorsque une passerelle est pulvérisée par un obus.
Quelques obus explosent près de nous en souffles vibrants. Près, même très près de nous, les fusées s’élèvent rapides en paraboles lumineuses. Le boyau n’est plus qu’un sentier creux.
━ Ça sclingue dur ! murmure quelqu’un.
Une pénétrante odeur de cadavres empoisonne ces lieux.
Lentement et courbés nous traversons une zone découverte.
Cette odeur repoussante de chair pourrie, ces ombres allongées qu’un regard furtif peut déceler sur la plaine, ces puissantes explosions qui projettent l’acier meurtrier en vous coupant la respiration produisent en moi une émotion profonde. Mes nerfs vont-ils s’habituer à cette tension permanente ? Serais-je aussi impavide que ces vieux : soldats qui font mon admiration ?