LDE carnet de route p.17 1917
━ Tu vois les lignes là-bas, elles passent juste devant le fort de Brimont, ce monticule où tombent les gros noirs. Cette ligne de poteaux, ce sont les arbres qui bordent le canal et derrière il y a les marais et les premières lignes.
Le copain connaît le secteur :
━ C’est là-bas devant ce bois que tu vois dans la direction de mon doigt, que nous allons.
Voici pour la première fois devant moi, un de ces paysages où depuis deux ans, la mort et le déchaînement du monde accomplissent leur terrible besogne. Il n’y a pas trois ans, la vie en ces lieux connaissait la joie et la paix, aujourd’hui dans cette poussière de soufre, la terre morte crie sa douleur. L’homme l’assassine à coups de fer et de feux.
Le soleil couchant projette du violet sombre sur la nappe de fumée qui rase le sol. À nos pieds, les ruines chaotiques d’Hermonville s’enlisent lentement dans les premières ombres du crépuscule.
À l’horizon, le fort de Brimont gémit sous la fumée noire qui le couronne.
━ Hé ! là-bas ! hé ! descendez, N. de D., descendez !
━ Vous allez nous faire repérer.
Un cailloux ricoche sur la muraille. Les camarades groupés dans le petit col qui franchit la colline, nous appellent à grands cris. Ils sont très excités contre nous.
━ Tas d’andouilles, vous verrez ça de plus près ce soir.
━ T’auras qu’à monter sur le parapet si tu veux voir la guerre, hé, balot !
À 6 heures du soir, près du Village d’Hermonville, dans un bois feuillu, les roulantes sont sous pression. La soupe bouillonne dans les entrailles des monstres de tôle. Les cuistots achèvent fièvreusement les préparatifs de départ. Il s’agit d’apporter aux corvées de soupe en arrière des lignes, le ravitaillement de 150 hommes. Les percots de jus, de rata, de vin, de salade de haricots sont chargés sur l’avant-train avec les boules de pain.
La cuisine roulante proprement dite ne monte pas.
Nous devons suivre le ravitaillement et le repas nous est servi avant le départ ; nous touchons ensuite nos rations de vin, de café et de gnôle.
━ Y’a pas d’ rab ? demande un poilu.
Le cabot d’ordinaire, un Picard gros et rablé, les joues écarlates repousse les hommes qui serrent de près le percot de pinard.
━ Y a même pas le compte pour chacun, la roulante de la 3e a été bouzillée c’ midi par une marmite. J’ai reçu des ordres pour ravitailler à sa place.
━ Et pis qu’ y s’ démerdent à la remplacer la roulante de la 3e. Y’ en a déjà assez à souquer pour une seule compagnie, ajoute un cuistot, celui-là boucher à Lavillette.
En bras de chemise, le visage ruisselant, il passe son bras sur un front tané de fumée et de graisse.
Ces quatre hommes préposés à la cuisine d’une compagnie ont dû préparer dans l’après midi le ravitaillement pour 150 hommes de plus. La roulante voisine a été pulvérisée par un obus de gros calibre. Roulante, percots, bidons, cuistots, tout a disparu sans laisser de traces.
La nuit est descendue. On attelle les chevaux. Le sous-lieutenant Barcelot rassemble le renfort et d’un pas rapide nous partons pour les lignes.
La route est cahotique et poussiéreuse. La voiture oscille et roule dans un bruit de ferraille. La nuit est claire, un peu fraîche et nous marchons bon train. Derrière nous, d’autres voitures suivent. C’est tout le ravitaillement d’un régiment qui monte. Des convois d’artillerie nous précèdent. Un village en ruine : Cauroy, dernières traces d’habitations avant le champ de bataille.
Mes oreilles sont attentives aux premiers obus qui passent en miaulant au-dessus de nos têtes.
Le long des pans de murs qui dressent leurs moignons de pierres, des ombres glissent affairées ; des territoriaux en corvées.
━ Hé l’ cabot ! ça bille dur dans l’ secteur ? demande quelqu’un.
━ A ch’ heure pas trop. Vous arrivez au bon moment. Mais alors du 4 au 10 ça bardo ! La Compagnie y laisso les 3/4 sur l’ carreau. Le Pitaine y est resté aussi.