LDE carnet de route p.15 1917
Jeudi 10 mai. ━ Ordre de se rapprocher des lignes pour y faire des travaux de défense.
J’apprends en même temps que je suis désigné pour une permission.
Vendredi 11 mai. ━ C’est mon quatrième départ en permission.
Rassemblement des partants. On laisse l’équipement en consigne au bureau de la Compagnie et nous quittons Germigny à 4 heures du matin. Le B. C. R., petit train de campagne, nous dépose à Dormans, gare de triage.
À 2 heures de l’après-midi, je suis à la gare du Nord et déjeune à la Croix-Rouge de la rue du Faubourg-Saint-Martin. Va-et-vient permanent des soldats. Beaucoup arrivent du front et parraissent très excités. Les derniers échecs et les durs combats stériles ont échauffé les esprits. Un feu couve dans l’armée.
À Juvisy, je prends le train pour Bordeaux. À Angoulême, jus habituel à 5 heures du matin. Bordeaux à 8 heures et La Réole à 4 heures du soir.
Le 22 mai, je reprends la direction de Paris.
Gare du Nord très houleuse. Les poilus s’agitent sur les quais. On parle de trahison de l’État-Major et de séditions dans l’Armée.
Avec peine le train se met en marche dans un vacarme de cris et de chants séditieux. Cependant l’énervement se calme à mesure qu’on s’éloigne de la capitale. En route, des permissionnaires ont stoppé le train en actionnant les freins.
En pleine campagne on parlemente pour faire descendre les serre-freins occasionnels et le convoi reprend sa route vers Fismes.
Après Fismes, le train allégé semble accélérer sa marche. Bien qu’étoilée, la nuit est sombre. Parfois des flammes rouges jaillissent de chaque côté de la voie. Sous ces lueurs brutales, les choses prennent des formes imprécises. Vers le nord, de petites étoiles aux feux d’argent s’élèvent et semblent rejoindre les constellations célestes. La terre prend une teinte métallique infiniment triste.
Dans le compartiment quelques soldats sommeillent. Ils appartiennent presque tous à la 3e D. I. Alourdies par la trépidante course, rongées par le cafard, les têtes se penchent et oscillant sur les ventres.
━ Savoir si la D. I. est encore en ligne ?
━ Je sais rien, je suis au D. D.
━ Ah t’es pas pour y moisir au D. D. depuis l’attaque du 4 mai, y a des trous a boucher. Ces salauds ! Nous faire attaquer sans préparation d’artillerie ! Y peuvent nous foutre au grand repos. On en a salement marre !
Et d’un coin du compartiment une voix s’élève comme un écho :
━ Y a pause qu’on en a marre !
Depuis Paris c’est le même refrain : trahison, sédition, reddition. Les bruits les plus invraisemblables n’ont cessé d’alimenter les conversations : une armée en révolte marcherait sur Paris, on ferait venir des Annamites pour l’arrêter. Des troupes noires auraient tué des femmes et des enfants qui réclamaient du pain et la paix. Des permissionnaires occuperaient le Palais Bourbon. Mangin, Marchand seraient fusillés. Nivelle se serait suicidé. Clemenceau serait en fuite, etc.
La crédulité du soldat démoralisé n’a plus de limites. Tous ces « tuyaux » colportés de compartiment à compartiment, de wagon à wagon finissent par produire un réel énervement.
Muizon, 11 heures du soir, point terminus. Des flancs du convoi s’échappe un troupeau humain. Silencieux il gagne lentement l’entrée du camp. Un coup de tampon au guichet et je suis fixé. La D. I. est encore en lignes. Je dois rejoindre Germigny. Des groupes de permissionnaires s’interpellent et bientôt tout se fond dans la nuit.
━ Dépôt divisionnaire 3e D. I. Germigny ?
Un territorial m’indique la direction à prendre et sur une route caillouteuse j’allonge un pas rapide. Avec moi je ramène un paquet destiné à un Réolais, ancien camarade de l’École libre, Haribey 2e Cie.
Derrière moi une voix m’interpelle :